C’était une situation incongrue… pour le moins. La jeune femme buta contre un caillou traîtreusement dissimulé dans les herbes et ne conserva son équilibre que par miracle.
« Tout va bien ? » demanda Ashley en tournant vers elle un regard attentif.
Elle esquissa une légère grimace :
« Bien sûr, tout va bien. Si j’avais su que nous allions randonner, je crois que je me serai chaussée en conséquence. »
Elle considéra son partenaire d’un œil critique : comment pouvait-il posséder un pied aussi sûr ? Bien entendu, il ne devait pas subir la torture des talons de bottine, mais il se trouvait lui-même en tenue de ville – son habituel costume noir assorti d’un gilet perle, d’une chemise blanche et d’un foulard gris-vert. Ses habits étaient coupés à la perception, mais sa silhouette mince et élancée leur conférait une élégance particulière. Et pourtant, il ne paraissait pas déplacé même au cœur de ce paysage rocailleux et accidenté, où l’herbe verte et les buissons bien taillés avaient laissé le terrain à des bosquets échevelés et à la végétation rase de la lande.
Ashley s’arrêta brusquement et regarda autour de lui, l'air soucieux :
« Nous devrions approcher, pourtant… »
Hadria repéra un rocher qui dépassait des bruyères et décida de s’y asseoir sans plus de cérémonie. Elle repoussa de son front ses mèches éparses, collées par la sueur. En dépit de l’air frais qui balayait les parties les plus reculées du parc, elle étouffait littéralement.
« Vous croyez que nous avons une chance de trouver ? demanda-t-elle d’un ton défaitiste même à ses propres oreilles. J’ai l’impression de chercher une aiguille dans une botte de foin. »
Le normaliste, qui examinait toujours les environs, se tourna vers elle :
« Vous doutez de ma capacité à repérer l’interférence. Et je peux le comprendre.. ; »
Hadria se redressa subitement :
« Oh, non, non ! répondit-elle précipitamment, je ne doute pas de vous, c’est juste que… »
Les paroles moururent sur ses lèvres.
« …vous pensiez que mes capacités permettraient une localisation plus aisée du phénomène, acheva-t-il d’un ton philosophe. Tout autour de l’interférence, je perçois comme des échappées d’énergie qui brouillent quelque peu ma perception. Nous sommes dans le bon secteur, mais le système a sans doute été dissimulé… »
Elle remit d’une main distraite un peu d’ordre dans sa coiffure :
« Peut-être que si je prenais le risque de… ressentir ce que portent les courants… »
Ashley réfléchit avant de secouer la tête :
« Je suis portée à croire que ces courants charrient bien trop d’émotions diverses pour que l’on puisse s’y fier, malheureusement. »
Elle fronça légèrement les sourcils :
« Dites-moi, à quoi ressemble cet intercepteur ? En avez-vous seulement une idée ?
— Le problème, c’est qu'il a dû être installé sous terre. Ce qui rend difficile de le repérer même dans une zone relativement dégagée. »
Hadria soupira : elle avait l’habitude que son partenaire planifie un peu mieux les choses… Ce manque de préparation ne lui ressemblait guère. Même si, finalement, cela ne faisait pas grande différence et que l’improvisation s’invitait dans la résolution des affaires. Elle se demanda combien de temps s’écoulerait avant que leur hôte commence à s’inquiéter de leur absence.
« Le souci, poursuivit Ashley d’un ton un peu pincé, c’est que cette intervention en elle-même est purement matérielle… Et même si elle entraîne en soi une certaine dose d'anomalie, elle n’est pas réellement… anormale en soi. Je ne peux donc me baser que sur mes autres perceptions, celles que j’ai eu moins le loisir de développer et entraîner. »
Il n’était pas si habituel de le voir ainsi admettre une faiblesse ; Hadria ne peut s’empêcher de goûter cet instant.
« Cela dit, poursuivit-il, il y a tout de même moyen de retrouver cette masse de métal. »
Il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste et en tira un petit objet plat et circulaire ; il manipula le fermoir du couvercle, faisant apparaître une aiguille moitié noire, moitié rouge.
« Une boussole ?
—Tout à fait, miss Forbes. À proximité d’une importante masse de fer, une aiguille aimantée assez sensible peut être détournée dans sa direction. Je crains que ça ne soit pas extrêmement précis, mais sans doute pouvons-nous repérer une direction générale.
