Le café où les deux agents de Spiritus Mundi avaient fait une halte bienvenue n'était pas le plus sélect des établissements, mais Hadria se plaisait à voir du monde autour d'elle, même si c'était sous un plafond un peu craquelé et des murs plus que grisâtres : pas de zones d'ombre ni de créatures aux yeux jaunes, cochons, vers ou crapauds... Malgré tout, Ashley attaqua le sujet avec une vigueur qui ne semblait pas vouloir se démentir :
« Nous allons attendre que les émanations de haine qui accompagnent cette entité disparaissent. Peut-être pourrez-vous discerner plus efficacement ce qui se cache derrière, quand ces émotions parasites auront disparu. »
Elle reposa sa tasse de thé sur la table ronde coincée entre leurs deux paires de genoux.
« Je ne suis pas sûre que ça marche ainsi, déclara-t-elle avec nervosité.
— Vous craignez ce que vous allez rencontrer ? » rétorqua-t-il vivement.
Elle le fixa d'un regard étonné ; la rumeur des autres clients leur parvenait de façon très lointaine, même les vociférations de deux hommes en état avancé d'ébriété et le rire strident d'une grosse femme qui s'encanaillait avec deux types à l'allure plus que louche. Ashley était habituellement une présence froide, distante ; seuls d'infimes détails, qui n'étaient discernables que lorsqu'on commençait à réellement le connaître, montraient qu'il éprouvait peut-être des sentiments. Elle ne l'avait jamais vu manifester autant de passion. Agacée, elle recula légèrement sa chaise et le toisa :
« Peur ? Bien sûr que oui, j'ai peur : de ressentir encore une fois la haine terrible de cette créature, la terreur qu'elle a suscitée chez ces malheureux... Il faudrait que je sois insensible ou stupide pour ne pas avoir peur, non ? Tout le monde n'est pas comme vous ! »
Un soupçon soudain s'empara d'elle :
« En l'occurrence, je serais presque tentée de croire que c'est vous qui craignez ce que vous allez rencontrer, poursuivit-elle en plissant légèrement les paupières. C'est plus facile de me mettre en première ligne, n'est-ce pas ? »
Hadria savait, en son for intérieur, que cette déclaration était injuste. Il s'était toujours montré attentif à sa sécurité, physique et mentale. Il n'avait jamais hésité à s'interposer s'il pensait qu'elle était menacée d'une façon ou d'une autre, comme si c'était la chose la plus naturelle au monde. Elle comprenait d'autant moins pourquoi, cette fois, il semblait faire si peu de cas de ses réticences.
Ashley resta un moment impassible, sa propre tasse stoppée à mi-hauteur ; derrière les verres assombris, les yeux en amande s'étaient élargis, leurs prunelles vertes brillant d'un éclat singulier que même leur protection coutumière ne pouvait dissimuler. Son visage était devenu étrangement pâle et ses lèvres serrées se réduisaient à une mince ligne.
Plus déstabilisante encore était son incapacité manifeste à proférer la moindre parole. Surprise et embarrassée, elle tendit les mains pour sauver la tasse d'un désastre imminent :
« Je.. je suis désolée, bredouilla-t-elle en posa le récipient sur la table. Je ne voulais pas dire tout cela et je m'en excuse... »
Elle se morigéna intérieurement : bien souvent, elle admonestait Hector, l'ami d'enfance qu'elle avait laissé derrière elle à Minéapolis, parce qu'il disait tout ce qui lui passait par la tête... et voici qu'elle venait de se conduire de la même manière. Elle avait clairement blessé son partenaire plus qu'elle n'en avait l'intention...
Après tout, que savait-elle de lui ?
Si peu...
Il baissa les yeux vers ses mains vides, les reposa lentement sur la table :
« Ne vous excusez pas. Vous avez tout à fait raison. Je ne devrais pas assumer que vous pouvez vous lancer dans cette recherche si vous ne vous en sentez pas prête. »
À présent, elle ressentait ses paroles comme une insulte. Pour qui la prenait-il ? Une petite fleur fragile ?
L'étreinte de ses bras autour d'elle...
La protégeant de l'assaut des sensations violentes émises par la créature...
Elle sentit le rouge lui monter aux joues.
« Ne vous inquiétez pas, j'avais juste besoin de me ressaisir un peu. Je serai prête... »
Elle laissa passer un temps de silence avant d'ajouter :
« ... dès que vous le serez. »
Lorsqu'Hadria se retrouva accroupie dans le coin d'ombre, dans la crasse, la poussière et les odeurs de fiente de pigeon, sous la surveillance vigilante de son partenaire, elle se dit qu'elle avait sans doute parlé un peu vite. Ashley avait repris son calme habituel, comme si sa minime et temporaire perte de contrôle n'était rien qu'un aléa des plus négligeables. Elle avait comme le sentiment de s'être fait plus ou moins manipuler.
Elle sentait son regard peser sur elle, ce qui perturbait considérablement sa concentration. Toutefois, la jeune femme avait tellement hâte d'en finir qu'elle était prête à déployer un sursaut de volonté pour venir à bout du problème. Elle ôta ses gants et se pencha pour toucher légèrement le sol : elle pouvait capter les émanations des émotions absorbées par les lieux, si elles étaient assez fortes, mais la lecture sur un support demeurait toujours plus fiable, surtout quand les empreintes commençaient à se dissiper.
Hadria s'attendait cette fois à ce qu'elle allait rencontrer, à ce déferlement de haine intense... Cette créature ne semblait composée que de cela. Elle réprima la nausée qui s'emparait d'elle pour se focaliser sur ce qui se dissimulait derrière, comme si elle se saisissait du bout des doigts d'un voile gluant et déliquescent pour le déchirer et découvrir ce qu'il cachait.
