Ralestone se tourna en premier lieu vers McFarlane : le grand barbu s'avança vers l'estrade ; fier et droit dans sa veste émeraude et son kilt, il possédait indubitablement de l'allure.
Hadria savait que les êtres féeriques de la cour Seelie, aussi appelés les Dorés ou la Cour de la Lumière, avaient la réputation d'être favorablement disposés envers les hommes – à moins que ceux-ci ne les insultent gravement ou ne leur portent préjudice. Ces créatures manifestaient, malgré tout, une certaine tendance à l'espièglerie... C'était une troupe légère, enfantine même, qui vivait à la fois dans l'insouciance d'une jeunesse éternelle et dans la gravité de ceux qui déchiffraient la destinée.
L'exposé de McFarlane aurait été intéressant s'il s'était contenté de rapporter tous les témoignages et toutes les preuves de contact avec le monde féérique, dont les membres semblaient pouvoir se glisser à volonté dans celui des humains et en sortir de même. Malheureusement, il s'obstinait à se placer au centre de tout son discours : ses rencontres avec les représentants du peuple Seelie étaient peut-être authentiques, mais quand il alla jusqu'à prétendre avoir reçu les faveurs – sans vraiment détailler leur teneur – de certains éléments féminins de la cour Seelie, Hadria dut réprimer un éclat de rire... Garder son sérieux était de plus en plus difficile, alors que le comte lui glissait à l'oreille des petites remarques tout à la fois pertinentes et moqueuses !
Ce fut By qui prit sa suite : le mythologue montrait une approche moins... personnelle, mais bien plus réaliste et érudite. Avec sa langue acérée et son humour caustique, il assurait à lui seul un spectacle pour le moins plaisant, même si Hadria ressentait parfois un frisson gêné quand ses sarcasmes allaient trop loin. Elle ne pouvait oublier les fragments de pensée qu'elle avait perçus de lui, ce qui la déstabilisait d'autant plus.
By professait un grand mépris pour James George Frazer, un de ses rivaux qui avait édité quelques années plus tôt un ouvrage appelé Le Rameau d'Or, une étude de la magie et de la religion qu'il surnommait « Un catalogue de platitude ».
« Ce monsieur aurait dû se faire épicier ! Et décrire ses bocaux de petits pois plutôt que les traditions ancestrales ! Manifestement, il n'a pas compris les phénomènes parfois complexes qui intervenaient dans l'apparition et l'évolution des mythes. Le contexte, la société, la culture... autant de choses qui lui échappent, pour l'essentiel... »
Ironiquement, son successeur fut le comte lui-même, qui trouva amusant de rebondir sur ses paroles :
« Pour ma part, je ne prétends guère être autre chose qu'un épicier puisque mon but est essentiellement de dresser un catalogue des phénomènes inexpliqués qui peuvent être plus ou moins avérés... sauf, bien entendu par les sceptiques les plus endurcis ! »
Il adressa un petit sourire futé à Stendish, qui avait fait une entrée discrète pendant le discours de McFarlane. Le démystificateur se rembrunit visiblement.
« À la vérité, je me considère plus comme un grand enfant qui aime à croire aux légendes. Et à leur tour, les légendes ont été clémentes envers moi ! Même si la plupart du temps, je dois me contenter de témoignages dont il est difficile de vérifier l'authenticité. Cependant, j'ai eu la chance d'assister personnellement à des phénomènes pour le moins étonnants... Bien entendu, rien de bien stupéfiant ! Je ne vais pas vous raconter que j'ai croisé des Dieux grecs ou quelque chose comme ça... »
Hadria se demanda brièvement s'il était réellement possible de croiser de dieux grecs. Le comte poursuivit en expliquant le but de sa démarche.
