Jonas poussa un cri de rage et de douleur, laissant échapper son arme ; son épaule gauche se teintait déjà de rouge. Transportée en arrière par le recul, Hadria se rattrapa de justesse et demeura les bras tendus, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, à demi paralysée par la surprise et le choc.
Profitant de la diversion, Ashley s’était porté vers Ralestone, assénant à l’homme un direct du droit digne d’une compétition de boxe anglaise. Déséquilibré, l’aristocrate tomba à terre et ne put l’empêcher de filer vers sa partenaire, qu’il saisit par le bras :
« Mair ? souffla-t-il en arrivant à sa hauteur.
— Le comte est auprès d’elle… bafouilla-t-elle.
— C’est parfait. Venez ! »
Avant que leurs deux adversaires ne puissent se reprendre, il poussa la jeune femme vers l’allée qui donnait dans la clairière, bousculant au passage Jonas qui tenait sa main étroitement plaquée sur sa blessure, sans parvenir à retenir le sang. L’ésotéricien ramassa d’un geste rapide l’arme qu’il avait lâchée et rejoignit en quelques foulées Hadria, qu'il entraîna de nouveau vers l'orée de la forêt souterraine. Le comte les y attendait toujours et les vit paraître avec un intense soulagement.
Ashley s’avança aussitôt vers Mair et la releva avec douceur pour la guider vers la sortie. Une fois que le petit groupe eut quitté la vaste salle et regagné le couloir, Alexandre referma la lourde porte derrière eux.
« Pensez-vous pouvoir verrouiller de nouveau la serrure ? » demanda le normaliste à son complice.
L’aristocrate français opina :
« Je vais faire ce que je peux, même si dans ce style d’occasion, je regrette l’absence de mon partenaire habituel.
— Votre partenaire ? répéta Hadria, plus pour distraire ses pensées de tout ce qu’elle venait de vivre que par pure curiosité.
— C’est… disons, un voleur d’exception, même s’il se fâche quand on le lui dit… et pourtant… »
Ses yeux pétillaient d’amusement dans la pénombre, que la lanterne encore filtrée par le foulard d’Ashley dissipait à peine.
« Pouvez-vous me donner un peu de lumière, je vous prie ? demanda aimablement d’Harmont qui avait tiré de sa poche intérieure son propre matériel de crochetage.
Obligeamment, la jeune femme saisit la lanterne qu’elle dévoila pour la maintenir à la hauteur de la serrure.
« C’est mieux, merci ! Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient… »
Comme pour confirmer ses dires, il tira de sa poche une paire de lorgnons qu’il chaussa avant de reprendre sa tâche. Heureusement pour eux, leurs adversaires ne s’étaient toujours pas manifestés, mais ils devaient faire vite. Les secondes semblaient défiler deux ou trois fois plus rapidement ; Hadria commençait à ressentir tout le poids de l’appréhension. Elle n’osait quitter le Français des yeux, comme si elle pouvait accélérer ses gestes de son seul regard.
Enfin, le déclic tant attendu retentit. Son soupir de soulagement se mêla à celui du Français.
« Hum, heureusement que mon partenaire ne se trouve pas ici… Il ne se serait pas privé de me brocarder sur ma lenteur… »
Il rangea soigneusement son matériel et tira un grand mouchoir brodé pour se tamponner le front. À peine l'avait-il remis dans sa poche que des coups violents retentirent à la porte, comme si quelqu’un essayait de la défoncer. Hadria frémit légèrement ; elle se tourna vers Ashley, qui tenait toujours entre ses bras une Mair plus morte que vive. Étrangement, elle se sentit un peu irritée de cette promiscuité… ce qui était ridicule ! Elle n’avait aucune raison d’éprouver ce sentiment, le normaliste n’était que son partenaire. Et ce n’était pas comme si la malheureuse pouvait séduire quelqu'un dans son état. Mais Hadria ne pouvait que constater la proximité qu’ils avaient établie.
Peut-être était-ce ce qui la troublait : elle découvrait une part d’Ashley qui lui était restée cachée. Après avoir entendu ses échanges avec Ralestone et diverses remarques lors de la réception, elle avait réalisé que le normaliste eurasien était très loin de lui avoir tout dit de lui-même…
« Nous allons remonter, déclara Ashley subitement. Nous serons plus en sécurité hors de ce sous-sol. Standish pourra nous prêter renfort. »
Hadria grimaça légèrement : elle n’avait pas spécialement envie de retrouver l’agent britannique, mais elle comprenait la logique de son partenaire.
« Venez, nous n’avons pas de temps à perdre ! »
Le petit groupe s’engagea dans les couloirs souterrains, aussi vite qu’il leur était possible compte tenu des circonstances. Hadria avait pris la tête, la lanterne dans une main, le pistolet dans l’autre ; elle était elle-même surprise de servir d’éclaireur, mais elle était bien décidée à ne laisser personne se mettre en travers de son chemin. Derrière elle, tenant toujours Mair entre ses bras, Ashley avançait comme un somnambule, envahi par ses introspections. Enfin, le comte d’Harmont fermait la marche, sa canne-épée dégainée. Mais cette fois, la chance semblait de leur côté ; les poursuivants potentiels ne parvinrent pas à briser le battant avant qu’ils n’arrivent aux escaliers qui montaient vers le rez-de-chaussée de château.
Devant eux, ne se dressait plus que la porte de la cave ; Ashley passa la clef Hadria, qui la déverrouilla ; mais au moment où elle allait l’ouvrir, son partenaire l’arrêta d’un geste de la main.
« Attendez… Nous ne pouvons ainsi exposer Mair à la lumière ! Elle a passé huit années dans la pénombre, ses yeux seraient brûlés… Donnez-moi mon foulard ! »
Elle le dénoua de la lanterne et le lui passa ; l'ésotéricien déposa avec soin la jeune fille contre le mur, en évitant de blesser ses moignons d’ailes, puis entreprit de lui bander les yeux. La jeune fille se laissa faire, comme si elle n’avait été qu’une poupée privée de volonté propre. Ashley prit la veste qu’il avait abandonnée devant l'entrée de la forêt souterraine et la drapa autour de ses épaules, en rabattant les rayons atrophiés contre son dos pour les dissimuler au mieux. Avant de la soulever de nouveau dans ses bras, il tira de sa poche ses verres fumés. Hadria se sentit étrangement mal à l’aise en le voyant faire.
Elle repensa à son étrange besoin de lumière, quand bien même elle le blessait… À sa façon se remplir l’espace autour de lui, de créer de véritables murailles à partir de ses livres. À ses yeux si fragiles, comme s’ils n’avaient jamais été habitués à contempler la lumière. À la colère qu’il avait manifestée face au sort de Mair… Il semblait personnellement impliqué.
La jeune femme déglutit péniblement : c’était peu vraisemblable. S’il avait connu une expérience similaire, comment pouvait-il être l’homme qu’il était ? Aussi érudit et éduqué ? Et même si ses capacités sociales laissaient à désirer, elle ne pouvait une seconde imaginer qu’il avait pu vivre dans de telles conditions. Sa santé, physique et mentale, en aurait été irrémédiablement altérée.
Elle secoua la tête, chassant ces pensées de son esprit. Elle n’avait pas le loisir ni l’énergie de se pencher sur ces questions… Peut-être les éclaircissements viendraient-ils d'eux-mêmes, avec le temps…
« Allons-y ! »
Silencieusement, les quatre fugitifs regagnèrent le couloir et la lumière du jour.
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