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tome 2, Chapitre 20 « Vers les profondeurs » tome 2, Chapitre 20

Hadria dut se raidir pour ne pas s'effondrer sous l’assaut de sensations plus violentes que jamais, qui menaçait de lui faire perdre toute prise sur la réalité. La jeune femme se sentait transportée dans une forêt profonde, obscure, éclairée par d’étranges lueurs émeraude… elle était prisonnière de liens de fers qui lui permettaient à peine de se lever et de se coucher. Tout son corps lui faisait mal, comme si on ployait ses os comme de minces branches de coudrier… L’image de la reine dans sa gloire semblait envahir tout l’espace, immense, menaçante, inquiétante avec ses yeux fendus où vivait un éclat d’un vert jaunâtre, ses ailes qui s’étendaient dans son dos comme des excroissances monstrueuses, habillées de peau blême qui se déformaient en membranes translucides… L’odeur de terre et d’herbe fit place à des senteurs de décompositions.

« Miss Forbes, tout va bien ? »

Il lui saisit le coude pour la soutenir. Elle secoua la tête, sans trop savoir si elle acquiesçait ou si, au contraire, elle exprimait son malaise. Le contact de son partenaire semblait l’ancrer dans cette réalité… Mais elle ne pouvait lui demander de lui tenir la main durant tout leur trajet vers ce qui se cachait au fin fond de cet antre souterrain.

« Ce que charrient les flux… est vraiment trop fort, murmura-t-elle.

— Peut-être devriez-vous rester ici.

— Non ! coupa-t-elle. Je viens avec vous ! Je suis sans doute plus en sécurité à l’heure qu’il est dans ce souterrain que n’importe où ailleurs.

— Si vous en êtes sûre… »

Il lâcha son bras et retourna vers le couloir pour tirer le corps de l’homme sur le palier, avant de refermer la porte et la verrouiller derrière lui.

« Nous pouvons y aller à présent. Venez, il n’y a pas de temps à perdre. Et si la situation devient insupportable pour vous, vous devez me le dire en toute franchise. Si vous ne le faites pas, cela peut nous mettre tous les deux en danger. »

Son regard était grave ; à la lueur de sa lanterne, elle ne put s’empêcher de profiter de la rare vision de son visage à découvert. Ses yeux ressemblaient à une terre inconnue qu’elle n’apercevait qu'occasionnellement ; elle était toujours aussi surprise de les trouver à la fois si limpides et si mystérieux.

« Je… je le sais, bafouilla-t-elle. Mais je dois vous parler de ce que nous risquons de trouver tout en bas… Je suis certaine que nous sommes venus aux mêmes conclusions et… il y a eu beaucoup de souffrance…

— Je veux bien vous croire, miss Forbes. C’est pour cela que nous ne devons pas tarder à explorer cet endroit. »

Il y avait quelque chose de particulier dans la façon dont il avait prononcé ces mots : une sorte de froide résolution qui ne lui était pas inhabituelle, mais aussi une certaine dureté, comme s’il se préparait à ce qu’il allait trouver. Et étrangement, elle eut le sentiment que cela ne s’annonçait pas plus facile que pour elle. Était-ce la crainte de ce qu’ils découvriraient ? Ashley était déjà un agent confirmé, il devait s’attendre à assister au pire…

Et pourtant, elle avait l’impression qu’il était bien plus nerveux, même, que quand ils avaient affronté Lune Noire…

Malgré tout, il avança sans hésitation vers les profondeurs qui s’ouvraient devant lui. Hadria se tenait un peu en retrait, éclairant leur chemin – sans doute était-il préférable dans un premier temps d’économiser la lampe électrique tubulaire d’Ashley. Elle remarqua que les marches avaient été restaurées quelques années auparavant ; les parties les plus endommagées avaient été découpées et remplacées par de nouveaux blocs de pierre. Les appliques fixées dans le mur pour accueillir des torches ou des lanternes n’avaient pas eu le temps d’acquérir de patine. Elle les observa pensivement : l’endroit où le métal se recourbait pour permettre d’y glisser l’anse de la lampe luisait sous l’effet de l’usure. Il était évident que le lieu était régulièrement parcouru…

Hadria rencontra le regard dévoilé d’Ashley, comprenant que les mêmes réflexions passaient dans son esprit. Elle était toujours surprise de le découvrir si expressif, dès qu’il abandonnait ses verres fumés.

« Avançons », souffla-t-il, sans doute pour dissimuler son trouble.

La jeune femme acquiesça ; elle le suivit avec constance, en dépit de l’effort permanent qu’elle fournissait pour bloquer les flux autour d’elle. C’était comme descendre dans un gouffre aquatique en retenant sa respiration. L’escalier semblait vouloir atteindre les tréfonds de la terre, pour les conduire vers l’enfer… ou, préféra-t-elle penser, vers un étrange monde souterrain, comme dans les histoires de ce Français dont son père aimait tellement lire les oeuvres... Le nom de cet auteur lui échappait, et à l’instant, cela importait peu.

