Tout en écartant les longs rameaux pendant pour leur ménager un passage, Hadria se demanda pourquoi Ashley prenait autant de précautions. S'il comptait vérifier qu'ils avaient le champ libre pour fuir, pourquoi ne les avait-il pas précédés ? Elle avait beau rester à l'écoute, aucun bruit ne lui indiquait qu'il était en train de les suivre.
Elle avait entraîné la jeune fille vers un sentier étroit qui ouvrait sur le côté droit du trône, plutôt que vers le chemin par lequel ils étaient arrivés. Bien que plus discret, il était difficile à pratiquer ; les embryons d’ailes de Mair se prenaient dans les frondaisons quasiment à chaque pas. Hadria espéra que la malheureuse, qui la suivait comme une somnambule, ne souffrait pas.
Soudain, elle sentit le corps de la jeune fille se raidir contre le sien, tandis que son souffle devenait heurté et haché. Surprise, Hadria s’arrêta dans sa progression. Elle décida de se fier à l'instinct de Mair et l'attira au milieu d’un berceau de tiges souples portant de longues feuilles presque argentées, dont elle ignorait le nom – la botanique n’avait jamais été son point fort. Osant à peine respirer, elle s’accroupit et fit signe à la jeune fille d'en faire de même.
Ashley avait donc vu juste… Et une fois encore, elle restait en arrière, à s’inquiéter pour lui ! Machinalement, elle affleura le pistolet qu’elle avait glissé à sa ceinture, en espérant ne pas avoir à s’en servir.
Quand une voix s’éleva, elle n’eut aucun mal à reconnaître son timbre méprisant :
“Mister John-Liang Ashley. Pourquoi ne suis-je pas surpris de trouver ici le petit fouineur que vous êtes ? J’aurais dû dès le début me méfier de votre fourberie orientale…
— Ma fourberie, comme vous le dites, n’est rien à côté de votre cruauté. Ce que vous avez fait à cette jeune fille est impardonnable. Et je doute qu’elle soit la première…
— En effet, admit sans état d’âme Lord Ralestone. Elle n’est pas la première, mais elle est la seule à avoir aussi bien réagi à l’altération créative. Probablement parce que sa famille s’est alliée par le passé à des représentants du peuple féerique… Je ne fais que lui donner l’apparence qu’elle aurait dû porter, si son sang n’avait été autant dilué…
— Vous savez comme moi que l’interfécondité entre les humains et le peuple féerique n’a jamais été prouvée !
— Le peuple féerique possède d’autres moyens de marquer des mortels de leur empreinte que la procréation animale… Il existe certains accouplements de l’énergie dont l’effet s’approche d’un métissage. McFarlane a été formel !
Ainsi, le « docteur féérique » se révélait lui aussi mêlé à cette conspiration ! Hadria s’en sentit attristée ; elle l’avait trouvé rustre, mais pas désagréable. Elle espéra qu'Ashley ne s’était pas trompé et que ses alliés étaient dignes de confiance. ; surtout d’Harmont, pour lequel elle éprouvait en réelle sympathie.
« Et cela justifie de la garder depuis huit ans sous la terre, sans possibilité de se déplacer plus loin que le pourtour de sa chaise ? Je suppose que les courants telluriques assurent en partie sa survie et qu’elle n’est même plus capable de consommer des aliments solides ?
— C’est en effet l’une des conséquences… Mais qu’importe ! Les fées se nourrissent de nectar, d’ambroisie… Je lui fais régulièrement livrer des décoctions préparées avec le plus grand soin ! Vous ne réalisez donc pas qu’elle est destinée à devenir quelque chose de bien plus évolué, de bien plus subtil que les animaux que nous sommes ?
— Je trouve triste que vous soyez incapable de percevoir la profondeur des humains, quand on leur montre la bonne voie.
