Le petit groupe se retourna, pour découvrir lord Ralstone, tout sourire :
« Il est temps de passer à table. J’ai prévu tout spécialement des plats typiques des Cornouailles. J’espère qu’ils seront à votre goût…
— Tout sera mieux que la cuisine anglaise ! déclara Harmont avec bonne humeur.
Cette remarque lui valut quelques regards noirs des Britanniques de l’assemblée, mais Hadria l’approuva de tout cœur.
« Quant au vin, mon cher comte, il sera français. Un cru de Bordeaux dont vous me direz des nouvelles. »
Le français sourit d’un air extatique.
La salle à manger avait, de toute évidence, été récemment rafraîchie : il était impossible qu’une pièce d’un château ancien soit… si médiévale, avec ses remplages gothiques le long des murs, sa voûte en arcs brisés, sa grande cheminée armoriée ; tout le décor était peint de couleurs profondes, du bleu constellé d’étoiles pour le plafond, des rouges et des ors pour les murs… Le tout avait un côté un peu trop « neuf », trop propre au goût d’Hadria, mais elle ne pouvait nier l’esthétisme de la chose.
Des chaises aux allures de cathèdres s’alignaient de part et d’autre d’une table massive, où des assiettes de faïences vernissées et des coupes d’étain ciselé étaient censées évoquer les temps chevaleresques.
« Si notre hôte avait voulu paraître plus authentique, susurra By à côté d'elle, il aurait évité de mettre des fourchettes ou des serviettes. Nous aurions mangé avec nos doigts avant de les essuyer sur la nappe, comme le voulaient les usages polis de l’époque. »
L’humour particulier du mythologue fit sourire Hadria. Elle se prit à espérer qu’on l’avait placée à côté de lui : au moins pourrait-elle se distraire un peu. Mais ses espoirs furent déçus : au moins avait-elle pour voisins le courtois d’Harmont et le discret Jordans, plutôt que Standish ou même son taciturne partenaire. Mais ce fut avec un enthousiasme très mitigé qu’elle rencontra le regard de Madame Konstantine face à elle.
En plongeant sa cuillère dans un potage qui ne l’inspirait gère, la jeune femme écouta d’une oreille distraite lord Ralstone retracer l’histoire de sa famille ; d'Harmont le saisit comme un défi et, bientôt, la conversation se transforma en un étalage des mérites comparés de la noblesse française et britannique. La jeune femme se dit qu’être née dans un pays récent ne comportait pas que des désagréments.
En désespoir de cause, elle se tourna vers Jordans : l’homme s’était montré peu loquace jusque-là, mais peut-être que, si elle tentait de lui faire la conversation, il s'animerait un peu.
« Professeur, vous avez tout à l’heure mentionné quelque chose comme… l’altération subconsciente. Je dois avouer que je n’ai jamais eu la chance d’entendre parler de vos théories. Pourriez-vous m’expliquer un peu de quoi il s’agit ? »
Le regarda de l’homme s’éclaira ; malgré tout, il gardait une mine méfiante. Il leva le nez pour regarder attentivement tout autour de lui, comme s’il craignait qu’on les entende.
« Miss Forbes, vous me voyez touché de cet intérêt… Mais c’est lord Ralstone qui finance depuis peu mes travaux et depuis notre accord… je me dois de garder une certaine discrétion. »
Ennuyée, Hadria fronça les sourcils en dessinant des tourbillons dans le potage.
« Mais il me semble que Mister Ashley était au fait de vos travaux… finit-elle par remarquer avec un sourire qui se voulait charmeur.
— Sans doute est-il tombé sur mes premiers articles ! Étant donné la culture de ce jeune homme, je ne serais pas étonné qu’il lise l’ensemble de la presse sur les sciences officieuses… »
La jeune femme réprima une grimace : Jordans n’était pas loin de la vérité. Les capacités de travail d’Ashley étaient tout bonnement inhumaines.
