Les invités étaient déjà tous arrivés quand les deux agents pénétrèrent dans le salon. Seul Standish n’était pas encore présent, au grand soulagement d’Hadria qui n’aurait pas supporté son expression narquoise. Le comte vint au-devant d’elle pour la conduire vers un fauteuil laissé libre à son intention. Elle s’installa en tentant d’oublier le regard appuyé de madame Konstantine.
Elle écouta un moment les conversations superficielles qui coulaient jusqu’à son oreille, tout en repensant à ce qu’elle avait saisi derrière la porte. Ainsi, Ralestone était accusé d’exercer une influence néfaste sur les campagnes environnantes. Ce qui n’était pas surprenant, étant donné le détournement des flux telluriques, susceptibles de provoquer une grave perturbation des équilibres dans toute la zone.
Ralestone en était-il seulement conscient ?
Ou bien avait-il choisi de l'ignorer superbement, au nom de son « grand projet » ?
Standish fit enfin son apparition, sans prêter la moindre attention à la jeune femme – à son grand soulagement. Il marmonna quelque chose sur le retard de leur hôte, pour être aussitôt tancé par Jordans.
« Voyons, lord Ralestone est très pris par l’organisation de cette conférence, il est normal qu’il subisse quelques contretemps. »
Hadria avait une bonne idée de ce que pouvaient bien être ces contretemps, mais elle se garda bien de la formuler.
« Je vous remercie de votre sollicitude, mon ami ! »
La voix du maître des lieux fit sursauter légèrement ses invités. Ralestone avait endossé pour l’occasion un costume d'inspiration romantique : une longue redingote verte brodée de feuillages plus sombres avec un gilet de velours et un foulard bronze. Il s’approcha directement d’Hadria, s’inclinant devant elle :
« Si vous permettez, miss Forbes… Ce serait un honneur pour moi de vous conduire jusqu’à la salle de conférence. »
Le lord lui présenta son bras. Décontenancée, Hadria ne savait comment réagir ; elle se sentait partagée entre l’embarras, la fierté et un certain dégoût. Elle ouvrit la bouche, prête à décliner, quand elle se souvint qu’elle était là pour tenter d'exposer ses projets, non pour lui manifester sa désapprobation profonde.
La jeune femme ne put échapper au regard noir de madame Konstantine, qui redoubla d’efforts pour accaparer l'attention des autres mâles de l'assemblée. Quand le comte se déroba habilement, elle jeta son dévolu sur Ashley. L’ésotéricien répondit de façon sobre, mais affable à ses envolées lyriques, mais derrière ses verres fumés, ses yeux semblaient presque paniqués.
Hadria se laissa entraîner à contrecœur vers la salle de conférence. Elle n’aimait pas voir son partenaire aux mains de cette sirène vieillissante aux regards sulfureux. Ce n’était pas comme si elle soupçonnait Ashley d'être sensible aux efforts de cette médium de carnaval ; elle savait mieux que quiconque qu'ils étaient perdus d'avance. Mais l'attitude de cette femme envers mister Ashley était scandaleuse ; elle avait pratiquement l’âge d’être sa mère !
Tout à sa bouderie, elle n'éprouva pas d'étonnement particulier quand leur hôte les mena dans un hall, légèrement en contrebas. Elle commença à se sentir intriguée en le voyant s’arrêta face à une double porte. Ralestone plongea une main dans sa poche et en tira une clef ouvragée, dont il se servit pour déverrouiller la serrure, avant d’ouvrir ostensiblement les deux battants ; en apercevant une volée de marches, Hadria comprit que la salle de conférence se trouvait au sous-sol. Un peu surprise, elle s'engagea dans l'escalier ; elle fut soudain saisie d'une étrange sensation, comme si elle était emportée dans un courant si violent qu’il manqua de la déstabiliser ; mais il se calma presque aussitôt, pour se réduire à un simple flux, vif et doux. La jeune Américaine se tourna vers son partenaire, en se demandant s’il avait, lui aussi, perçu la chose. Mais rien dans son attitude ne le laissait penser.
