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tome 1, Chapitre 7 « Résolution » tome 1, Chapitre 7

« Très cher Hector,

... »

Sa plume hésita, puis retomba. Installée au bureau du petit meublé où Spiritus Mundi la logeait, dans un immeuble de King's Cross dont le propriétaire était en fait un prête-nom pour la fondation, Hadria tentait de profiter des quinze jours de repos qui lui avaient été octroyés après les événements du quartier chinois. Quand elle était arrivée au relais de Gladius Irae, elle semblait si épuisée, si hébétée que le responsable lui avait interdit de remettre un pied dehors. Elle était restée blottie sous une couverture, assise sur le lit de fortune de la permanence, sous le regard attentif et un peu inquiet d'un planton à la carrure de boxeur. Elle avait lutté pour demeurer éveillée, de crainte que ses rêves ne l'emmènent dans des lieux qu'elle ne souhaitait en aucune façon visiter.

Au bout d'un laps de temps indéterminé, un agent qu'elle n'avait pas encore rencontré était venu la trouver, avait posé une main sur son épaule et lui avait demandé d'une voix douce de l'accompagner. Elle l'avait suivi dans un fiacre électrique qui l'avait conduite dans la banlieue de Londres, dans l'établissement qui servait de centre médical au personnel de Spiritus Mundi. Elle y avait passé le reste de la nuit et une bonne partie de la journée, sous l'effet miséricordieux d'un sédatif qui lui avait octroyé un sommeil aussi profond que la mort... et qui lui avait permis d'oublier pour un temps Ashley, au sujet duquel personne ne semblait capable de lui répondre.

« Le travail a été un peu rude ces derniers temps... J'ai dû prendre un congé bien mérité pour ne pas craquer sous l'effort. Heureusement que mon supérieur s'est montré particulièrement compréhensif... »

Dans l'après-midi, on lui avait apporté des vêtements, prélevés dans sa propre garde-robe : quand on entrait à Spiritus Mundi, il fallait renoncer à toute notion de vie privée. Elle avait ensuite été conduite devant Erasmus Dolovian, le responsable de la branche Gladius Irae, qui avait fait le déplacement depuis les bords de la Tamise pour la rencontrer en privé.

Dolovian était un homme d'une cinquantaine d'années dont la longue chevelure blonde, encadrant un visage aux traits puissants, se parsemait de mèches argentées. La jeune femme se sentait toujours un peu intimidée devant sa haute taille, son charisme et son autorité naturelle, mais la froideur de ses yeux d'un bleu très clair n'était qu'apparente.

Elle ne put s'empêcher de repenser à cette entrevue qui l'avait laissée avec plus de questions que de réponses...

Le bureau où l'avait convoquée Dolovian était une pièce impersonnelle, à l'usage des agents de passage. Son supérieur lui demanda de s'asseoir face à lui et la considéra longuement en silence, avant de déclarer finalement :

« Avant toute chose, je tiens à vous informer que la vie de mister Ashley n'est pas en danger. Cependant, nous le tenons sous sédation pour lui éviter de subir les souffrances liées aux effets du poison. Il n'a pas été jugé opportun de permettre les visites, étant donné la situation. »

Elle referma la bouche, ravalant la question qu'elle s'apprêtait à poser et à laquelle il venait de répondre, non sans une certaine brusquerie.

« Je vais vous poser une question importante, miss Forbes... »

Les coudes posés sur l'austère bureau d'acajou, Dolovian plongea son regard pâle dans celui d'Hadria :

« Pensez-vous que cette affaire a pris un tour trop... personnel pour mister Ashley ? »

Prise de court par sa question, elle garda le silence durant un moment, avant de répondre enfin, avec circonspection :

« Je crois deviner que les circonstances de cette mission ont touché de très près à certains aspects de son passé, même si je ne sais pas précisément lesquels. Cela dit, ses connaissances... de première main en la matière ont largement contribué au règlement de la situation. »

Elle pencha les yeux sur ses mains, pas vraiment étonnée de les voir trembler sur ses genoux. Le son de sa respiration déchirait le silence ; son cœur battait un peu trop vite dans sa poitrine.

« S'est-il montré par moments... trop autoritaire envers vous ? Vous a-t-il poussé à user de vos dons quand vous ne vous sentiez pas en mesure de le faire ? »

Elle scruta le visage aux traits durs, mais réguliers, que ses fines rides rendaient plus sévère encore ; les yeux de glace la vrillaient d'un regard trop lucide à son gré. Cet homme était-il un clairvoyant, pour formuler des suppositions si inconfortablement proches de la vérité ?

