Deux heures plus tard, Hadria était toujours aussi perturbée par les paroles d’Harmont. À présent qu'il avait semé le trouble dans son esprit, elle ne pouvait plus voir ses collègues de la même manière. Et elle ne voulait surtout pas songer à sa dernière remarque…
Armée d’un livre, elle s’était assise dans le salon, confortablement installée dans un fauteuil qui tournait le dos à la porte. Silencieuse et immobile, elle pouvait écouter toutes les conversations autour d’elle, dans le va-et-vient des différents occupants de la maison : Ralstone, McFarlane, By, Standish, Jordans, d’Harmont… Madame Konstantine… Ashley…
Ralstone et Jordans avaient mené un petit conciliabule dans le coin le plus éloigné de la pièce ; ils parlaient à voix basse, mais quelques éclats de voix troublaient parfois le calme du lieu. Hadria n’avait saisi que quelques mots : expérience… reine… secret… Ce qui était tout à la fois évocateur et étrangement perturbant.
McFarlane, de son côté, avait été entrepris par madame Konstantine qui semblait vouloir obtenir de lui qu’il l’introduise dans des cercles d’invocation des Sidhes. Le « docteur féerique » ne manifestait pas un grand enthousiasme ; sa conversation ressemblait à celle d’un vieil ours mal réveillé qui aurait tenté d’être courtois, malgré tous les efforts de la mante religieuse de l’ésotérisme pour l’enserrer dans ses rets. À l’abri de son poste d’écoute, Hadria n’avait pu s’empêcher de sourire à ces échos, qui valaient largement le détour. Elle avait saisi un autre échange pour le moins intéressant entre d’Harmont et Standish, avant que le démystificateur ne réalise que la pièce était occupée… Quelque chose qui avait à voir avec leurs « mandataires respectifs ».
Ce terme n’avait pas manqué de faire dresser l’oreille à Hadria : n’avait-elle pas elle-même été mandatée par Spiritus Mindi, du moins par la partie officielle et connue de la fondation ? Les deux hommes s’étaient tus dès qu’ils avaient remarqué sa présence. Elle avait fait mine de lever le nez de sa page, comme s'ils l’avaient dérangée dans sa lecture. Standish avait froncé les sourcils, tandis que d'Harmont demeurait tout sourire. Ils avaient rapidement pris congé, non sans que le comte ne lui eût adressé un regard appuyé et indubitablement amusé.
Depuis, Hadria ne saisissait pas un traître mot de l'ouvrage : ses pensées tournaient en rond, et pas exactement autour des bons sujets.
« Me permettez-vous de vous tenir compagnie ? » lança une voix plus moqueuse que courtoise.
Elle releva les yeux, pour découvrir By debout devant elle.
« Oui, bien volontiers… répondit-elle évasivement.
— Vous pouvez très bien m’envoyer promener si vous en avez envie, riposta le mythologue avec un petit sourire.
Parfois, je dois dire que je peine à apprécier ma propre compagnie. »
La jeune femme ne put s’empêcher de sourire à cette remarque ; elle referma son livre – de toute façon, elle parcourait la même page depuis plus d'une heure – et le posa à côté d’elle. By s’assit en face d'elle, les coudes sur les genoux, ses longs doigts croisés sous son menton.
« Je me pose une question depuis votre arrivée, assez simple en fait… Qu'êtes vous donc venue faire dans ce panier de crabes ? »
Elle haussa légèrement les épaules, même si ce geste était réputé inélégant chez une dame :
« Lord Ralstone a notifié son désir d'exposer ses derniers travaux concernant la corrélation entre les Sidhes et les lignes d’énergie… Spiritus Mundi a proposé de lui envoyer quelques représentants afin de déterminer si ses travaux pouvaient bénéficier de l'aide de la fondation.
— ...qui s’est donc empressée de mandater les meilleurs éléments dans son carnet d’adresses… » termina-t-il, non sans ironie.
Hadria sentit ses joues s’empourprer :
« Je me doute bien qu'il s'agit d'une moquerie, et non d'une remarque courtoise… protesta-t-elle. Je vais finir par croire que le principe de la galanterie vous échappe totalement. Contrairement à mister Ashley, je sais que je suis un élément pour le moins… ordinaire, avec un don banal… Il n’est pas nécessaire de l’appuyer de façon aussi éhontée ! »
Il la considéra pensivement, par-dessus ses mains jointes :
« Hum… Je ne vous crois pas si médiocre que cela ; tout d’abord, parce que vous ne clamez pas à tous les vents à quel point vous êtes fabuleuse. Ce qui me conduit à penser que votre don est authentique. Si vous étiez une sorte de charlatan, vous porteriez une robe de soie et traîneriez après vous des hordes de soupirants dévoués… »
Elle se demanda si cette description s’appliquait à madame Konstantine. Au sourire en coin de By, cela ne faisait pas grand doute.
