Devant leurs yeux s’étendait une clairière, délimitée par les mêmes longs rideaux de lierre ; des fleurs sylvestres, jacinthes bleues et pourpres, anémones blanches, ficaires jaunes, primevères, violettes, oxalis, muguets, et d’autres dont elle ne connaissait pas le nom, couvraient le sol d’un tapis aux délicates couleurs. Sur la droite, un ruisseau chantait au milieu de grosses pierres moussues, entre des bouquets de fougères et des touffes d’euphorbes. Des papillons et des libellules évoluaient dans la clarté légèrement plus intense que dans le reste du bois souterrain : en levant le regard, on pouvait déterminer qu’elle venait d’une sphère luminescente plus vaste encore que les autres, suspendue au-dessus de son point central.
Le tout aurait été admirable et d’une parfaite sérénité s’il ne s’y était trouvé ce trône aménagé dans les racines d’un arbre plus large et vénérable que ceux qui l'entouraient : formé par des branches soigneusement ployées, orné de fleurs grimpantes et tapissé de mousse, il était occupé par une créature dont Hadria n’aurait jamais cru possible l’existence : une femme, dont le corps et les membres semblaient aussi fins et élancés que les jeunes troncs environnants, à peine revêtus d’une robe arachnéenne de soie verte aux reflets mordorés…
Sa peau, d’une pâleur nacrée, luisait d'une légère nuance émeraude – mais il était difficile de dire si ce n’était pas un effet de la lumière ambiante. Mais deux choses la rendaient étrangement inhumaine… Dans son visage en forme de cœur s'ouvraient d'immenses yeux en amande dans lesquels la pupille prenait tout l’espace. Ses oreilles étroites s’effilaient en pointe, comme dans les dessins de fées dans les ouvrages pour enfants. Mais plus dérangeants encore, des rayons inégaux surgissaient de son dos, entre lesquels des membranes commençaient à s’étendre. Dans leur état inachevé, elles présentaient quelque chose d’autant plus malsain et effrayant.
Mais cette créature était très loin de posséder l’éclat et la majesté d’une reine des fées… Elle gardait ses bras serrés autour de son corps, le buste voûté et la tête basse. Une chaîne métallique dont l’horreur contrastait avec le cadre idyllique qu’on avait voulu mettre en place entravait sa cheville gauche ; l’anneau avait été capitonné pour éviter de la blesser, mais cela n’adoucissait qu’à peine la condition de la malheureuse.
Quand elle les aperçut, elle se recroquevilla sur elle-même, avec tant de peur dans le regard qu’au-delà de son dégoût et de sa crainte, Hadria se sentit touchée. Une fois passé l'effet de surprise, on percevait mieux sa nature première : celle d’un être humain que l’on avait soumis à un traitement barbare qui avait modifié sa physionomie pour faire d’elle une créature fantasmagorique… ou plutôt, une ébauche de créature fantasmagorique.
Ainsi, l’altération subconsciente n’était pas qu’une théorie, appuyée par une soi-disant corne de licorne. Mais un processus qui fonctionnait réellement, dans certaines conditions établies avec soin… Mais le sujet de l’expérience n’était dans ce cas ni une chèvre ni une jument, mais bel et bien une jeune fille qu’on avait arrachée aux siens.
Hadria invoqua tout le courage qui lui restait pour s’avancer vers la malheureuse créature, les mains tendues.
« Nous ne vous voulons aucun mal… Mair… »
En entendant son nom ; la jeune fille tressaillit et fixa Hadria avec stupeur. Ses yeux semblaient plus grands encore dans son visage altéré.
« Vous êtes bien Mair… n’est-ce pas ? Cela fait huit ans que vous êtes retenues ici, et vous avez seize ans à présent… Votre famille ne vous a pas oubliée, elle vous cherche encore… »
À ces paroles, la jeune fille se recroquevilla sur elle-même, cachant son visage entre ses bras, frissonnant sur ce trône féerique auquel elle était enchaînée.
« Nous sommes ici pour vous aider, Mair. Nous allons vous ramener aux vôtres. Je vous le promets… »
La prisonnière ne répondit pas ; son corps était agité de sanglots silencieux. Ses longs cheveux, jadis presque noirs, d’un vert profond à présent, dissimulaient son expression.
« Mair… »
Hadria s’apprêtait à se rapprocher encore, mais sur une impulsion subite, elle choisit de se tourner vers son partenaire. Le normaliste semblait tendu. Il serrait si fort les poings que ses jointures blanchissaient. Elle l’interrogea du regard, cherchant un indice sur la conduite à tenir face à la prisonnière. Mais Ashley restait subjugué par la scène… mais en même temps, il paraissait étrangement révolté. Elle l’avait rarement vu manifester une telle émotion. Certes, le destin de Mair s'était révélé particulièrement horrible – et elle n’était sans doute pas la première à l’avoir subi, juste la seule à avoir survécu. Mais Ashley devait avoir affronté bien d’autres monstruosités durant sa carrière. Elle se demanda, pour la première fois, depuis combien de temps il travaillait sur le terrain… Six, sept ans ? Était-ce suffisant pour l’endurcir et lui permettre de faire face à quelque chose d’aussi… malsain ? Elle supposait que son cerveau trop intellectuel s’accommodait mal des sentiments violents… Mais cette vision dépassionnée des choses ne constituait-elle pas pour lui une façon de se protéger ?
