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tome 2, Chapitre 17 « La Reine des Fées » tome 2, Chapitre 17

Ralstone se leva lentement et marcha jusqu’à l'estrade, appuyant sa main sur l’épaule de son invité :

« Merci, mon ami, pour votre magnifique démonstration. Vous avez été remarquable. »

Il fit face à l’assemblée, les bras écartés :

« Ainsi, notre ami Jordans nous a démontré que l’impossible ne l’était pas autant qu'on pouvait le croire. Et si notre inconscient peut créer de telles merveilles…

— Elle peut aussi créer des monstres », acheva une voix distinguée marquée d’une pointe d’accent français.

Coupé dans son effet, le lord posa un regard courroucé sur d’Harmont :

« Certes, monsieur le comte, certes… mais cela prouve l’intérêt de discipliner au mieux sa volonté. Ne souhaiteriez-vous pas rencontrer… »

Il se tourna vers la peinture murale, reprenant toute sa jovialité :

« … la reine des fées ? Si vous en aviez la possibilité, pas un seul d’entre vous n’hésiterait, n’est-ce pas ? »

Hadria examina la créature représentée sur la peinture : elle était d’une minceur éthérée, dotée de grandes ailes finement innervées, comme d’immenses et délicates feuilles… Ses yeux verts, sous leurs paupières baissées, lui semblèrent soudain bien mystérieux et même… particulièrement malveillants. La sensation de malaise qu’elle avait éprouvé avant la conférence la saisit de nouveau. La jeune femme se sentait faible, nauséeuse… Elle se mit à frissonner de façon incontrôlable.

« Miss Forbes ? Est-ce que tout va bien ? »

La voix inquiète du comte, qui se tenait à ses côtés, traversa à peine le malaise dans lequel elle se sentait plongée. D’où cette sensation pouvait-elle bien venir ? Était-elle en rapport avec les lignes telluriques qui avaient été détournées pour converger vers le château ? Elle lança un coup d’œil vers Ashley qui contemplait la gravure avec une attention visible. Elle remarqua que son allure avait changé. Une certaine tension apparaissait dans ses épaules, comme si lui aussi percevait quelque chose d’inhabituel. Mais avec quel sens ? Celui de normaliste ? Ou bien était-ce plutôt sa sensibilité particulière de mage qui s’éveillait ? Elle ne pouvait le lui demander avec tant de gens autour d'eux !

À moins que moins que son intellect affûté ne lui ait permis de comprendre…

Comment avait-elle pu être idiote à ce point ?

Elle appuya son poing contre ses lèvres, bouleversée… Ça n’était pas vrai… Ça ne pouvait être vrai… et pourtant…

Si une croyance intense en l’existence d’une licorne avait pu modifier une jument au point qu’elle produise cette longue corne de couleur opalescente, ne pouvait-elle pas changer une humaine en reine des fées ?

Mair…

L’horreur et le dégoût qui la saisirent furent si violents qu’elle se leva brutalement, une main toujours pressée sur sa bouche. La tête lui tournait, le monde autour d’elle s’était transformé en chaos. Les remplages le long du mur devenaient des troncs d’arbres dans une forêt obscure et baignée d’une lueur verdâtre, où la jeune fille était retenue…

Aidez-moi…

Elle avait l’impression d'être emportée dans un torrent d’eau sombre qui charriait les pensées anarchiques des occupants de la salle. Elle pouvait ressentir leur passion, leur horreur, leur espérance, leur méfiance, sans savoir même de qui ces sensations émanaient… Mais elle pouvait aussi percevoir la ferveur mystique, empreinte de folie, avec laquelle certains d’entre eux attendaient que s'éveille la Reine des Fées… Sa seule issue fut de prendre la fuite vers le hall. Elle avala les escaliers, trébucha sur les dalles disjointes, manquant de tomber. Une main attrapa son bras ; elle poussa un cri de terreur, tentant de se libérer, mais une voix retentit soudain dans ses oreilles :

« Miss Forbes ! Arrêtez ça tout de suite et revenez sur terre ! »

La surprise dissipa les ténèbres ; elle se retourna pour découvrir le physique dégingandé de Standish. Elle chassa bien vite la petite pointe de déception qu’elle ressentit bizarrement : elle avait beau ne pas apprécier particulièrement le pourfendeur de mythes, il était un allié, après tout… Elle était censée lui faire confiance, même si elle se sentait plus portée à se fier au comte, avec son aura de vieil oncle original. Ou, bien sûr, Ashley.