— Et sentencieux, qui plus est ? Si j’étais vous, Ashley, je resterais discret… Après tout, vous n’êtes qu’une disgrâce pour votre lignée ! Une disgrâce qui a été longtemps dissimulée. Même si en ce qui me concerne, je trouverais intéressant d’étudier un peu plus votre nature ! Vous n’êtes pas exactement ordinaire, déjà par votre naissance... »
Hadria sentit sa gorge se serrer : que voulait bien dire Ralestone ? Ashley était certes singulier, mais tout ce qu’il y avait de plus humain. Et en quelle manière était-il une disgrâce pour sa famille ? Ralestone cherchait-il à semer la graine vénéneuse du doute dans l’esprit de son partenaire ?
Peut-être évoquait-il juste son sang mêlé ; nombreux restaient ceux, aussi bien du côté britannique que du côté chinois, qui voyaient d’un mauvais œil ce type de métissage. Mais rien n'était moins sûr.
La tête enfouie entre ses bras, Mair gémit doucement. Hadria lui caressa les cheveux, tentant de la calmer ; le son de la voix de Ralestone la terrorisait au plus haut point. La jeune femme refusait de penser aux implications que sa réaction suggérait.
« Vous allez chercher bien trop loin, remarqua Ashley. Je ne sais ce que vous avez pu entendre ou comprendre, ou si vous prêchez le faux pour savoir le vrai, mais mes dons sont héréditaires et aucunement liés, visiblement, à une quelconque manipulation. Il se trouve que j’ai choisi de les cultiver et d’en faire usage. Mais c’est une décision qui a entièrement été laissée à mon propre jugement.
— Et ça ne vous a pas mené bien loin, si vous voulez mon avis. Vous manquez singulièrement d’ambition. Un jeune homme de votre talent et de vos capacités devrait avoir une autre vision que de servir de justicier à la petite semaine pour une bande d’illuminés aux vues étroites.
— Et que me proposeriez-vous de si prestigieux, milord ? »
Ralestone marqua une pause… Son pas se fit de nouveau entendre, comme il se rapprochait d’Ashley. Mais il n’était pas seul ; au moins deux autres personnes venaient derrière lui, sans doute des hommes de main – et selon toute probabilité, armés. Ashley n’avait aucune chance de s’en sortir. Et elle non plus, par la même occasion.
Hadria serra Mair plus fort contre elle, la laissant blottir son visage au creux de son cou ; elle frémit en effleurant les nervures incomplètes de ses ailes. Elle espérait de tout cœur que ces horreurs se résorberaient – ou qu’on pourrait les amputer sans trop de dommage pour le reste du corps de la jeune fille.
« En ce qui me concerne, il ne me tente aucunement de m’associer avec un groupe de personnes qui pratiquent des expériences aussi cruelles et amorales ! Entre vos mains, cette théorie judicieuse, qui aurait dû rester du domaine de l’observation, s’est transformée en ignominie totale. Aucune vie ne mérite d’être sacrifiée pour assouvir vos fantasmes. »
Le lord poussa un soupir audible :
« Voilà comment un esprit savant et des talents d’exception vont être éradiqués de ce monde. Ou peut-être pas… »
Il marqua un temps de réflexion :
« Je pense avoir mieux à faire avec vous que juste vous supprimer. Vous parvenez à vous fondre dans les flux de pouvoir de façon remarquable, au point que je n’ai même pas perçu votre arrivée… Oui, je peux le faire… et c’est un don utile, même si je ne sais pas les manipuler ! Un mage tel que vous devrait les perturber par sa simple présence ! Car même si vous le cachez, c’est ce que vous êtes, si je ne me trompe ? Comment êtes-vous parvenu à rendre votre aura aussi discrète ? Est-ce un don de naissance, ou par l’emploi d’une technique particulière ? »
Hadria se sentit aussi curieuse que Ralestone ; elle se doutait bien que son partenaire ne livrerait pas aisément ses secrets. Il était d’une discrétion quasiment maladive sur tout ce qui le concernait personnellement.
