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tome 1, Chapitre 8 « La Visite » tome 1, Chapitre 8

L'immeuble n'était pas très différent de celui dans lequel vivait Hadria, simple et sans décor à part quelques corniches et moulures. Dissimulé dans une arrière-cour, il avait été élevé une bonne centaine d'années plus tôt, dans une pierre grise que la fumée avait noircie, décennie après décennie.

Le gardien à l'entrée examina le discret tatouage mystique sur le dessous de son poignet, apparent seulement à son possesseur et à certains clairvoyants à qui Spiritus Mundi confiait la fonction de concierge. Il ne s'inquiétait visiblement pas de voir une jeune femme rendre visite à un homme célibataire. Soit ce type de rigueur morale importait peu au sein Spiritus Mundi, soit la simple idée qu'Ashley pût avoir des visées romantiques sur qui que ce soit était juste inconcevable.

Hadria s'avança dans des couloirs bien entretenus, aux murs couverts d'une sobre toile mouchetée, avant d'emprunter l'escalier ciré qui filait vers le second étage. Elle se répéta tout au long du chemin le numéro de l'appartement, saisie d'une étrange crainte de se tromper au dernier moment. Une fois devant la porte, elle leva la main pour frapper, pour la laisser retomber, soudain hésitante.

Elle ne ferait que l'importuner... Il avait besoin de calme et de repos.

Ce n'était pas comme s'ils étaient amis.

Elle repensa à la façon dont il l'avait soutenue quand elle avait été malade après sa vision dans l'entrepôt. Il y avait en lui une étrange délicatesse au-delà de sa réserve et son absence occasionnelle de tact...

Il avait affronté seul la monstruosité née du maléfice, sans crainte d'être blessé, voire tuée. Elle lui devait au moins des remerciements, même si elle n'avait aucune idée de la manière dont elle pourrait les formuler.

Enfin, Hadria trouva assez de courage pour toquer contre le battant.

« Vous pouvez entrer, ce n'est pas fermé... » répondit une voix fatiguée, mais identifiable.

Elle fronça les sourcils, jugeant qu'il manquait de prudence, avant de se rappeler que les visiteurs étaient triés sur le volet. D'une main un peu tremblante, elle tourna la poignée...

Hadria se retrouva dans un petit couloir, dont les deux côtés étaient couverts d'étagères surchargées de livres, avant de déboucher sur un salon à la décoration similaire – au point qu'elle eût été bien incapable de dire quelle était la couleur des murs. Les ouvrages s'amassaient partout, sur les tables, les consoles, le bureau... il y avait même quelques piles sur le sol. Elle n'en était pas excessivement surprise. Non... Ce qui lui semblait vraiment troublant, c'était de voir la pièce plongée dans la pénombre. Seule une lampe d'appoint était allumée à côté du fauteuil où était assis son collègue.

Ashley leva les yeux vers elle : son visage pâle aux traits tirés, comme la robe de chambre de soie qu'il portait en place de ses habituels et impeccables costumes noirs, témoignait de son état de convalescent. Sous sa manche droite, des bandages étaient encore apparents autour de son bras.

« Miss Forbes... »

Il força un sourire ; il ne portait pas ses lunettes et son regard avait quelque chose de perdu.

« Vous devrez m'excuser de ne pas me lever pour vous accueillir... Je suis heureux de constater que vous allez bien... »

Hadria le considéra gravement :

« Ce qui n'est pas votre cas, semble-t-il. Je pense que les médecins de la Fondation n'auraient jamais dû vous relâcher si tôt.

— Je le leur ai demandé »

La jeune femme poussa un soupir, laissa ses yeux se poser sur les lourdes tentures qui coupaient le jour. Elle savait à quel point les pièces sombres l'indisposaient. En dépit de son intolérance à la lumière, il éprouvait toujours le besoin d'allumer toutes les lampes dès qu'il se trouvait en intérieur, même si cela le forçait à protéger son regard. Dans quelles profondeurs obscures de sa mémoire avait-il voyagé ces derniers jours ?

« Vous tenez réellement à vous faire du mal ? S'ils jugeaient que vous deviez encore rester sous leur responsabilité, ce n'était pas pour rien. Vous devriez être encore là-bas, plutôt qu'ici à ruminer dans le noir. »

Ashley ne répondit pas, se contentant de détourner les yeux.