« Je m'efforce, dans la mesure du possible, de remettre chaque témoignage – ou chaque observation – dans son contexte. Même si je suis sincèrement impressionné par le travail de compilation et de comparaison de mister Frazer, il me fait cependant avouer que mister By n'a pas tout à fait tort sur la nécessité de préciser ces éléments. Cependant, le format et l'objectif même de mon œuvre ne me donnent pas pour vocation d'étudier en détail chaque manifestation, mais plus d'offrir un vaste panel d'expériences susceptibles de fournir, qui sait, de la matière à quiconque désire aller plus loin dans l'exercice ! »
Il se lança dans une description rapide de ses méthodes, ponctuant son exposé d'anecdotes amusantes ou stupéfiantes. Il était un orateur plaisant et plein de verve, plus facétieux que cynique et doté d'une bienveillance rafraîchissante. Hadria ne pouvait s'empêcher de sourire en écoutant ses récits que sa conviction rendait crédibles, même s'il gardait une distance prudente s'il l'estimait nécessaire. Il avait si bien réussi à captiver l'auditoire que quand il salua avant de se retirer, tout le monde sembla s'en étonner.
La redoutable tâche de lui succéder revenait à Ashley : Hadria ressentait une certaine curiosité à la perspective d'entendre l'intervention publique de son partenaire. Il lui apparaissait plus comme un homme de dossier, un habitué des conversations feutrées et des cabinets d'étude plutôt que des tribunes.
Il s'avança néanmoins avec une confiance inattendue, ou peut-être une indifférente profonde au regard des autres. Hadria se sentait tout à la fois admirative et un peu envieuse, mais elle était consciente qu'elle n'avait rien à raconter à une assemblée aussi choisie. Elle n'était là qu'en tant qu'observatrice et journaliste.
Étrangement, voir son partenaire sous l'attention de l'assistance, même peu nombreuse et triée sur le volet, lui offrait une perspective différente : il paraissait toujours sérieux et austère, mais la touche exotique de ses traits et sa jeunesse vis-à-vis du reste des intervenants venaient modérer cette impression. Elle fut frappée par son regard observateur ; rien ne semblait pouvoir lui échapper, ce qui devait le rendre d'autant plus sensible aux réactions de l'assemblée.
« Comme certains d'entre vous pourraient s'en douter, déclara-t-il d'emblée, mon exposé portera sur l'effet de notre inconscient sur notre vision du monde. Un sujet qui vous est à tous familier d'une façon ou d'une autre. Nous ne percevons le monde qu'au travers de nos propres perceptions, elles-mêmes teintées par les perceptions de notre entourage : aussi bien nos contemporains que ceux qui nous ont précédés. C'est la raison pour laquelle d'une culture à une autre, les perceptions peuvent profondément différer. Il est communément admis que plus l'emprise de la science et de la raison est grande, plus les phénomènes paranormaux sortent du champ de ce que nous considérons comme possible ou naturel. Les personnes éduquées, devenant moins naïves, discerneraient la vérité apportée grâce à leur culture scientifique. Même s'il y a un fond de réalité à cette conclusion, nous verrons qu'elle est très loin d'être totalement exacte. »
Il marqua une pause, prenant le temps d'ajuster ses lunettes ; Hadria ne put réprimer un sourire : il ressemblait à un bon élève envoyé au tableau, avec sa chemise blanche impeccable, son costume noir où ne subsistait même pas une trace de poussière de leur aventure précédente. Elle admirait son élocution nette et précise, certes dénuée de passion, mais d'une absolue limpidité.
« Deux facteurs jouent dans notre perception : ce que nous désirons voir, à titre personnel, ce qui peut conduire certaines personnes à interpréter la réalité sur cette unique base... Et ce que nous nous devons de voir, puisque la société nous le demande. Ce n'est pas le rationalisme de notre culture qui nous a conduits à vivre dans un monde où la perception ésotérique est marginalisée, mais le fait qu'il soit devenu une norme dans certains milieux dit « éduqués ». De fait, il n'y a pas grande différence entre un individu issu du monde dit « civilisé » ou de celui qui est considéré comme « primitif ». Dans tous les cas, sa vision du réel obéit en grande part à la norme imposée par son milieu. Il peut d'ailleurs y avoir des variations d'un sujet à un autre selon les croyances du milieu social et familial. »
En d'autres circonstances, Hadria aurait sans doute trouvé son exposé trop formel, mais c'était Ashley : s'il lui avait parlé assez longuement de son don, elle était avide d'en savoir plus sur lui et sur sa façon de voir les choses. En l'entendant, elle avait soudain le sentiment que le monde qu'elle connaissait n'avait aucune réalité ; qu'elle traversait sa vie entre les vastes pans d'un décor de sa propre création inconsciente. C'était dérangeant ; angoissant même.