— Oh. »
Il n’existait donc aucune limite à ses capacités d’adaptation. Elle l’avait pensé trop « citadin » pour être aussi efficace en pleine nature – après tout, à bien y réfléchir, c’était elle, la fille des étendues sauvages.
Elle ne prit pas la peine de quitter son rocher, se contentant de le regarder arpenter les environs, le nez baissé vers le cadran. Un vent frais s’était levé ; sous l’effet de l’inactivité, son corps s’était refroidi ; elle tira autour d’elle son châle en frissonnant légèrement. Au bout d’un moment, Ashley eut la bonne grâce de se souvenir de son existence :
« Miss Forbes ? Je pense avoir repéré quelque chose, mais cela pourrait tout aussi bien être une masse naturelle de minerai… »
Avec un soupir, elle se leva sur des jambes douloureuses, épousseta sa jupe et boitilla vers lui :
« Eh bien… Allons-y », déclara-t-elle avec résignation.
L’endroit où il la conduisit se trouvait au cœur d’un cercle d’arbres, qui dissimulait efficacement une large aire où ne poussait qu’une végétation rase. Des rochers avaient été, de toute évidence, déplacés vers les côtés, ce qui avait exposé leur partie inférieure dénuée de mousse et de lichen. Une subtile expression de satisfaction éclaira les traits ciselés d’Ashley. Il s’approcha du centre de la zone et sans crainte de salir son costume, il mit un genou à terre, sortit un couteau pliant et commença à gratter délicatement la fine couche de terre. Au bout de quelques minutes seulement, la lame heurta un objet dur et sonore :
« Le voici. Un pilier de fer… Symbole de l’industrie humaine et de la modernité, létal pour les peuples anciens… C’est du moins ce que dit la légende. Ce n’est bien sûr qu’un mythe, né du fait que des envahisseurs armés de fer ont aisément défait les autochtones, dotés d’une technologie métallique moins avancée. »
Il leva brièvement les yeux vers elle :
« Sans doute, mister By vous expliquerait cela bien mieux que moi… S’il sait rester sérieux plus de deux minutes d’affilée. »
II n’était pas dans ses habitudes de critiquer qui que ce soit… et encore moins de laisser une touche acerbe teinter ses paroles. Hadria se demanda en quoi By avait pu l’indisposer, avant de décider de garder ce mystère pour plus tard. Elle s’accroupit à son tour et examina la trouvaille d’Ashey : il s’agissait d’un épais poteau de métal qui avait été enfoncé dans le sol. Rien de bien transcendant en apparence. Pourtant, même elle commençait à ressentir comme un léger inconfort dont elle était incapable de décrire les symptômes exacts.
« Vous sentez-vous prête à l’examiner ? » demanda Ashley, en la fixant d’un regard scrutateur.
Hadria contempla l’objet de fer d’un air dubitatif :
« Je pourrais le faire… Mais je ne ressentirais que les émotions des rustauds qui l’ont planté là, probablement pas de leur commanditaire. Cela m’étonnerait fort qu’il ait touché de ses mains cet objet, surtout qu’il s’agit bien de notre hôte ! »
Ashley réfléchit brièvement, avant de déclarer :
« Votre objection se tient. Cela dit, peut-être pourrez-vous tout de même capter un détail intéressant susceptible de nous faire avancer dans nos recherches… Ne croyez-vous pas ? »
Hadria esquissa une petite grimace : son partenaire lui laissait parfois le sentiment de n’être qu’un outil doté de raison entre ses mains. Ce n’était bien sûr qu’une impression, le normaliste n’était pas du genre à utiliser les gens de cette manière. Du moins, s’il n’y avait pas de nécessité vitale !
« Pouvez-vous effectuer cette vérification tout en vous isolant des courants eux-mêmes ? demanda l'ésotéricien, non sans sollicitude. Ils sont susceptibles non seulement de fausser vos impressions, mais aussi de vous affecter durablement… »
Elle ferma à demi les yeux, considérant l’étroite surface de fer visible : il n’avait pas tort sur ce point.
« Je peux tenter une lecture superficielle… Si elle s’avère sans intérêt, je n’irai pas plus loin.
— En effet, cela semble une solution raisonnable. »
Était-ce son imagination qui lui jouait des tours, ou avait-il l’air quelque peu… tendu ?
