« Vous êtes certaine de vouloir le faire ? »
La voix de son partenaire demeurait franche et claire, comme s'il s'informait juste de sa capacité à mobiliser son don sur cette affaire. Néanmoins, Hadria connaissait assez le très réservé monsieur Ashley pour savoir qu'il s'inquiétait. Elle ne pouvait l'en blâmer : elle se trouvait parfois confrontée à des souvenirs effrayants ou dramatiques qui la laissaient effondrée, pantelante, au bord de la nausée. Une fois, elle avait même failli vomir sur ses chaussures. Il l'avait soutenue, autant que possible, mais leurs rapports étaient restés un moment incertains. La jeune Américaine n'avait compris que sur le tard qu'il ne la jugeait pas faible, mais qu'il craignait plutôt de trop exiger d'elle alors qu'elle manquait encore d'expérience.
« Restez avec moi. Ainsi, si les choses tournent mal, vous pourrez toujours me sortir de là... »
Hadria savait qu'elle n'avait pas besoin de demander, qu'il serait là quoiqu'il arrivât, mais elle pouvait ainsi lui réitérer la confiance absolue qu’était devenue la base de leur collaboration. Ils avaient obtenu de demeurer seuls dans le salon de madame Peggy et de n'être surtout pas dérangés, sous le prétexte d'organiser une séance spirite des plus classiques. Leurs capacités respectives devaient être tenues secrètes aux yeux de leurs clients « ordinaires ».
La jeune femme s'installa confortablement dans le fauteuil tendu de velours pourpre et ferma les paupières, les deux mains serrées autour du trousseau de clefs. Elle laissa s'effondrer les murs qui la protégeaient habituellement du monde extérieur...
Je dois bien faire les choses. Pour que madame Peggy soit contente de moi. Je suis heureuse ici. Je dois rester... le travail n'est pas trop dur et je mange bien.
Cette chambre vide que je dois nettoyer... cela fait combien de temps que personne n'est venu ? Ça sent le renfermé... C'est beau pourtant, avec toute cette dentelle blanche...
Il y a une poupée. Qu'elle est jolie... J'aurais aimé avoir la même. Si je la prends pour la serrer contre moi, personne ne le saura.
Non, je ne dois pas.
C'est quoi, ça ? On dirait un manège en plus petit, avec des chevaux de bois. J'en ai vu un, une fois. C'était dans un parc, en hiver. Il faisait froid. Je me suis arrêtée pour le regarder. J'aurais voulu moi aussi monter sur les chevaux... Mais je n'avais pas assez de sous. Et même, on m'aurait interdit de le faire. Je suis trop mal habillée.
Il y a quelque chose sur le côté. Une clef. Que va-t-il se passer si je remonte le manège ? Personne ne le saura ! Il tourne ! Et j’entends de la musique ! Je ne connais pas cet air. C'est joli.
Allez, encore un peu. J'ai tout le temps de faire les poussières.
Mais... Il y a quelqu'un ? Un petit garçon ?
Qui es-tu ? Je ne t'ai jamais vu là !
Mais, où est-il ? Il a disparu ?
Pourtant, son nom... Je le sais, comme s'il l'avait soufflé dans mon esprit. Joey.
Je ne comprends pas... que s'est-il passé ? Joey ?
Il est parti.
Ce n'est pas grave, je vais faire mon travail. Ce doit être le petit frère d'une des demoiselles. Mais je ne sais toujours pas par où il est venu…
Comme d'habitude, Hadria revient à elle avec un léger sursaut. Elle secoua légèrement la tête pour remettre ses idées en place. Ashley se penchait vers elle, prêt à recueillir ses impressions, mais seulement quand elle s'en sentirait capable. La jeune femme serra pensivement les lèvres... Elle commençait à avoir quelques soupçons, mais elle devait en avoir le cœur net.
« Je n'ai rien vu d'effrayant... mais je crois que je commence à comprendre. »
Le normaliste acquiesça :
« Bien. Pensez-vous que cela suffira ? »
Hadria lui adressa un sourire :
« Je vais avoir besoin de votre point de vue, et de vos observations. C'est d'accord ? Écoutez bien... »
Elle lui raconta sa vision en détail. Ashley tira une chaise pour s'asseoir devant elle.
« Je n'ai pas vu son visage... Juste une forme assez imprécise. Vous pensez que ce petit garçon est un esprit ?
— C'est bien possible... s'il n'est pas né de l'imagination de Leona.
— Elle ne m'a pas paru particulièrement fantasque... encore moins quand j'ai voyagé dans ses pensées. C'est juste une pauvre enfant qui ne sait trop comment réagir au milieu de ce luxe de pacotille. »
Ashley demeura un instant songeur.
« Joey », prononça-t-il à haute voix.
Hadria sentit un frisson glacé lui parcourir le dos. Elle évita d'en tirer trop de conclusion. Après tout, elle portait une tenue très légère, surtout pour cette saison encore fraîche...
« Est-ce que la fenêtre est restée ouverte ? »
L'agent de Spiritus Mundi se leva pour vérifier ; en suivant son regard, Hadria vit que la brume était descendue sur Londres, transformant la lueur des réverbères au-dehors en vagues taches lumineuses flottant dans le néant. Remarquant sa nervosité, Ashley tira les draperies pour cacher cette vision. Il se figea soudain, le bras toujours tendu vers le lourd rideau de velours :
« Vous n'entendez pas ? »
Hadria se figea, osant à peine respirer. À peine audible, une mélodie répétitive, lancinante résonnait comme jouée sur un piano mal accordé. Derrière les verres fumés, les yeux du normaliste étaient devenus étrangement attentifs, comme ceux d'un chasseur aux aguets.
« Joey... » murmura-t-il.
Elle suivit la direction de son regard, vers ce qui n'était pour elle qu'une tache d'ombre furtive.
« Vous pouvez le voir ? souffla-t-elle.
— Le peu qu'il montre... »
Il marqua une pause avant d'ajouter :
« Je vois ses yeux. Pour le reste... il n'a pas de visage. »
Hadria se figea, le ventre noué – ou peut-être était-ce son corset qui la serrait trop ?
« Comment ça... pas de visage ? » chevrota-t-elle.
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