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tome 2, Chapitre 9 « Une vision inquiétante » tome 2, Chapitre 9

L’homme… Cet homme…

Il la regarde avec mépris, un tel mépris…

Il refuse de répondre, mais c’est lui le coupable, ce ne peut être que lui ! Tout le monde le sait et tout le monde le dit, et elle s’est plaquée contre la porte parce qu'elle ne veut pas partir, pas sortir tant qu'elle n'entendra pas la vérité !

« Mair… Cela fait six ans qu’elle a disparu… Si c’est vous qui l’avez, rendez-la-moi ! »

Il la regarde, froid, comme tous les puissants ; il n’a que faire des paysans comme elle.

« Sortez immédiatement, ou je vous fais mettre dehors par mes domestiques !

- Mair n’est pas la première ni la dernière. Elle aurait quatorze ans maintenant, presque une femme. »

Silence.

Il se tient devant elle comme un roc, sans compassion, sans pitié…

« Si ce n’est pas vous, dites-le-nous ! Dites que vous n’y êtes pour rien. Dites que vous allez nous aider à le retrouver ! Nous l'avons cherchée partout, même la police n’a rien trouvé, plus personne ne veut nous aider. Mais Mair… Mair est vivante ! J’ai rêvé d’elle, j’ai rêvé qu’elle m’appelait ! »

Et dans son esprit un ravissant visage d’enfant se précise, celui de Mair, avec sa peau si pâle et ses prunelles vertes, sa longue chevelure sombre… Mair a huit ans, mais c’est aussi une jeune fille, et elle se tient au fin fond d’une forêt et appelle, appelle…

Soudain, elle sent des bras vigoureux s’emparer d’elle, l’arracher à la porte… L'éloigner brutalement…

Hadria ouvrit les yeux en criant. Des bras la soutenaient, minces et vigoureux, sans brutalité aucune. Elle plongea son regard dans des iris couleur de jade, ternis par des verres fumés.

« Mi… mister Ashley… » balbutia-t-elle.

Il s’assura qu’elle tenait debout avant de la lâcher et de reculer légèrement, les sourcils froncés.

« Miss Forbes. Est-ce que vous vous sentez bien ? »

Incapable de lui répondre de façon intelligible, elle acquiesça en silence. Ashley jeta un regard tout autour de lui, la prit par le bras et l’entraîna vers le jardin et sa profusion de bosquets, parfaits pour dissimuler les conversations dans l’ombre des feuillages et le chuintement des rameaux agités par le vent. L’air frais revigora Hadria ; elle l’aspira à grandes goulées avant de se tourner enfin vers son partenaire. Le normaliste semblait soucieux :

« Ce que vous venez de voir… était-ce en rapport avec nos recherches ? »

Troublée, elle repoussa quelques mèches de cheveux en regardant le bout de ses bottines fouler l’herbe humide.

« Je… J’ai perçu les pensées d’une femme dont la fille avait disparu. »

Elle déglutit péniblement, encore troublée par l’expérience ; mais en observant Ashley à la dérobée, elle constata qu’il n’avait pas l’air tellement plus vaillant qu’elle-même : son regard semblait hanté, même avec le couvert de ses verres fumés.

Une petite table en pierre assortie de deux bancs avait été installée dans une alcôve ombragée, abritée du vent. Ashley la fit s’asseoir et attendit patiemment, les mains jointes appuyées à la surface marbrée de lichens, qu’elle soit à même de lui parler. Au bout d’un long moment de silence, Hadria finit par murmurer :

« Mair… Elle s’appelle… Mair… Cela fait plus de huit ans que sa mère est sans nouvelles d’elle… Elle voulait des réponses… Juste des réponses. »

Ashley hocha lentement la tête :

« Je comprends… La malheureuse devait se trouver légitimement angoissée. Je suppose que Ralestone n’a pas dû se montrer particulièrement… secourable ? »

Hadria se mordilla la lèvre avant de répondre avec hésitation :

« Son attitude ne vaut pas un aveu de culpabilité… »

— Bien sûr que non, mais elle ne témoigne pas non plus de son innocence. D’ailleurs, puisque nous devons faire le rapport des choses étranges que nous avons pu constater, le réseau tellurique local m’a paru perturbé. Il est évident qu'il n'est pas vierge : elles ont été employées par des générations de praticiens pour y tirer la force de modifier les lois naturelles, il semble totalement normal que l'énergie se trouve altérée. Mais ce que j'ai pu ressentir... »

Il marqua une pause avant d’ajouter :

« Disons que cela va bien au-delà de cette altération ordinaire.

— Si ces lignes d’énergies n’avaient pas été ainsi effecttéees, pourriez-vous les ressentir quand même ? » demanda la jeune femme avec une curiosité qui la distrayait un peu de sa pénible expérience.

Il acquiesça gravement :

« Oui, bien entendu. »

Hadria haussa un sourcil perplexe, tentant de concilier ce fait avec ce qu’elle pensait savoir des capacités de son partenaire, ou du moins ce qu’il avait bien voulu lui en dire jusqu’à présent.