L’air aurait dû se faire frais autour d’eux… pourtant, il devenait de plus en plus chaud et humide, comme dans les serres où l’on conservait les plantes rares et fragiles. En portant une main à son front, elle y découvrit une fine pellicule de sueur. Elle repoussa quelques petites mèches qui s’y étaient collées et se frotta la nuque avec lassitude.

Ashley tendit le bras pour stopper sa progression, avant de se tourner vers elle.

« Aveuglez votre lumière, je voudrais vérifier quelque chose… »

Docilement, elle baissa au maximum le débit de la lampe et la voilà avec le foulard du normaliste. Ils se retrouvèrent plongés dans l’obscurité la plus totale… Ou plutôt, c’est ce qu’avait cru Hadria jusqu’à ce qu’elle aperçoive une étrange lueur verte qui montait du bas des marches.

« Qu’est-ce que c’est ? souffla-t-elle, intriguée.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais puisque vous la voyez aussi, c’est qu’elle possède une origine physique… »

Cette remarque lui remémora la teneur particulière de son don. Elle se demanda une fois encore à quoi pouvait bien ressembler le monde autour de lui, peuplé de créatures et de choses qu’il était le seul à voir ou à percevoir sous leur véritable forme. Sans doute était-ce normal pour lui qui devait posséder ce talent depuis l’enfance… bien plus que la « réalité » où elle-même évoluait.

« Dévoilez la lampe, mais gardez-la assourdie et tenez-vous prête si besoin à la dissimuler. »

Habituellement, elle appréciait assez peu d’être commandée, mais elle avait confiance en son expérience et son bon sens. Compte tenu de la situation, elle pouvait difficilement prendre des initiatives.

La chaleur et les senteurs végétales devenaient de plus en plus entêtantes… S’y mêlaient des crissements d’insectes et des petits cris d’animaux. C’était de plus en plus étrange… Allaient-ils vraiment déboucher sur un continent souterrain ? Ou bien toute autre chose ?

Ils arrivèrent enfin devant une porte de bois rongée par le temps ; le chêne sombre brillait d’humidité. Une chaleur moite se répandait dans la section de couloir, plus intense encore que précédemment. Par les interstices, la lueur verdâtre était clairement visible. Les senteurs forestières étaient devenues entêtantes ; tout comme les rumeurs qui leur parvenaient de derrière le battant.

« Je vais passer le premier, lui souffla Ashley. Je vais vérifier si la porte est verrouillée et crocheter la serrure si besoin. Dès qu’elle sera ouverte, baissez l’intensité de votre lanterne au maximum et laissez-la à côté de la porte pour éviter qu’elle vous encombre. A priori, vous ne devriez pas en avoir besoin. Si nous en avons besoin, j’utiliserai plutôt ma lampe électrique. »

Elle acquiesça en silence, sans vraiment réaliser qu’il ne la regardait pas. Qu’il passe le premier était logique : rien ne lui échappait, y compris ce qui n’était pas visible pour la plupart des humains. La jeune femme prit soin de l’éclairer tandis qu’il s’attaquait à la serrure, qui lui sembla bien neuve pour une porte aussi ancienne, comme si elle avait été changée quelques années auparavant. La lueur de la flamme se reflétait sur son visage lisse ; son expression concentrée faisait d’autant plus ressortir les traits ciselés.

Après quelques tentatives, il se redressa avec un soupir et ôta sa veste, afin d’être plus libre dans ses mouvements et moins affecté par la chaleur ambiante. Il la retourna, la plia soigneusement et la déposa sur le sol, à l’endroit où il semblait le plus net, avant de retrousser ses manches au-dessus du coude. Hadria détourna les yeux : même si elle n’était pas indifférente au charme de cette tenue un peu plus négligée, elle ressentait toujours un pincement au cœur quand elle apercevait les cicatrices qui marquaient son bras. Elle espéra qu’une fois encore, il ne se mettrait pas en danger pour elle. Ni pour personne d’autre…

Enfin, le mécanisme céda. Hadria tourna la molette de la lampe à pétrole pour en réduire la flamme et la déposa sur le sol, avant de la couvrir avec le foulard d’Ashley. La subtile fragrance qu’il dégagea, bien que très légère, l’apaisa, lui faisant un moment oublier cette atmosphère étouffante, presque toxique.

Après avoir jeté un regard tout autour de lui, Ashley poussa le battant, qui pivota sans le moindre grincement sur des gonds parfaitement huilés. Aussitôt, la lueur verte se répandit dans le corridor souterrain, assez douce pour ne pas agresser leur vision habituée à la pénombre. Les yeux écarquillés par la stupeur, la jeune femme suivit son partenaire dans un lieu dont elle n’aurait pas imaginé l’existence, même dans ses rêves les plus fous…


Texte publié par Beatrix, 19 janvier 2018 à 00h58
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