« Hélas, ce n’est pas mon cas. Vous n’avez pas besoin de rentrer dans les détails… De toutes les façons, ajouta-t-elle avec une légère moue, je ne suis pas sûre que je comprendrai l’intégralité de la chose… »
Jordans lui adressa un sourire presque timide :
« Ne vous sous-estimez pas… Et cela n’a rien de très complexe, en fait… »
Il lança un coup d’œil circulaire tout autour de lui, constatant que les autres convives se trouvaient engagés dans diverses conversations, avant de reprendre :
« En fait, ma théorie repose sur l’idée que l’esprit de l’homme altère le tissu même de la création. Voyez-vous, la plupart des êtres de ce monde, même s’ils sont parfois capables de stratégies nouvelles et d’innovation, ne peuvent se faire une représentation de ses parties invisibles. L’humain, au contraire, a un tel désir d'en maîtriser les aspects inconnus de lui qu’il n’hésite pas à les recréer dans son imagination. »
Même si la prudence l’avait retenu de prime abord, il devenait de plus en plus à l’aise au fur et à mesure de ses explications.
« Nul n’est besoin de préciser qu’en des temps où l’homme n’avait pas encore reçu les lumières du rationalisme scientifique, son univers se peuplait de phénomènes fantastiques et de créatures mythiques. Au point que dans l’imaginaire collectif, ces phénomènes ou ces êtres finissaient par acquérir un statut totalement reconnu, y compris par les personnalités scientifiques de cette époque. À leurs yeux, aucune explication rationnelle ne pouvait contredire leur existence. Même l'absence d' observation directe ne prouvait que l’absence… non l’absence d’existence. »
Avec enthousiasme, il racla les derniers dépôts de potage au fond de son assiette, avant de poursuivre :
« Je pense qu'au fil du temps, ces croyances peuvent prendre une telle puissance, qu’elles finissent par interférer aux règles de monde... voire se substituer à elles. Bien entendu, dans bien des cas, la croyance est trop éloignée et diffuse pour pendre corps : ce n’est pas parce que dans nos contrées, on croyait aux cynocéphales et autres sciapodes qu’ils se mettaient à exister à l’autre extrémité du continent…
» Bien sûr, la théorie n’est pas nouvelle. Mais jusqu'à présent, elle n'avait jamais été étudiée de façon approfondie ; bien des fois, une observation superficielle tendait à la faire rejeter même des milieux les plus ouverts. Sans doute parce que sa manifestation naturelle est bien plus rare qu'on ne pourrait l'imaginer ; un certain nombre d’éléments doivent être réunis pour que la représentation imaginaire puisse effectivement altérer la réalité. »
Hadria devait admettre que l’idée que l’humanité pût donner vie à ses légendes avait quelque chose de fascinant, mais aussi de terrifiant. Elle savait mieux que quiconque quels sombres motifs pouvaient traverser l’esprit des gens. Surtout dans le monde de la magie : certains sorts n’avaient d’autres buts que matérialiser la haine et le ressentiment de l’invocateur.
« Je comprends… mais pourquoi pensez-vous que ces cas n'ont jamais été étudiés avec sérieux auparavant ? demanda-t-elle, espérant que sa question ne serait pas jugée trop impertinente.
— C’est une excellente question, répondit Jordans. Comme je vous le disais, la première réponse… est que cette voie de recherche a longtemps été jugée comme… fantaisiste et sans aucune base avérée. Ironiquement, elle était considérée avec le même mépris que nos branches de prédilection peuvent rencontrer auprès des sciences dites… classiques. »
Hadria hocha la tête avec compréhension : en tant que détentrice d’un don paranormal, il lui était souvent arrivé, depuis son enfance, d’être considérée comme une folle ou une originale.
« Continuez, je vous en prie, l'encouragea-t-elle avec un sourire qu’elle espérait pas trop forcé ni trop transparent.
— Très bien. Lors de son apparition, un mythe est encore quelque chose de fragile… Voire de volatile. Il n’est pas encore bien ancré dans l’esprit d'une population, et prend pour chacun une forme qui lui est propre. Il faut attendre que ce mythe ou cette légende se soient fixés dans l'imaginaire d’une communauté pour qu’il commence à prendre corps. C’est en cela que la représentation prend tout son sens. La traduction artistique d'un mythe, notamment, offre un support qui va garantir l’homogénéité de la représentation, jusqu’à devenir une part à la fois inconsciente et consciente de la réalité intérieure de chacun. »
C’était une explication complexe, mais elle sembla parfaitement claire à Hadria.
