Hadria eut à peine le temps de passer dans sa chambre pour faire un brin de toilette et changer ses vêtements froissés et tachés de boue. Elle nettoya au mieux ses bottines – tout en se reprochant de ne pas en avoir emporté une seconde paire, mais comment aurait-elle pu savoir qu’elle irait crapahuter dans la lande ?
Tout en se préparant, elle laissa son esprit vagabonder, en repensant à l’étrange présence qu’elle avait ressentie dans la cabane. Elle se demanda s’il serait judicieux d’interroger Ashley à ce sujet : elle avait présupposé que lui aussi avait perçu ce phénomène, mais si ce n’était pas le cas, la prendrait-il au sérieux ? Il ne se moquerait pas d’elle, ce n’était pas son genre, mais peut-être mettrait-il en doute sa vision, la considérant comme un rêve, sans plus…
Non, c’était peu probable. Ashley avait l’esprit bien trop ouvert pour cela, et son attitude inhabituelle dans la cabane, maintenant qu’elle y repensait, semblait témoigner d’une expérience aussi singulière que la sienne. Mais le reconnaîtrait-il ?
Quand Hadria regarda l’heure, elle constata avec soulagement qu’elle n’était attendue que dans un quart d’heure et qu’elle avait toute chance d'arriver à temps. Devait-elle se laisser désirer, ou au contraire se montrer ponctuelle ? Elle devait saisir l’occasion de parler un peu avec les premiers arrivés, avant que leur intérêt soit monopolisé par d’autres sujets. La jeune femme savait que Madame Konstantine retarderait son entrée, afin d’attirer sur elle un maximum d’attention. C’était sans doute une réaction puérile, mais elle n’avait aucune intention de lui abandonner le devant de la scène.
Elle fourragea dans ses affaires et trouva une robe d’un bleu soutenu, ornée de galons et des brandebourgs vieil or, qui avait échappé à peu près indemne au traitement cavalier qu’elle lui avait infligé. C’était une tenue bien plus habillée que ce qu’elle avait l’habitude de porter, mais elle l’avait prise tout spécialement pour ce type d’occasion. La jeune Américaine souhaitait tout particulièrement paraître à son avantage.
Hadria s’empara de son étole de cachemire ainsi que d’une mallette avec une bandoulière, qui contenait ses carnets et son nécessaire d’écriture, et qu’elle employait déjà quand elle jouait les journalistes à Minneapolis. Elle vérifia une nouvelle fois sa montre et décida de se mettre en route : louvoyer à travers les corridors demandait un peu de temps et elle ne voulait pas rater le début de l’intervention de Ralestone.
La jeune femme s’était montrée trop optimiste : entre ses pieds encore douloureux de leur équipée et son sens de l’orientation affecté par la fatigue, elle déboucha sans trop savoir comment dans un couloir qu’elle ne se souvenait pas avoir traversé. Il était difficile d’oublier les cadres qui l’ornaient : ils contenaient la représentation de créatures du petit peuple qui, au premier abord, semblaient joyeuses et enfantines, mais qui se révélaient après un second examen légèrement dérangeant : ces êtres arboraient des sourires un peu trop larges, des canines un peu trop pointues, des regards un peu trop cruels.. Elle frissonna légèrement et accéléra l’allure, avec pour seule compagnie le son de ses pas.
Elle se garda bien cependant d’effleurer les murs de la main ; même sans rien toucher, elle sentait les ombres absorbées par la bâtisse au fil du temps bouger sinistrement au cœur des vieilles pierres. Sans doute cette partie du manoir était-elle plus ancienne, comme en témoignaient les parois brutes que personne n’avait pris la peine de recouvrir d’un enduit et les dalles épaisses du sol. Les fenêtres hautes et étroites ne laissaient passer qu’une lumière parcimonieuse, que le soir tombant faisait baisser à vue d’œil.
Le bruit de voix confus qu'elle perçut soudain aurait dû la porter à faire demi-tour et fuir cet endroit à toutes jambes, mais sa curiosité l’emporta. Elle se dirigea vers les échos contrariés, décidée à en saisir la teneur. Une robuste porte de chêne ferré se dressa subitement comme une sentinelle plantée dans le mur ; c’était de derrière l’épais battant que provenait la conversation.