Une vision s'imposa à elle : une fosse grouillante de vermine, de tout ce qui insufflait le plus de terreur et de dégoût au fin fond de la conscience humaine. Araignées, scolopendres, scorpions, serpents, crapauds... Un amas noir, brun et verdâtre, lié en masse qui se tordait et se tortillait, comme pour se fondre en une seule entité, une unique créature dont l'essence brillait d'un jaune écœurant.
Étrangement, ce n'était pas les animaux eux-mêmes qui exsudaient cette haine : ils n'étaient que des êtres parmi tant d'autres, que la nature avait dotés de moyens redoutables de chasser et de se défendre, même si leur apparence était répulsive aux yeux des hommes... C'était l'intention qui avait accompagné cette fusion. Une intention si maléfique qu'elle sentit ses entrailles se tordre douloureusement. Elle ne savait combien de temps elle pourrait encore supporter ce simple contact. Il fallait cependant qu'elle aille plus loin. Qu'elle écarte cette masse répugnante, en se persuadant qu'elle ne pouvait pas la blesser...
Voir au-delà...
Tout cet amas grouillant était contenu dans une jarre, ou un pot... Elle pouvait en saisir les contours arrondis, comme enflés sous l'effet du poison. Et dessus... Il y avait un sceau. Deux idéogrammes... Elle ne connaissait pas l'écriture chinoise, mais elle devait faire au mieux pour en retenir le dessin, le graver comme au fer rouge dans sa mémoire. En désespoir de cause, elle attrapa le médaillon qui pendait à son cou, le serrant de toutes ses forces, l'inondant de ses émotions, focalisées autour de l'inscription et d'elle seule... C'était l'unique solution...
Enfin, quand Hadria fut sûre qu'elle pourrait de nouveau avoir accès à cette image mentale, elle se permit de lâcher prise. Elle ouvrit les paupières, pour se découvrir à quatre pattes sur le sol crasseux, les yeux noyés de larmes de dégoût et d'épuisement, en proie à un malaise si fort qu'elle arrivait à peine à garder sa lucidité. Elle sentit des bras minces et vigoureux la saisir sous les aisselles et la soulever pour la remettre sur des jambes flageolantes.
« Dehors... Vite », balbutia-t-elle entre des dents serrées pour empêcher le contenu de son estomac de s'échapper.
Avec l'aide de son partenaire, une main pressée sur ses lèvres et l'autre sur son ventre, la jeune femme gagna la porte de l'entrepôt puis la ruelle qui en longeait le côté. Elle n'aurait pu résister une seule seconde de plus : pliée en deux, elle rendit son dernier repas dans un recoin, avec juste assez de présence d'esprit pour retenir ses jupes et les garantir des éclaboussures. Même quand elle n'eut plus rien à vomir que quelques filets de bile, les spasmes se poursuivirent, jusqu'à ce qu'enfin son estomac se calme et qu'elle relève la tête, tremblante et faible comme un chaton, avec un goût épouvantable dans la bouche.
C'est à ce moment qu'elle réalisa qu'Ashley avait continué à la soutenir tout du long. Il fouilla dans sa poche intérieure pour lui tendre un mouchoir propre, blanc et amidonné. Elle le remercia d'une voix inaudible, consciente de son regard inquiet. Comme elle hésitait à l'employer, il déclara avec son pragmatisme habituel :
« Vous n'aurez qu'à le garder. Vous me le rendrez après son passage à la blanchisserie. »
Elle esquissa un pâle sourire, en tamponnant son visage en sueur et ses lèvres souillées.
« Il vaut mieux que nous rentrions au siège, poursuivit-il. Vous pourrez vous reposer avant de m'expliquer ce que vous avez vu... »
Ashley hésita un peu, les yeux baissés sur ses mains jointes, ce qui était chez lui une rare manifestation d'embarras, avant d'ajouter :
« Je pense que j'ai commis une erreur en vous obligeant à explorer cette manifestation alors que l'aura de l'apparition était encore trop forte. D'autant moins pardonnable que je connais la nocivité des intentions qui accompagnent toujours l'invocation d'une larve dorée. Il est préférable que vous ne tentiez plus d'utiliser votre don... Nous reviendrons à une investigation classique, même si cela prend plus de temps. »
En dépit de sa tête douloureuse, elle se tourna vers lui, les yeux élargis par l'étonnement, non sans une pointe de mortification :
« Vous croyez donc que je n'ai rien perçu d'utile ?
— Je n'ai pas dit cela... » objecta-t-il.
Son partenaire laissa passer un temps de silence, puis déclara enfin, avec une remarquable ingénuité :
« Vous avez réellement trouvé un élément important ? »
Si elle ne s'était pas sentie si mal, elle aurait sans doute cogné le mur de frustration. À sa manière, cet homme était aussi socialement inepte qu'Hector. Certes, pas pour les mêmes raisons ni de la même façon, mais elle n'aurait parié sur aucun d'eux deux pour animer la réception de l'année.
Elle ferma les yeux le plus fort possible, essayant de bloquer n'était-ce qu'un temps la lumière qui agressait ses prunelles :
« Je vous en parlerai quand j'aurai de nouveau l'impression d'appartenir à l'espèce humaine, si vous le voulez bien.
— Bien sûr. Je vais tâcher de trouver une voiture. Souhaitez-vous rester ici, ou m'accompagner ? Je reviendrai vous chercher par la suite. »
Elle sentait dans son dos la présence de la forme terrible de l'entrepôt... Et le regard jaune d'une créature hybride qui incarnait tout ce que l'homme possédait d'instinct mauvais en lui.
« Je vous accompagne », s'empressa-t-elle de lui répondre.
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