« Eh puis, Standish est terrifié par votre charmante présence… J’avoue que le spectacle était plutôt amusant ! »
Il esquissa un geste désinvolte de la main :
« Mais peu importe… Vous êtes sans doute bien trop honnête et naïve pour exploiter votre don – véritable, cela va de soi… – d’une façon qui assurerait vos vieux jours. Et c’est la raison pour laquelle je vous conseillerais de ne pas vous engager trop avant dans le petit groupe des courtisans de Ralestone…
— Vraiment ? répliqua-t-elle sèchement. Si c’est si dangereux ou répréhensible, que faites-vous ici ? »
Les sourcils de By se haussèrent :
« À la vérité… Je suis curieux. Un peu trop peut-être être. Et prétentieux aussi… J’apprécie d’être ainsi distingué parmi l’ensemble de mes collègues ! »
Il haussa les épaules :
« Je ne peux pas être aussi pur qu’Asley… mû par le simple désir de savoir… Mais dans le fond, je ne sais pas si je l’envie ! Être à ce point détaché des contingences humaines n’est pas plus sain sur le long terme que d’être esclave de ses turpitudes. Mais vous me direz – à juste titre, que cela ne vous regarde pas vraiment. »
Hadria se raidit à la mention du normaliste. Pourquoi tant de gens tenaient-ils à lui parler de son partenaire, alors qu'il n’était censé être pour elle qu’une vague connaissance ? Pouvaient-ils lire dans ses pensées ? Ou dans celles d'Ashley ?
« Vous pensez que quelque chose de… dangereux pourrait se tramer ici ? » demanda-t-elle d’un ton inquiet, autant par curiosité que pour dissimuler son trouble.
Le mythologue joignit les mains derrière son dos et leva les yeux au ciel :
« Ah, je m’excuse de vous avoir inquiétée… S’il y a danger, c’est de vous retrouver prise dans leurs petites intrigues de cours. Ralestone possède un titre, de l’argent et un manoir situé dans un lieu intéressant à leurs yeux. Mettez-vous au travers du chemin de ces parasites, et vous risquez d’avoir quelques ennuis… Ce panier de crabes n’est pas pour vous, miss Forbes. »
Elle se leva d’un coup, bien décidée à lui expliquer ce qu’elle pensait de son avis, mais il éclata de rire et ajouta :
« Ne montez pas sur vos grands chevaux, je pense exactement la même chose de mister Ashley. Je ne doute pas que vous ayez été invités ici pour l’aura de respectabilité que vous diffusez… En tant que protégés de cette institution lumineuse et débonnaire qu’est Spititus Mundi ! »
Hadria retint un sourire supérieur : manifestement, By ne savait pas tout des activités de Spiritus Mundi. Il ignorait l’existence de Gladius Irae, le bras armé de la « lumineuse et débonnaire » fondation qui les avait chargés de découvrir ce qui se tramait chez lord Ralstone, sur lequel des rumeurs pour le moins inquiétantes courraient depuis plus de vingt ans. Notamment la disparition de plusieurs petites filles qu’il avait pris sous sa tutelle et que personne n’avait jamais revues dans la moindre institution. Des faits qui, conjugués avec le goût du maître des lieux pour certaines branches du surnaturel, suffisaient à attirer l’attention du Gladius Irae.
En vain peut-être : il y avait des chances que ces racontars ne fussent rien de plus. Cependant, les enquêtes préalables des agents de renseignement de la fondation y ajoutaient foi. En presque un siècle et demi d’existence, Spiritus Mundi avait établi un réseau d’influence particulièrement étendu et complexe. Les « intrigues de cour » ne la concernaient pas. Mais Hadria devait reconnaître que même une langue de vipère telle que By pouvait rapporter des informations intéressantes…
« J’avoue que j’ai du mal à comprendre pourquoi un petit nobliau sans fortune peut attirer des personnes aussi… prestigieuses…
— Prestigieuses ? »
By éclata de rire :
« Ils sont tous avides de gloire… Il le faut l'être pour miser sur le succès que Ralestone leur a fait miroiter en sous-main ! Jordans n’a trouvé personne d’assez peu circonspect pour adhérer jusqu’au bout de ses théories. Il est devenu l’éminence grise de Ralestone. McFarlane s’est depuis longtemps décrédibilisé, avec ses soi-disant visites dans les contrées féeriques. Et madame Konstantine… Le regard qu’elle porte sur votre jeunesse vous instruira bien assez sur ses peurs profondes. Ce sont ses attraits, bien mieux que ses… talents allégués, qui lui assurent une cour d’admirateurs empressés. Standish y voit un terrain fertile à ses opérations de démystification : sans doute suppose-t-il que derrière cette réunion aux objectifs pour le moins flous, il existe une escroquerie de grande envergure ! Ralstone ne vous a pas tout dit, très chère… Pas plus, sans doute, qu’à votre cher partenaire. »
Il s’appuya sur le bras du fauteuil avec désinvolture :
« Par contre, je, ne m’explique pas vraiment la présence du comte d’Harmont… Il n’a pas grand-chose d’un parasite. Mais il possède une qualité que Ralestone n’a pas et à laquelle il aspire : la réputation d'un sérieux à toute épreuve. Ce qui m’étonne, c’est que notre hôte ait réussi à l’attirer en ces lieux… »
Hadria haussa un sourcil : elle se posait la même question.
« A ce propos, mister By… Quelle est donc la spécialité du comte ? »
L’œil sombre du mythologue se mit à pétiller :
« Eh bien… Je dirais qu’il est un collectionneur… Un curieux comme il en existait dans les siècles passés. Un chroniqueur de l’étrange… »
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