« À ma connaissance, aucune culture n'a jamais offert à ses membres une vision totale et complète de la réalité objective des choses. Même auprès des peuples les plus proches de la nature, je n'ai pas eu l'occasion de constater cette pleine et entière conscience de ce qui nous entoure. J'ai donc tenté d'étudier la question afin d'en connaître les raisons. »
Ashley marqua une pause, comme pour rassembler ses idées, avant de poursuivre :
« Je ne chercherai pas à étudier les méandres de l'esprit humain... Ce n'est pas mon domaine. Mais force est de constater que les animaux, même les espèces supérieures de mammifères, semblent avoir conservé cette perception, car ils sont privés de cette faculté proprement humaine de bâtir un mur d'illusion pour se couper de ces manifestations. Je pense qu'il y a plusieurs phénomènes à l'œuvre : le premier est l'influence de certaines entités intelligentes, qui n'ont pas la volonté d'interagir avec nous et trouvent le moyen de manipuler notre esprit en exploitant notre propension à masquer ce qui nous perturbe ; le second vient du fait que nous préférons ignorer ce que nous ne pouvons comprendre... ni combattre ; le troisième découle de notre désir d'expliquer le monde qui nous entoure, qui nous porte à repousser les phénomènes auxquels nous ne trouvons pas d'explication... qu'elle soit scientifique ou non. Enfin, il est important de souligner que l'homme a besoin de se sentir admis dans un groupe en partageant ses croyances. »
Il observa son auditoire, qui le suivait toujours avec l'attention requise :
« Vous vous demandez sans nul doute comment l'on peut surmonter cette sorte d'auto-illusion. Certaines personnes y arrivent naturellement, mais le plus souvent assez partiellement, pour un type précis de phénomènes. »
Hadria se sentait de plus en plus curieuse : évoquerait-il son propre don, et de quelle manière ?
« Tout d'abord, les enfants sont plus susceptibles de discerner le réel, car ils n'ont pas encore été conditionnés pour déterminer ce qui est censé être possible, et ce qui ne l'est pas. Dans certains milieux ou cultures, l'éducation encourage fermement à croire en certaines manifestations, que ce soit par le biais de la religion, de la superstition – ou ce que nous nommons comme tel, ou bien de fonctions spécifiques qui impliquent de donner foi à ce que d'autres rejetteraient comme impossible. Les dons naturels entrent dans une catégorie particulière, en particulier ceux qui offrent une résistance accrue au conditionnement induit par leur entourage, ou aux tentatives des entités pour se faire ignorer.
» Pour préciser les choses, sans ce conditionnement, les humains ne verraient pas pour autant clairement toutes les manifestations. Certaines sont par nature trop faibles ou discrètes pour être perçues par d'autres personnes que celles qui sont dotées des sensibilités particulières ; il existe des entités qui ont besoin de l'entremise de talents spécifiques pour apparaître dans ce monde. Notamment de ceux qu'on nomme communément médiums. »
Il esquissa un léger sourire avant de poursuivre :
« Il existe aussi des individus chez qui le conditionnement, quel qu'il soit, n'a pas la moindre prise. Ils verront les choses telles qu'elles sont. Et le monde est bien plus étrange et varié que l'on pourrait le croire. Cependant, il faut bien comprendre qu'il n'est pas évident pour ces personnes d'évoluer dans un univers qui n'est pas celui que voit le reste du monde. »
Hadria hocha gravement la tête, comprenant soudain combien cela devait être perturbant : peut-être était-ce la raison pour laquelle il s'était réfugié dans les livres et l'étude, qui lui offraient une réalité plus sereine. Elle écouta d'une oreille distraite la fin de l'exposé, en se demandant ce qu'il était en mesure de distinguer, ici et maintenant. Mais le moment n'était pas venu d'en parler.
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