Sans ménagement, il la saisit par les épaules et la colla contre le mur, posant sûre elle un regard empli de dureté. Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle réalisa qu’il l’avait touchée : l’heure était-elle si grave pour qu’il outrepasse ainsi ses craintes les plus profondes ? Ses yeux sombres brillaient d’une appréhension mal contenue.

« Miss Forbes. Je peux imaginer ce que vous avez ressenti… Mais votre incapacité à vous contrôler vient probablement de vous mettre en danger. De nous mettre tous en danger… À moins que vous n’invoquiez un ces malaises typiquement féminins… »

Ses doigts s’enfonçaient douloureusement dans ses épaules ; elle se dégagea, posant sur lui un regard irrité :

« Pourquoi êtes-vous venu me chercher, si cela vous indispose autant ?

— Je me suis proposé parce que j’étais celui que vous ne pouviez pas mener par le bout du nez !

— Et personne ne vous a retenu ?

— Vous oubliez que vous n’êtes pas censé être… intime avec Ashley, remarqua-t-il avec un sourire froid.

— Mais je ne suis pas intime avec lui ! protesta-t-elle. Lâchez-moi à présent, où je tire de votre cervelle assombrie vos vilains petits secrets ! »

Il la lâcha subitement, comme si elle l’avait brûlé, et se frotta les mains sur son pantalon, comme pour se débarrasser de miasmes imaginaires. La jeune femme se sentait mortifiée. La porte qui menait à sa salle de conférence s’ouvrit sur Ralestone. En reconnaissant la silhouette du maître des lieux, Hadria déglutit péniblement. Il portait une expression soucieuse. D’un pas rapide, il se dirigea vers l'Américaine qui se colla un peu plus à la pierre du mur ; elle aurait aimé pouvoir disparaître sous terre, mais elle n’avait aucun moyen d'échapper à la dureté profonde de son regard.

Standish se glissa entre elle et Ralestone, déclarant d’une voix sèche et agacée :

« Miss Forbes a eu un léger malaise… Cela n’a sans doute rien de bien conséquent. »

L’aristocrate la scruta par-dessus l’épaule du débusqueur d’escrocs, visiblement peu convaincu. Hadria poussa un soupir et se massa les tempes en murmurant :

« Je… je vous demande pardon. J’ai ressenti comme des étourdissements et j’ai préféré sortir respirer. Je pense que toute cette excitation ne m’a pas été très favorable. Je ressens encore les fatigues du voyage… Je… »

Elle releva les yeux et força un sourire :

« Je sais que c’est affreusement malpoli, mais… me permettez-vous de me retirer dans la chambre ? »

Ralestone sembla réfléchir un moment, avant de déclarer :

« Je pense que vous devez être particulièrement sensible aux flux qui transitent à cet endroit, depuis des temps immémoriaux… Nous ignorons de quoi ils ont pu se charger au fil du temps… Peut-être avez-vous ressenti… leur effet ?

— Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Je n’ai jamais éprouvé cela auparavant… »

Elle ne mentait pas. Sa réaction face à la Larve dorée avait été tout autre : du dégoût lié à la nature de la créature, aux sentiments de haine qui en suintaient… Mais là, c’était profondément différent. Comme une rivière qui aurait charrié du sang… Un marasme de terreur et de frayeur…

Hadria serra les dents, ne sachant que répondre. La présence de Standish ne faisait rien pour la rassurer – comme celle d’Ashley. Était-elle devenue à ce point émotionnellement dépendante de lui ? Derrière l’épaule de Ralestone, le démystificateur la scrutait de ses yeux noirs et sans vie. Soudain, il esquissa un geste étrange, comme s'il mimait quelque chose qui se renversait. Elle fronça imperceptiblement les sourcils. Il porta la main à son front, comme pris d’une subite douleur, puis à son cœur.

Enfin, la signification de cette pantomime s'éclaircit. Elle ferma les paupières et se laissa aller contre le mur, glissant doucement au sol.

« Miss Forbes ? Miss Forbes ! »

La voix du maître des lieux lui parut plus agacée que paniquée, mais elle lutta pour ne pas bouger. Elle détestait ce style de mise en scène qui reposait sur l’image de faiblesse qu’elle projetait en tant que femme. Si elle se montrait parfois vulnérable, c’était en raison de son don, certainement pas de son sexe.