« Non, aussi étonnant que ce soit, vous utilisez de façon instinctive des méthodes que même des hommes qui ont le double… voire le triple de votre âge ne maîtrisent qu’au prix d’un entraînement ardu et d’ascèses redoutables ! J’aimerais en savoir plus sur votre passé. Je pense vous garder ici, pour vous étudier tout à loisir. Par contre, je ne promets pas d’être aussi indulgent envers la jeune personne qui vous accompagne. Je l’avais fait enfermer dans sa chambre, où elle serait restée en sécurité, mais elle est parvenue à s’enfuir. Si vous vous tenez ici devant moi et que ma reine n’est nulle part en vue, j’en déduis que vous avez amené un complice avec vous, ou plutôt, une complice ! Si vous me dites dès maintenant où elle se trouve, je pourrais bien me montrer moins sévère envers elle… »
La jeune femme sentit un frisson lui parcourir le dos. Elle avait été bien naïve de croire que sa fuite pourrait passer inaperçue. Elle espéra que Mary n’aurait pas à souffrir de ses actions ; terrifiée par son maître, la domestique n’était pas libre de ses actes.
Elle se renfonça dans le buisson, priant pour que personne ne soupçonne sa présence ni celle de Mair. La jeune fille restait muette, tétanisée de frayeur. La colère qu’Hadria ressentait contre le lord étouffait sa propre peur. Mais elle ne devait pas se faire d’illusions : Ralestone et ses sbires auraient tôt fait de les retrouver, sur un terrain qu’ils connaissaient bien mieux qu’elle.
Peut-être pouvait-elle profiter du fait qu'Ashley retienne le maître des lieux pour tenter de fuir… mais elle craignait trop d'être repéréeer.
« Je ne vois pas de quoi vous voulez parler… répondit le normaliste d’une voix posée… et un peu plus forte qu’à l’accoutumée. Cette jeune personne a été envoyée en ma compagnie pour servir de couverture, rien de plus. Vous perdrez votre temps à chercher en elle autre chose que ce qu’elle paraît être, croyez-moi… »
Hadria décida qu’elle ne pouvait plus attendre. Profitant du discours d’Ashley, elle se redressa, entraînant Mair avec elle ; elle craignit un instant que la jeune fille ne résiste, mais elle la suivit docilement, comprenant sans doute que c’était sa seule opportunité de fuir son tortionnaire. Le bruissement des feuillages froissés et le craquement des branches lui semblaient assourdissants, dans cet endroit tellement habité par tant de silence ; elle espéra qu’on les attribuerait aux animaux qui peuplaient l’étrange forêt souterraine. À travers la lumière verdâtre qui jouait en clair-obscur, il était difficile de retrouver la bonne route ; elle se guida au son de la conversation qui se poursuivait.
« Vous mentez plutôt bien pour un jeune homme si parfaitement éduqué. Mais vous n’êtes pas assez expérimenté dans l’art de discipliner vos attitudes. Même si votre réserve dissimule l’essentiel, vous vous reposez trop sur elle, quand bien même vous ne pouvez vous empêcher de la trahir. Vous vous êtes montré un peu trop attentif à cette personne, d’une façon trop instinctive, pour ne pas travailler étroitement avec elle… »
Il y avait un petit accent ironique dans sa voix, qui déplut profondément à Hadria. Sans doute parce que ce qu'il disait n'était pas inexact… Ils étaient partenaires, après tout. Mais que leur proximité soit si visible pouvait clairement constituer un danger, qu'ils devraient rapidement pallier.
S’ils arrivaient à se sortir de cette situation…
« Maintenant, dites-moi où elle se trouve… ainsi que Mair. Sinon, je devrai demander à Jonas de s’occuper du problème. Il a des manières plus… rustres que les miennes, dirons-nous ! »
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