« Vous vous alimentez correctement, au moins ? ajouta-t-elle, cherchant du regard la porte qui devait mener vers la cuisine.

— Des repas me sont livrés. Et accessoirement... »

Elle repéra dans son regard une lueur qu'elle aurait pu prendre pour de l'amusement, si elle l'avait connu moins bien.

« ... vous venez chez moi sans vous faire annoncer, vous investissez les lieux, vous vous enquerrez de façon insistante de ma vie privée... Je devrais légitimement me sentir offensé. »

Il se recula légèrement dans son fauteuil, se laissant aller avec lassitude contre le dossier :

« Mais en toute honnêteté, je ne me sens pas la force de m'y opposer. De plus, je dois avouer que faire l'objet de ce style d'attention est une nouveauté intéressante... »

Hadria le considéra, interdite, sans savoir si elle devait en rire ou en pleurer.

« Puis-je profiter de votre bonne volonté au point de vous demander une tasse de thé ? » ajouta-t-il avec ingénuité touchante.

Cette fois, elle ne put s'empêcher d'éclater de rire.

* * *

Hadria prit enfin le temps de dégrafer son manteau et d'ôter son chapeau, avant de les accrocher sur la patère à l'entrée.

« La cuisine se trouve de ce côté », offrit Ashley en la voyant chercher la porte du regard.

La petite pièce était trop propre et ordonnée pour servir souvent. La jeune femme ouvrit deux ou trois placards presque vides, avant de découvrir une rangée de boîtes métalliques : elle finit par jeter son dévolu sur un thé vert, plus exotique à son goût, et lança le gaz sous la bouilloire. Elle ne se pressait pas, constatant avec étonnement combien il était agréable de s'occuper de quelqu'un – ce qu'elle n'avait pas fait depuis qu'elle avait quitté l'Amérique. Là-bas, elle avait toujours dû prendre les choses en main, que ce soit pour son père, ou pour Hector...

Pendant que l'eau chauffait, la jeune femme se donna le temps de respirer les odeurs particulières qui flottaient autour d'elle : vieux papier, herbes séchées, un léger relent d'encens... L'endroit exerçait sur elle un effet étrangement calmant, dont elle profita autant que possible.

Quand, enfin, Hadria retourna dans la pièce principale, elle trouva Ashley les yeux clos, la tête légèrement inclinée vers son épaule. Avec un claquement de langue, exprimant toute son exaspération amusée, elle dégagea quelques livres de la table basse pour y poser le plateau. Avisant un plaid sur le second fauteuil, elle l'attrapa pour en couvrir l'homme endormi. Elle ne put s'empêcher de sourire légèrement à la vue de son visage paisible ; ainsi, il paraissait bien plus jeune, bien moins grave, presque attendrissant, en fait.

Hadria s'assit et décida de faire honneur au thé, avant qu'il ne refroidisse ; elle prit délicatement la tasse de porcelaine, coupant net les souvenirs engrangés dans l'ustensile pour éviter qu'ils ne voyagent jusqu'à son esprit. Elle se contenta de se fondre dans l'ambiance studieuse et solitaire de l'appartement, saturée d'une étrange forme de satisfaction... ou plutôt de résignation. Et quelques bribes de crainte... la crainte des ombres perpétuelle, de l'enfermement ailleurs qu'entre les rassurantes parois de livres...

« Vous l'avez vue, n'est-ce pas... Dans ses souvenirs ? »

Le ténor un peu ensommeillé la fit légèrement sursauter... Étrangement, elle n'eut pas besoin de lui demander de quoi... ou plutôt de qui elle parlait.