« Bon sang… Standish, pouvez-vous vous occuper d’elle pendant que je vais chercher quelqu'un ?

— Si vous le souhaitez »

Le sceptique ne semblait pas particulièrement enthousiaste, et ce n’était pas seulement parce qu’il connaissait les causes réelles de son « évanouissement ». Elle entendit les pas de Ralestone claquer sur le carrelage, puis un bruit d’étoffe froissée quand Standish s’accroupit à côté d’elle :

« C’était honnêtement joué. Nous avons tout intérêt que cette diversion fonctionne. Ashley a perçu aussi quelque chose, j’en suis certain. Il va en profiter pour sortir de la salle et inspecter les alentours. Le comte retient les autres par ses histoires à dormir debout. Je tâche de rester dans les environs pour empêcher qu’Ashley ne se fasse débusquer… »

Hadria ne put s’empêcher de frémir : son partenaire était un homme plein de ressources, mais elle n’aimait pas le voir se mettre en première ligne. Elle n’avait aucune envie qu’il se retrouve blessé pour avoir fait preuve d'initiative ou pire encore, pour l’avoir une nouvelle fois protégée.

Elle entendit le pas de plusieurs personnes se diriger vers eux, puis sentit une paire de bras vigoureux la soulever. Probablement MacFarlane, à la texture rugueuse de l’épaisse veste de laine et l’odeur de fumée et de whisky qui émanait de lui. Même si elle n'avait rien contre l’homme, la position lui parut très gênante ; elle dut se faire violence pour demeurer parfaitement immobile, quand tout son être lui criait de se débattre pour échapper à cette étreinte malvenue. Pourtant, il n’y avait rien d’incorrect dans la façon dont il la portait – elle aurait tout aussi bien pu être une bûche.

Elle perdit le compte des marches, des corridors et autres pas de porte… Les yeux fermés, il lui était impossible de se repérer. Finalement, elle se sentit déposée sur une surface douce et confortable – son lit, probablement.

« Merci, MacFarlane.

— Je vous en prie, c’est tout naturel. »

Les pas de l’Écossais se dirigèrent vers la porte ; elle les entendit s’évanouir dans le corridor. Hadria demeurait seule avec Ralestone… La respiration du lord s’intensifia, comme s’il se penchait vers elle :

« Qu’avez-vous réellement perçu, miss Forbes ? J’aimerais bien le savoir… »

Le bruit d’une cloche tinta : il avait probablement actionné le cordon. Elle pouvait toujours sentir sa présence à côté d’elle, comme une menace à peine voilée.

« J’espère pour vous que vous n’êtes pas en train de simuler votre évanouissement, jeune fille… Si c’est le cas, vous avez intérêt à rester sage. Mais je veux bien vous laisser le bénéfice du doute… J’ai un peu moins confiance en votre collègue aux yeux bridés… Ce jeune homme est un peu trop perceptif à mon gré… d’une manière bien plus dangereuse que la vôtre ! Je vais lui apprendre sa place, par tous les moyens nécessaires. »

Hadria se sentait partagée entre la colère de se voir autant sous-estimée, et la crainte pour Ashley. Elle détestait le mépris pour ses origines qui suintait des paroles du châtelain. Elle dut faire appel à toute la maîtrise dont elle était capable pour garder une respiration lente et profonde, en dépit de l’inconfort de sa situation. Elle commençait à ressentir des crampes, mais elle ne pourrait bouger tant que Ralestone n’aurait pas disparu.

La jeune femme se sentait affreusement exposée… Chaque bruit était amplifié à ses oreilles : les craquements de la vieille demeure, les tic-tac de l’horloge sur la cheminée, le souffle de l’aristocrate… Le temps semblait s’être figé, l’emprisonnant dans ses rets.

Finalement, une personne plus légère et délicate pénétra dans la chambre. Ralestone se redressa :

« Mary, veillez sur mademoiselle Forbes ici présente. Elle semble avoir fait un malaise… rien de grave. Restez avec elle jusqu’à nouvel ordre.

— Oui, Milord. »

Enfin, elle entendit l'homme s’éloigner ; elle dut retenir un profond soupir de soulagement… Mais ce sentiment fut de courte durée : elle perçut distinctement une clef qui tournait dans la serrure de la chambre.

Elle était piégée.


Texte publié par Beatrix, 4 décembre 2017 à 01h55
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