Ce ne fut qu’une fois au centre la pièce qu’elle prit le temps de l'examiner. Cet espace lui parut assez assez vaste pour accueillir une assemblée bien plus nombreuse et ressemblait, dans une moindre proportion, à certains amphithéâtres d’universités prestigieuses qu’elle avait eu le loisir de visiter. Les murs étaient entièrement recouverts de boiseries sculptées de frises complexes rappelant des motifs celtiques, qui encadraient de larges fresques évoquant des scènes de la Matière de Bretagne : l’affrontement du dragon rouge et du dragon blanc, leurs formes serpentines liées dans une féroce étreinte écailleuse sous les yeux du roi Vortigern et du jeune Merlin, le Cerf immaculé rayonnant d'une lueur mystique, entouré de quatre lions…
Mais au-dessus du pupitre, figurait une image dont le thème différait radicalement : celle d’une femme grande et mince, debout au milieu d’un sous-bois, dont le corps émettait une étrange luminescence vert pâle. Elle était revêtue d’une tunique arachnéenne et de longues ailes translucides émergeaient de son dos. Ses yeux en amande, mi-clos, semblaient receler les plus troublants mystères. Une couronne de branches et de feuillages aux entrelacs harmonieux ornait son front.
« La reine des Fées », souffla Ralestone à son oreille, la faisant sursauter.
Hadria se tourna vers lui, ne sachant que répondre. L’œuvre lui paraissait particulièrement belle, mais en la contemplant, elle ressentait comme un étrange malaise.
« Fascinante, n’est-ce pas ? souffla Ralestone, qui dévorait l’image du regard.
— Très intéressant, en effet… remarqua Ashley qui s’était arrêté juste à côté d’eux. À ma connaissance, elle ne semble correspondre à aucune des créatures qui parcourent ce monde… ou bien d'autres. C’est une interprétation artistique, n’est-ce pas ? »
Il tourna légèrement la tête, attendant la réponse du maître des lieux. Les sourcils du Lord se froncèrent de contrariété :
« Cette créature, comme vous l’appelez, a pourtant été maintes fois observée et décrite ! Non seulement à partir d’apparition onirique, mais aussi de visions directes ! J’ai rencontré un témoignage très intéressant qui…
— Milord, ce n’est pas le moment, intervint Jordans un peu nerveusement. N’avons-nous pas quelques communications à entendre de la part de nos collègues ? »
Hadria esquissa une petite grimace ; elle n’affectionnait pas forcément ce type d’interventions. Quand le thème était intéressant, l'essentiel du temps, il n'était qu'à peine effleuré. Mais le plus souvent, les conférenciers se révélaient terriblement ennuyeux, au risque de l’envoyer directement au pays des songes. Quand bien même le sujet captait son attention, elle peinait à lutter contre un assoupissement fatal pour sa réputation.
« Vous avez raison, Jordans, admit Ralestone, un peu contrarié. J’éviterai donc de trop en révéler et je vous laisserai aborder ces questions. »
L'amphithéâtre paraissait plus que démesuré pour leur petit groupe. Hadria se demanda s’il y avait déjà eu des assemblées plus nombreuses en ces lieux. Elle se sentit prise d’une terrible envie d’en savoir plus sur l’endroit. Ashley sembla lire dans ses pensées et il lui décocha un regard désapprobateur avant de rependre son examen minutieux de la salle.
Un peu mortifiée par l'injustice de la situation, la jeune femme se détourna. Après tout, son partenaire pouvait faire appel à ses talents sans la moindre restriction – mais si, à la vérité, il ne disposait d'aucun moyen de les mettre en veille. Autant les dons liés à la perception étaient familiers à Hadria, autant les talents plus actifs recelaient encore pour elle bien des mystères. Même s’il refoulait le mage en lui, pouvait-il totalement faire taire ses pouvoirs ?
Il était possible, sous certaines conditions et au prix d’une préparation soigneuse, de se livrer à la magie sans posséder un don inné, mais sans que les résultats puissent être garantis. On disait que les mages maîtrisaient la capacité d'utiliser les énergies extérieures, comme les courants telluriques, mais aussi la force vitale de ceux qui les entouraient, ce qui rendait les plus expérimentés d'entre eux potentiellement redoutables. Ils pouvaient attirer ces flux en eux et même les transmettre à des objets. De telles capacités étaient susceptibles d’affecter leurs perceptions, ce qui expliquait sans doute pourquoi Ashley ne les avait jamais travaillées, de crainte qu’ils ne « polluent » son talent de normaliste.