« Il... il a peut-être été tenté de le faire... mais il s'en est vite aperçu et il a rectifié son attitude. J'ai tout lieu de penser que les difficultés... mineures et ponctuelles que nous avons pu éprouver lors de cette affaire sont dues à une collaboration trop récente. Nous ne connaissons pas encore nos capacités et nos limites respectives...»

Dolovian hocha gravement la tête :

« Je vois... Pensez-vous, à titre personnel, que mister Ashley a pu prendre des risques plus importants que de raison ? »

Elle sentit quelque chose se rompre à l'intérieur d'elle-même, comme une digue qui retenait le flot de ses émotions. Elle se redressa brusquement, les mains appuyées sur les accoudoirs du fauteuil :

« Je... je vous en prie, arrêtez ! s'écria-t-elle d'une voix tremblante. Que cherchez-vous à me faire dire ? Il ne m'appartient pas de formuler des critiques sur mon partenaire, surtout quand il n'est pas en mesure d'y répondre ! Et je... je pense même qu'il a gardé une maîtrise remarquable compte tenu des circonstances. Il s'est certes mis en danger, mais uniquement pour me couvrir pendant que je m'efforçai d'éliminer cette... abomination... »

Elle se laissa retomber sur son siège, les deux mains plaquées sur sa bouche. Comment avait-elle pu perdre ainsi le contrôle d'elle-même ? Dolovian la regarda en silence, le visage inexpressif... Puis, enfin, une ombre ténue de sourire releva le coin de ses lèvres :

« Merci, miss Forbes. Je sais ce que je voulais savoir. Je ne pensais pas que mister Ashley pourrait un jour susciter ce genre de loyauté... ni accepter de faire autant confiance à qui que ce soit. »

Son sourire s'affirma :

« Je pense donc que nous pouvons pérenniser votre association. Il va sans dire que nous comptons sur vous pour exercer sur mister Ashley une influence salutaire... et tempérer ses défauts les plus manifestes. »

Hadria le regarda avec des yeux écarquillés de surprise, avant de plonger son visage dans ses mains, avec la sensation d'avoir non seulement perdu toute chance d'un retour rapide en Amérique, mais, pire encore, signé son propre aller simple pour Bedlam (1)...

***

Hadria mordilla le bout de sa plume, cherchant une autre formulation :

« Très cher Hector,

L'expérience que j'ai acquise à te servir continuellement de nounou a porté ses fruits, car me voici destinée à assurer la même fonction auprès de mon partenaire. Le fait qu'il soit plus expérimenté que moi ne change rien à l'affaire... »

Elle se recula dans la chaise avec un petit grognement. Elle rêvait d'une situation simple et sans complications... d'une situation sans Spiritus Mundi, sans Gladius Irae. Sans John-Liang Ashley et son passé aussi trouble que le fog de Londres.

Sans l'image ambiguë de cette sorcière chinoise qui avait tant compté dans la vie de « Lune Noire », dans sa tenue occidentale, sous son ombrelle de dentelle, un sourire secret aux lèvres... Sans la mystérieuse Hong Li Ming, et le profond ressentiment que semblait lui porter Ashley. Pouvait-il s'agir de la même personne ?

La jeune femme poussa un soupir et étira ses muscles tendus ; peu de temps après son entrevue avec son supérieur, elle avait été renvoyée en sa demeure sans plus de cérémonie. Cela faisait cinq jours à présent. Elle avait pris soin de s'enquérir quotidiennement de l'état de son partenaire ; elle avait appris la veille qu'il était de retour chez lui ; cela semblait bien rapide, compte tenu de ce qu'il avait subi...

Depuis, elle se sentait submergée par l'indécision et l'embarras. Devait-elle aller le voir ? La visite d'une jeune femme chez un célibataire pourrait être mal interprétée – même si elle savait qu'elle ne courrait pas le moindre danger en côtoyant seule Ashley. Mais elle tenait à sa réputation...

Hadria supposait qu'après une expérience aussi pénible, il avait envie qu'on le laisse en paix...

Elle frappa sur la table de frustration : elle se créait tous les prétextes possibles pour ne pas lui faire face. Pour ne pas le voir affaibli, pour ne pas être confrontée au fait qu'aucune de ses questions ne trouverait de réponse... Pour ne pas sembler éprouver de l'attention ou de l'inquiétude à son égard...

Qui essayait-elle de tromper... à part elle-même ?

Hadria se leva et regarda autour d'elle, à la recherche de son manteau : elle irait au siège de Spiritus Mundi et obtiendrait son adresse... de gré... ou par d'autres moyens détournés s'il le fallait.


(1) Nom populaire donné à un hôpital pour malades mentaux fondé en 1400 à Londres, le Bethlem Royal Hospital. Le mot anglais « bedlam », qui désigne le chaos et la confusion, en tire son origine.


Texte publié par Beatrix, 21 octobre 2013 à 16h01
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