La jeune Américaine savait, en son for intérieur, que la seule chose qu’elle était susceptible de percevoir était les pensées des ouvriers qui avaient enfoncé dans l'échine de la terre ce grand clou de fer. La comparaison involontaire lui arracha un léger frisson.
Elle s’accroupit sur le sol, sentant déjà le nœud d’effluves parasites qu’Ashey avait repéré, au travers des émotions de toutes sortes qu’elles charriaient. Sans plus attendre, elle ferma les yeux et posa l’extrémité de ses doigts sur la surface rêche, froide et encore terreuse du pieu de métal.
Décidément, ce truc pèse une tonne… On a vraiment besoin d’être quatre pour porter cet engin… – Le Lord est comme tous ceux de son espèce, ces nobles ont le sang vicié à force de se marier entre eux, pas étonnant que ce type soit fou… – J’espère au moins qu’on sera bien payé pour avoir fichu ce gros clou dans la terre… – Va savoir c’qui s’passe dans la tête des rupins, mais tant qu’y nous paye…
Les diverses pensées, celles de quatre personnes au minimum, s’entremêlaient dans un chaos de réflexions et de paroles aussi peu intéressantes les unes que les autres. Hadria n’eut aucune difficulté à garder ses distances : rien de ce qu’elle percevait n’allait au-delà des râleries habituelles d’hommes soumis à un dur labeur dont ils comprenaient mal la finalité.
Y verra pas la différence… – Si, il verra, ce truc sert à renvoyer je sais pas quoi vers le château – Pas un cours d’eau, y'a pas de flotte là-dessous… – Puis c’est pas ce clos clou qui peut détourner de la flotte…
Vers le château…
Le château…
Les ombres…
La forêt des ombres…
Comme la bouche d’un autre monde qui se referme et vous avale et ne vous laisse jamais, jamais ressortir…
Jamais…
Hadria se redressa précipitamment, étouffant un cri de stupeur. Ashley se trouvait déjà à ses côtés ; il lui tendit la main pour l'aider à se relever. Elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration avant de murmurer :
« J'ai surtout saisi que les pensées des ouvriers, mais vers la fin, il y avait autre chose… Quelque chose… »
Elle fronça les sourcils, secoua la tête pour éclaircir ses pensées avant de poursuivre :
« A priori, les flux devaient être détournés vers le château. »
Ashley baissa la tête, contemplant ce qui était visible du pieu de fer d’un air songeur :
« Le château ? C’est étrange. Je n’ai rien ressenti de particulièrement… sensible quand je me trouvais au milieu des murs.
— Moi non plus… répondit Hardia, tout aussi perplexe. Un courant d’une telle intensité m'aurait perturbée ! À moins qu’il soit possible d’isoler la demeure de l’énergie… Qu'en pensez-vous ? »
Le normaliste lâcha sa main et se mit à arpenter le terrain tout autour de la petite excavation :
« En fait, on pourrait croire que le pieu, en pénétrant au cœur du courant, a créé une sorte de vortex d’énergie… comme un tourbillon dans l’eau. Cependant… »
Il marqua une pause, comme cherchant ses mots avant de reprendre :
« Cependant, j’aurais dû y penser plus tôt. Je suppose que les courants sont focalisés largement au-dessous du sol,. Si nous devons trouver quelque chose… ça ne sera pas au niveau des lieux de vie.
— Vous voulez dire que les courants sont envoyés… vers le sous-sol ? demanda la jeune femme pensivement.
— Tout à fait : ils plongent vers les profondeurs, au point de devenir indétectables en surface.
— Mais quel est l’intérêt ? Après tout, Ralestone ne devrait-il pas plutôt laisser son château être inondé par les flux ?
—Je pense qu'il l’était, par le passé. Je dois admettre que cette façon de canaliser les courants est très intéressante. Le seul problème, c’est que je doute que notre hôte l’ai accompli dans un but louable… »
Le visage d’Ashley s’était fermé, comme s’il s’était replié sur ses réflexions. Il regarde tout autour de lui sans véritablement voir le paysage. Hadria se demanda ce qui pouvait susciter une expression aussi inquiète, surtout chez lui qui dissimulait si bien ses sentiments. Mais cette impression fut de courte durée.
« Je crois qu’il est temps de rentrer', déclara le normaliste en lui tendant la main pour l’aider à se lever.
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