Hadria ne put s’empêcher de songer à « Lune Noire », la sorcière chinoise qu'ils avaient affrontée quelques mois plus tôt : en créant une « Larve Dorée », une invocation particulièrement maléfique, elle avait manipulé une force dangereuse et d’une profonde noirceur. La jeune femme avait ressenti à travers ses souvenirs le sentiment de domination que ce savoir suscitait en elle. Quiconque possédait un don un tant soit peu puissant, contre lequel les gens ordinaires pouvaient peu de choses, devait aisément tomber dans la tentation d’en abuser.
D’autant plus s'il était motivé par la haine…
Quelles émotions avaient guidé dans cet art la maîtresse de Hei Yue, la mystérieuse et belle Hong Li Ming, au point de se marier à l’un de ceux qu’elle détestait tant pour assouvir sa vengeance ? Qu’était-il advenu d’elle après son exposition et sa fuite ? Et du jeune diplomate qu’elle avait manipulé pour qu’il trahisse son gouvernement ? Après avoir été si complètement discrédité, avait-il récupéré sa réputation et son honneur ? Il avait pu s’en sortir vivant : le pouvoir meurtrier de cette magie s'était révélé effrayant… Ashley n’avait survécu à ses blessures qu’en raison de ces « contacts préalables » avec le monstrueux poison ; certains des ouvriers qui avaient travaillé dans l’entrepôt que Hei Yue avait pris pour cible n’avaient pas eu cette chance. Mais il garderait à vie les cicatrices de crocs sur son bras. Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis, mais elle se sentait encore coupable, quand bien même il était totalement remis de sa mésaventure.
Mais Ashley était un mage, comme Lune noire, et surtout… comme Hong Li Ming.
Elle lui lança un regard de biais, en se demandant si son refus d’employer ce talent n’était pas dû à sa crainte de marcher sur les pas des deux femmes, plutôt qu'au risque de perturber son don de normaliste.
« Tout va bien, miss Forbes ? » s’enquit poliment leur hôte.
Hadria sursauta légèrement.
« Tout va bien, se hâta-t-elle de répondre, j’étais juste perdue dans mes pensées. »
Ralestone lui offrit le bras pour la conduire vers le premier rang, à une place de madame Konstantine qui lui lança un regard glacial. La jeune Américaine avait fini par s’amuser de l’animosité de la médium : s’en offusquer aurait fait trop plaisir à l’intéressée.
« Si vous permettez ? s’enquit Alexandre d'Harmont, désignant le siège entre les deux femmes.
— Volontiers ! » lui répondit Hadria avec un sourire soulagé.
Après ses doutes initiaux, elle devait avouer qu’elle appréciait de plus en plus la présence du Français. Sa courtoisie et son humeur égale étaient toujours bienvenues ; la certitude qu’elle pouvait lui faire confiance la rassurait considérablement.
Le comte adressa un signe de tête à la médium, pour faire bonne mesure, et s’installa confortablement à la place choisie.
« Je me demande bien sur quoi porteront les interventions, lui souffla-t-il. J’avoue que je crains de piquer du nez, comme on dit vulgairement, quand certains prendront la parole… Il n’est pas donné à tout le monde d’être un orateur de talent ! »
Approuvant de tout cœur cette réflexion, Hadria étouffa un léger rire.
Ralestone s’avança sur l’estrade, juste au pied de la majestueuse représentation féerique.
« Madame, mademoiselle et messieurs, je voudrais vous remercier de votre présence parmi nous. Certains d’entre vous comme observateurs respectés, d’autres comme conférenciers – je tiens d'ores et déjà à leur témoigner ma gratitude. Il me reviendra, à la fin des exposés, de vous faire part de notre grand projet, la réalisation d’un rêve fou, l’ouverture fabuleuse d’une porte entre les mondes !
De nouveau, Hadria ressentit une sourde inquiétude au creux de l’estomac. Elle n’osait se retourner pour lancer un coup d’œil vers Ashley, assis dans la rangée derrière elle. La main d’Harmont se posa sur son bras.
« Voilà qui promet d’être intéressant, murmura-t-il. Restons attentifs à ces interventions qui seront sans doute… très riches en enseignement ! »
Elle prit une profonde inspiration et acquiesça, décidée à suivre son conseil avisé.
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