Elle se détourna et esquissa un pas de plus vers Mair ; cette fois, le normaliste l’arrêta d’un geste de la main.
« Non, attendez… Elle vit depuis huit ans, à peu de chose près, au milieu ces flux. Si on l’en arrachait d’un coup… il n’est pas certain qu’elle survivrait… »
Hadria secoua farouchement la tête :
« Non ! On ne peut pas la laisser là…
— Miss Forbes… Nous savons où elle se trouve à présent. Il vaut mieux aller chercher du renfort. Gladius Irae peut rassembler rapidement une équipe capable de la prendre en charge avec un minimum de danger pour elle. Elle sera en de meilleures mains avec des gens capables de se faire une première idée de son état... »
Il avait baissé la voix, afin d’éviter que Mair l’entende, mais Hadria doutait qu’elle soit consciente de leurs paroles. La jeune prisonnière demeurait prostrée, comme si leur présence l’effrayait. Et c’était naturel : elle n’avait sans doute pas l’habitude de voir des étrangers en ces lieux…
« Ralestone sait que nous sommes là, objecta Hadria. Il ne nous laissera pas partir aussi aisément… à moins que nous parvenions à nous enfuir ! Après notre départ, qu’est-ce qui empêchera son bourreau de l’emmener ailleurs ? Ou même de la faire disparaître plutôt que se le voir arrachée ? »
Les yeux verts d’Ashley se reportèrent sur la malheureuse :
« Vous n’avez pas tort », finit-il par admettre.
Il resta un instant silencieux, avant de déclarer :
« Bien. Je vais réfléchir à un moyen de l’emmener pour la mettre à l’abri. Je sais que ce n’est pas la meilleure solution, mais ce n’est pas comme si nous avions beaucoup d’autres choix… »
Il marqua une pause avant d'ajouter, d'un ton plus décidé :
« Laissez-moi faire. Je pense avoir une solution pour protéger sa vie. »
Hadria le regarda avec curiosité ; elle attendit ses explications, mais il n’en donna aucune. Le normaliste s’approcha de la jeune fille et s’agenouilla devant son fauteuil. Étrangement, au bout de quelques minutes, Mair quitta sa position douloureuse et consentit à examiner son sauveur de ses immenses yeux vert sombre.
« Mair… murmura-t-il d’une voix calme, nous allons quitter cet endroit. Vous devez me faire confiance. Je ferai tout ce qu’il faut pour vous aider à sortir dans les meilleures conditions possible, je vous le promets. »
Il inclina solennellement la tête. La jeune fille baissa de nouveau les yeux, sans pour autant dissimuler son visage cette fois, comme si elle se soumettait à sa volonté. Hadria s’étonna de cette attitude soudaine. Qu’avait-elle perçu chez le normaliste pour accepter sa décision ? Il était certes un personnage singulier… mais au point de s’attirer ainsi la confiance d’une petite paysanne métamorphosée en créature féerique ? Elle trouvait ce fait intrigant.
Ashley tira de sa poche son nécessaire de crochetage et se concentra sur l’anneau de fer autour de la cheville de Mair. Hadria espéra qu’il pouvait s’ouvrir de façon mécanique et qu’il ne serait pas indispensable de faire appel à un forgeron pour en venir à bout… Mais elle avait sous-estimé les ressources de son partenaire. Au bout d'une minute à peine, un déclic caractéristique se fit entendre et l’entrave tomba au sol dans un fracas métallique. La jeune fille l’avait regardé faire comme si elle ne comprenait pas ce qu’il se passait. Hadria se demanda, une fois encore, si Mair pourrait redevenir normale un jour, et si sa famille voudrait bien d’elle, dans cet état. Mais il était sans doute un peu tôt pour penser à tout cela.
Avec douceur, le normaliste aida la prisonnière à se lever. Ses jambes étaient si fines, si fuselées, qu’Hadria s'étonna qu'elles puissent la porter sans se briser. Elle-même n’aurait même osé la toucher de peur de la blesser… mais Ashley semblait trouver instinctivement les mots et les attitudes qui la rassuraient. C’était comme si une compréhension tacite s’était établie entre eux… Une fois encore, la jeune femme s’interrogea sur cet étrange phénomène.
« Je vais vous confier à ma partenaire, reprit-il d’une voix basse, mais claire. Vous allez la suivre derrière le rideau de lierre et y rester pour le moment. Je veux vérifier que le chemin est bien dégagé avant de vous sortir de là… Vous avez bien compris ? »
Seul un faible hochement de tête montra qu’elle avait compris, sinon les mots, au moins l’intention.
« Soutenez-la, miss Forbes. Elle a du mal à se déplacer, après être restée si longtemps cloîtrée dans cet endroit… »
Elle perçut, une fois encore, une minuscule brisure dans sa voix, qui approfondit sa perplexité. Avec précautions, elle saisit le bras de Mair, s’étonnant de la douceur soyeuse de sa peau, et soutint sa démarche trébuchante vers le couvert du rideau végétal.
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