« Mais je pensais que les courants telluriques étaient naturels, dans la mesure où ils sont une partie constituante de ce monde. Même leur altération par les humains est dans l'ordre des choses. Ce n'est pas comme s'il s'agissait de quelque chose que l'on peut voir. Alors comment un normaliste peut-il les percevoir ? »

Il se tourna vers elle, le front soucieux ; après un temps de réflexion, il répondit enfin à son interrogation :

« Miss Forbes, je dois vous avouer que le don de normaliste n’est pas le seul dont je dispose. Il se trouve que je possède par conjonction… disons, héréditaire, un autre don que l'on pourrait qualifier, faute de mieux, de… capacité à la magie. Dans la mesure où mes talents de normaliste me sont indispensables pour mon travail à Gladius Irae, je les privilégie. L’emploi de cette autre capacité serait de nature à les fausser dans une certaine mesure ; c’est pour cela que j’y ai, pour ainsi dire, renoncé. Mais ils m'offrent malgré tout une perception accrue de certains phénomènes, comme celle des énergies telluriques et vitales. »

Hadria le regarda bouche bée : Ashley, un mage en puissance ? Elle comprit brusquement les paroles de la sorcière qui commandait à la Larve d'Or, Hei Yue.

Vous tenez vos propres capacités enfermées comme dans un coffre de plomb, lui-même enfermé dans un coffre de bronze, dissimulé dans un coffre de bois…

Ainsi, c’était ça : Ashley disposait d’un potentiel de sorcier qu’il avait renoncé à exploiter. Même si elle n'avait aucune raison de remettre en cause ses motivations, mais elle se demanda s’il n’y avait pas autre chose dans son refus de l'employer, de plus profond et de plus trouble. Hei Yue semblait en savoir beaucoup sur lui ; eelle l'avait visiblement reconnu malgré le pseudonyme sous lequel il l'avait approchée.

Néanmoins, le conseil d'Erasmus Dolovian, leur supérieur de Gladius Irae, de ne pas aller creuser plus avant dans son passé restait présent à son esprit. Elle demeurait un peu surprise de l’attitude protectrice que son chef manifestait à l’égard d’Ashley. Pourtant, il ne lui semblait pas particulièrement vulnérable. Du moins, la plupart du temps. Elle songea avec un pincement au cœur à la façon dont elle l’avait retrouvé dans son appartement, plongé dans l'isolement, le regard hanté… Et ce n’était pas seulement sa blessure qui l’avait affecté ainsi.

Mais ici, ils se trouvaient à des miles de Londres, et encore plus loin de la Chine et de ses mystères troublants.

« Comment les percevez-vous ? demanda-t-elle pour s'arracher à ces considérations. Je suppose que cela ne met en œuvre aucun sens connu ? Je veux dire… ce n’est pas comme si vous pouviez réellement les voir ? »

Il esquissa un léger sourire, s’amusant de façon inattendue de sa curiosité.

« En fait, c’est un peu comme si je sentais… un courant d’air. Avec l'habitude, on peut déterminer d’où il vient, où il passe… Sauf que cette sensation s’apparenterait plus à une résonance. »

Il haussa légèrement les épaules, un geste singulièrement expressif quand il s’agissait de lui.

« Un jour, quand la situation s’y prêtera plus, je vous le montrerai…

— Me montrer ? répéta-t-elle avec confusion.

— À travers votre don. »

La jeune femme sentit sa mâchoire se décrocher de surprise ; elle peinait à croire qu’il lui faisait confiance à ce point, quand bien même elle craignait de ne pas pouvoir restreindre sa curiosité et de profiter de l’occasion pour en savoir plus sur lui, voire déterminer ce qu’il pensait d’elle...

Ses joues s'enflammèrent aussitôt ; pourquoi cela lui importait-il autant ?

« Mais je peux vous affirmer que ces courants n’ont plus rien de naturel, poursuivit-il d’un ton crispé. Je pense qu’ils ont été délibérément détournés.

— Détournés ? »

Elle ouvrit de grands yeux, penchée en avant, suspendue à ses lèvres :

« Mais comment est-ce même… possible ?

— Sans doute a-t-on placé quelque part un obstacle qui les dévie de leur tracé initial. »

Il plissa pensivement les paupières :

« Je pencherais pour un pieu ou un poteau de fer, enfoui profondément dans le sol, dans le périmètre de ce parc. Malgré mes premières investigations, je n’ai pas encore pu le repérer. Que diriez-vous d’une petite expédition pour tenter de le localiser ? Vous pourriez ainsi déterminer les circonstances de sa mise en place. »

Hadria se mordilla la lèvre, baissant les yeux vers les herbes qui perçaient le gravier à ses pieds. Par le passé, elle avait eu l’occasion de prendre connaissance des côtés les plus sombres de son don : la perception des sentiments négatifs, des chagrins dévorants, des arrières-pensées et des intentions malveillantes avait bien souvent mis à mal son innocence et son idéalisme. Il était pénible de découvrir le versant le plus obscur de l’âme humaine, que les aspects plus lumineux ne suffisaient pas forcément à rééquilibrer. Malgré tout, elle s’était toujours attachée à concerver une certaine foi en l’humanité.

Depuis qu’elle avait intégré Spiritus Mundi, elle avait dû plonger dans des consciences aussi noires que les eaux profondes d’un fleuve boueux et chargé d’immondices… Et faire face à ce genre de situation l’effrayait légitimement. Mais elle était devenue un outil efficace pour combattre ces dérives ignobles et elle pouvait s’en sentir fière.

« Je suis prête... »


Texte publié par Beatrix, 10 juillet 2017 à 13h33
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