« Je comprends, déclara-t-elle. Donc si le mythe ou la légende se voit attribuer une apparence qui est la même pour tous, ou du moins suffisamment analogue, il lui est plus aisé de prendre corps ?
— Exactement. Mais ce n’est que le premier élément. Le second, dirais-je, est la conviction profonde de l’existence du mythe. Ce qui paraît couler de sources, et pourtant, je peux vous dire qu’il est de plus en plus difficile de trouver des communautés où une légende est encore au centre d’une croyance forte et vigoureuse… »
Hadria hocha la tête : le soi-disant « triomphe de la raison » avait bien souvent sonné le glas d’une autre perception du monde, à laquelle les méthodes scientifiques auraient pu être appliquées pour le plus grand profit de tous.
« Le troisième prérequis, poursuivit Jordans, dont la voix devenait de plus en plus enthousiaste au fur et à mesure de ses explications, est la présence de courants telluriques qui alimentent cette représentation et lui donnent corps…
- Quand vous voulez dire… prendre corps, remarqua pensivement la jeune femme, parlez-vous d’une manifestation matérielle ? Elle peut se créer juste à partir de cette… conviction ? »
Jordans mit un certain temps à lui répondre, principalement parce que la suite du repas était en train de leur être servi : une sorte de ragoût de volaille qui laissa Hadria aussi sceptique que le potage, mais dans lequel son voisin piocha allègrement. Elle dut attendre que la moitié de son assiette eût disparu dans son estomac pour qu’il daigne enfin reprendre le fil de la conversation :
« Tout dépend de quel type de manifestation nous parlons. Si elles ne sont pas, par définition, matérielles, comme des spectres ou des apparitions, et surtout si elles sont occasionnelles, la puissance de la conviction peut largement suffire à leur existence. Il est plus que probable que l'essentiel des manifestations ectoplasmiques y puise son origine… Cependant… »
Il se pencha vers elle, comme s’il craignait que quelqu’un d’autre ne l’entende :
« Mais quand il s’agit de créatures moins… insaisissables, le phénomène peut prendre la forme d’une altération.
— Altération ? »
Elle n’était pas sûre qu’elle aimerait ce qui allait suivre : il existait bien trop de notions ambigües, voire négatives dans le domaine du surnaturel. Les dons de clairvoyance ou les perceptions particulières étaient différents : juste des capacités qui se situaient au-delà de la norme généralement établie. Mais il en était autrement pour toute cette frange qui mettait en jeu la magie ou les invocations : elles impliquaient bien trop souvent le détournement des énergies du monde. Elle tremblait encore à la pensée de la mission sur les docks de Londres qui aurait pu si mal tourner.
« L’altération du préexistant… Selon la nature du mythe concerné, ce qui s’en rapproche le plus est susceptible de subir des transformations… En particulier si cet élément, ou cet être se trouve assimilé à la légende. Par exemple, imaginons que l’apparition d’un cheval blanc puisse faire croire à la présence d’une licorne dans une forêt. Si la conviction qu’il existait des licornes dans les bois environnants est forte parmi la population, et que ce cheval blanc a pu être pris occasionnellement pour tel, il n’est théoriquement pas impossible qu’au fil du temps, il finisse par développer les attributs d’une licorne. »
L’image était belle, mais l’esprit d’Hadria, affûté par son service au sein de Gladius Irae, commençait à y entrevoir des implications dérangeantes :
« Mais que peut-il se passer si cette altération n’implique pas un animal, ou un lieu ? Mais des êtres humains… Si une personne ou un groupe de personne sont soupçonnés d’être des sorciers… ou des loups-garous… ou des vampires, ou même des démons ? »
Le visage de Jordans se ferma :
« Cela rentre dans le champ des possibilités. Je n’ai jamais eu le loisir d’étudier des cas qui touchaient… à des variations humaines… »
Son discours sonnait étrangement faux… et soudain, Hadria eut l'impression que le ragoût prenait comme un goût bizarre sans sa bouche. Elle écarta son assiette encore à moitié pleine, remarquant que Jordans s’était muré dans le silence. Il avait tourné son attention vers les autres convives, comme s’il avait le sentiment d’être allé un peu trop loin…
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