Il s’agissait de deux hommes, qui adoptaient un ton très distinct l’un de l’autre : le premier – Ralestone, peut-être ? – autoritaire et dégoulinant de morgue, le second vibrant de colère. Elle approcha son oreille, en prenant soin de ne pas toucher le bois – ce n’était ni le moment ni l’endroit pour perdre le contrôle de ses perceptions. Les paroles, bien qu’étouffées, lui parvinrent plus nettement, assez pour en discerner la teneur :
« … va mal dans le coin… bêtes sont malades, les puits se tarissent, les récoltes dépérissent… Les gens du coin commencent à dire…
— Ce ne sont que des racontars de personnes ignorantes. Comment…
— Ils disent que vous êtes un sorcier, que vous avez fait un pacte…
— Billevesées que tout cela ! Personne ne comprend… mon œuvre…
— Les gens disent… la disparition de Mair… Ils vous accusent… départ de sa famille... pas naturel…
— Les approuvez-vous ?
— Non ! Bien sûr que non, mais avouez que tout cela… Étrange… »
Hadria s’écarta précipitamment. Mair. C’était le nom de la jeune fille disparue de sa vision. Elle prit une longue inspiration, tentant de réprimer sa nervosité. Elle devait reporter tout cela à Ashley au plus vite. Reculant avec précaution, elle tâcha de marcher le plus silencieusement possible, mais ses bottines résonnaient impitoyablement sur les dalles. Elle espéra que les deux hommes, tout à leur discussion, ne l’entendraient pas, mais sa mince expérience lui avait appris qu’il ne fallait jamais sous-estimer la chance – ou plutôt, la malchance.
Quand la jeune femme se trouva à une distance qu’elle jugea sûre, elle rebroussa chemin, courant presque. Le couloir tourna brutalement ; elle faillit heurter une silhouette masculine qui débouchait juste devant elle. Haletant de surprise, elle mit un moment à reconnaître Standish ; même s’il n’était certainement pas la personne sur laquelle elle souhaitait tomber, Hadria se sentit légèrement soulagée.
« Qu’est-ce que vous faites là ? asséna-t-il sans préambule, la mine contrariée.
— Je me suis perdue, admit-elle piteusement, décidant de sacrifier son estime d’elle-même plutôt que sa sécurité.
— Je suis censé vous croire ? »
Elle serra les mâchoires, lui lançant un regard furibond :
« Je pourrais vous demander la même chose : qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je n’ai aucune raison de vous le dire. »
Il plongea les mains dans ses poches, la toisant sans aménité sous ses sourcils froncés :
« Je pensais qu’Ashley faisait preuve d’expérience et de bon sens ! Mais quand je constate qu’il travaille avec une débutante maladroite telle que vous, je dois revoir mon opinion à la baisse… »
Elle sentit ses poings se serrer machinalement :
« Que vous m’insultiez… cela fait de vous un mufle, mais je suis prête à l’entendre. Mais je ne vous permets pas de diffamer mister Ashley derrière son dos ! Vous n’avez pas le quart du tiers de sa valeur ! D’ailleurs, je ne vois pas ce qui vous fait penser que nous « travaillons » ensemble, poursuivit-elle maladroitement, se rappelant subitement leur couverture.
Il laissa échapper un petit rire ironique :
« Allons, ne me dites pas que vous êtes naïve à ce point. Si c’est votre façon de simuler l’ignorance pour que je vous en dise plus, affinez votre technique. »
Hadria se sentait littéralement bouillir : pour qui se prenait cet individu ? Qu’il craigne son don, c’était compréhensible, pour pourquoi revenir ainsi à la charge, encore et toujours ? Faisait-il définitivement partie de ces hommes qui n’appréciaient guère les femmes et tenaient à en faire la démonstration au monde entier ? Elle se demanda si Ashley, qui semblait estimer ce butor, avait eu l’occasion de voir son vrai visage.
« Je n’ai pas besoin que vous m’en disiez plus, déclara-t-elle, bien décidée à jouer d’audace à son tour. Vous n’appréciez pas plus Ralestone que nous, ce qui est tout naturel, puisque nous travaillons en vue des mêmes objectifs, pourquoi ainsi vous dresser contre nous ?
— Contre… vous ? »
Il haussa un sourcil :
« mais je ne joue pas contre vous ! Demandez à votre partenaire. Nous avons convenu de partager nos informations, autant que possible. Quant à vous, vous feriez mieux de demeurer en dehors de ça… »
Hadria sentit ses joues devenir brûlantes. Comment Ashley avait-il pu faire alliance avec le démystificateur sans le lui dire ? Avait-il donc si peu d’estime pour elle, en dépit de ce qu’il avait déjà traversé ensemble ? Elle n’avait pourtant pas démérité !
Les larmes lui brouillaient les yeux ; elle fit demi-tour et s’éloigna, tremblante de colère et de frustration.
« Je vous signale que le salon est dans l’autre direction », ricana Standish.
Voyant ce qui restait de son ego voler en éclats, Hadria s’enfuit littéralement, le visage baissé pour dissimuler les traînées humides sur ses joues. Elle réalisa à peine que dans sa rage et sa déception, elle avait laissé tomber ses barrières...
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