« C'était... Hong Li Ming, n'est-ce pas ? »

Les yeux verts s'étaient ouverts d'une fraction :

« Oui... C'est auprès d'elle qu'Hei Yue avait appris la magie. Comme les autres jeunes filles qu'elle recueillait... Elles s'en servaient pour se venger des hommes... et des étrangers qui mettaient leur pays à sac. Hong Li Ming a jeté son dévolu sur un diplomate britannique, un jeune lord promis à un avenir brillant... Elle l'a soumis à sa volonté, l'a forcé à trahir son pays... Elle est même parvenue à se faire épouser de lui au mépris de toutes les convenances. À la suite de cette mésalliance, il est tombé dans la disgrâce ; il aurait fini par devenir trop inutile pour être laissé en vie... si un agent de Spiritus Mundi ne s'était aperçu de la machination et n'avait pas réussi à l'arracher à l'emprise du sort qui le soumettait sa volonté... Cet agent était Erasmus Dolovian. »

Elle n'en était pas autrement surprise : elle avait entendu quelques rumeurs sur la vie aventureuse de leur supérieur, avant qu'il n'accepte la direction de Gladius Irae, dix ou quinze ans plus tôt.

« En dépit de son talent, il n'a pas rattrapé Hong Li Ming... le réseau qu'elle avait mis en place l'a aidée à s'échapper. Le diplomate a pu être réhabilité et blanchi des accusations qui pesaient sur lui. Il a pu reprendre sa vie comme si de rien n'était... ou presque. »

Hadria hocha la tête, comprenant mieux la vision de la sorcière en vêtements occidentaux... Sans doute les avait-elle adoptés par souci des apparences, durant ses années de mariage avec l'homme qu'elle avait utilisé sans états d'âme. Mais cela ne répondait pas à la question qui la taraudait depuis la nuit de l'affrontement. Les paroles d'Ashley à Lune Noire résonnaient toujours dans son esprit.

« ... ce n'est pas votre société qui est venue à mon aide. Vous n'avez sauvé qu'elle, vous n'avez eu aucun regard, aucune attention pour ce qu'elle laissait derrière elle... »

« Est-ce que vous l'avez connue ? » demanda-t-elle subitement.

Il haussa légèrement les épaules :

« Au moment de sa disparition, je ne devais guère avoir plus de deux ou trois ans... »

Hadria soupira, un peu déçue. Il était en effet peu probable qu'ils se soient croisés. À moins que...

Non, elle ne devait pas aller dans cette direction. Elle avait envie qu'il lui fasse confiance. S'il devait lui en livrer plus, il le ferait de lui-même, pas parce qu'elle l'aurait assailli de questions ou qu'elle aurait lu ses souvenirs à son insu. En attendant, elle devrait vivre avec ses doutes et ses suppositions.

« Enfin, peu importe, déclara-t-elle en se levant. Quoi que j'aie pu entendre cette nuit-là, je le garderai pour moi. En attendant, que cela vous plaise ou non, je refuse de vous laisser méditer tout cela dans le noir... Je doute que cette attitude soit favorable à votre guérison. »

Elle se dirigea vers la fenêtre et tira les tentures, dévoilant la clarté du jour. Ashley ferma les yeux sous l'assaut brutal de la lumière.

« Vous avez raison, mais peut-être pouvez-vous me passer mes lunettes ? Elles se trouvent sur le petit bureau sur la gauche. »

Ayant repéré les verres fumés, elle les saisit et prit soin de lui tendre de façon à ce qu'il puisse aisément les chausser d'une seule main.

« Je ne doute en aucune façon de votre discrétion, lui assura-t-il gravement. Même si vous avez parfois tendance à vous imposer. Je pense qu'il va me falloir admettre que vous en sachiez un peu plus sur moi que je ne suis habituellement enclin à révéler. »

Hadria leva les yeux au ciel, plus amusée que choquée par sa formulation.

« Pourquoi ne pas en faire une force ? proposa-t-elle en lui tendant sa tasse de thé. N'avez-vous pas dit que vous ne connaissiez pas suffisamment mes limites ? Peut-être que nous pourrions échanger sur nos capacités respectives ? »

Il avala une gorgée de thé, grimaça légèrement, mais se garda – sagement – de tout commentaire.

« Cela me semble une bonne idée, miss Forbes. Savez-vous par où commencer ? »

Hadria écarquilla les yeux en réalisant qu'elle n'en avait aucune idée... Derrière les verres grisés, le regard de jade brilla d'un amusement trop authentique pour être qualifié de simple impression.


Texte publié par Beatrix, 31 octobre 2013 à 01h28
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