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tome 1, Chapitre 12 « « Sing ye joyous » » tome 1, Chapitre 12

Contrairement à ce qu'elle avait pensé, les villageois n'étaient pas tous partis se coucher ; non seulement une bonne part d'entre eux étaient restés, mais d'autres semblaient être revenus afin de connaître l'issue de la visite d'Ashley aux créatures des bois. Quand les deux agents de Gladius Irae entrèrent dans la pièce, tous les regards se tournèrent vers eux. Ellie se précipita pour prendre leur manteau et les conduire à une table centrale, posant devant eux du vin chaud aux épices, tout en lançant vers ses amis et clients des coups d'œil autoritaires pour leur signifier de laisser leurs invités en paix.

Hadria devait avouer qu'ils manifestaient un beau contrôle d'eux-mêmes, compte tenu des circonstances. Si elle avait été à leur place, elle n'aurait pu s'empêcher de les presser de questions de toutes part. Sans doute cela tenait-il de l'influence évidente de la maîtresse femme qu'était Ellie. La jeune Américaine se laissa faire, grignotant avec reconnaissance les pâtisseries aux raisins et aux épices posées devant elle et sentant avec bonheur le vin chaud glisser dans sa gorge. Même Ashley, qui buvait peu et généralement par obligation sociale, y prenait visiblement plaisir. Était-ce la fréquentation des fées qui l'avait changé ? Il semblait plus détendu ; ses lunettes fumées n'avaient pas encore repris leur place sur son nez, et son visage souriant paraissait étrangement jeune et insouciant ; les créatures magiques avaient-elles substitué à « son » Ashley un quelconque changeling ?

Mais quand il raconta en détail aux villageois leur rencontre avec le peuple de la forêt, elle le retrouva dans ses explications nettes et concises. Elle réalisa à quel point elle appréciait de l'entendre parler ; même sur les sujets les plus austères, il n'était jamais ennuyeux. Certes, il ne manifestait jamais de réelle passion, mais son maniement du langage faisait couler ses mots comme une rivière dans l'esprit de ses auditeurs. Elle se laissa bercer par son discours, fermant les yeux de bien-être.

Hadria sentait de nouveau la chaleur envahir son corps ; même si Ellie et la poignée de villageois qui avait attendu leur retour étaient encore pour l'essentiel des étrangers, elle avait le sentiment de se trouver au sein d'une foule bienveillante, donc le cœur battait à l'unisson du sien. La jeune femme avait rarement éprouvé un tel sentiment d'appartenance.

Quand, enfin, le normaliste eut terminé son récit, une clameur d'allégresse s'éleva dans l'auberge. Les uns après les autres, ses auditeurs s'approchèrent pour le féliciter et le remercier.

« Je n'ai pas le moindre mérite ! répondit-il avec gravité. Je n'ai fait qu'employer mon don inné pour vous rendre un service que vous estimez important. »

Mais les villageois ne semblaient pas décidés à le laisser macérer dans sa modestie coutumière. Hadria trouvait amusant d'observer ces robustes paysans en habit du dimanche en train d'échanger joyeusement avec celui qu'elle avait appris à connaître comme un érudit des plus guindés.

Bien entendu, il n'avait pas abandonné toute sa réserve, mais elle ne se souvenait pas de l'avoir vu si souriant et détendu auparavant. Hadria plissa légèrement les yeux, décidant qu'il y avait un mystère à éclaircir. Ou peut-être était-ce justement la clef du mystère : une fois dans l'année, ce qui le rendait si réservé, si fermé aux autres, si mal à l'aise avec ses semblables s'évanouissait, en lui laissant la liberté d'être celui qu'il aurait été si...

Si quoi, d'ailleurs ?

Elle n'en avait pas vraiment idée. Elle songea qu'il devait s'agir du don des fées, en remerciement de sa démarche. La jeune femme était d'autant plus décidée à profiter de la compagnie de ce nouvel Ashley tant qu'il était présent à ses côtés. L'Ashley qu'elle connaissait habituellement – et appréciait à sa manière – reviendrait bien assez vite.

Hadria entoura de deux mains le gobelet de vin chaud et ferma à demi les yeux, se laissant bercer par l'ambiance chaleureuse et les lumières dorées qui traversaient ses paupières, écoutant les chants d'allégresse qui résonnaient sous les vieilles poutres :

See the blazing Yule before us,

Fa la la la la, la la la la.

Strike the harp and join the chorus,

Fa la la la la, la la la la.

Follow me in merry measure,

Fa la la la la, la la la la.

While I tell of Yule tide treasure,

Fa la la la la, la la la la.(1)

Sans y penser, elle se joignit aux chœurs, d'une voix d'abord timide, presque enfantine, avant de prendre de l'assurance, encouragée par la compagnie. Le trésor de Yule... Oui, c'était le bon terme, et cette nuit, il lui était offert. Quand elle entendit un ténor léger, hésitant, mais juste, s'élever à son tour, elle ouvrit les yeux d'une fraction, en se disant qu'il était fort dommage de ne pas avoir de moyen simple de fixer cet instant pour le conserver, voire le restituer à l'occasion.

Son regard fut attiré par un mouvement ténu dans un coin de la pièce ; presque sans y penser, elle porta son attention sur une petite chose qui filait entre les chaises. Elle songea de prime abord qu'il s'agissait d'un rat ou d'une souris, mais elle crut apercevoir un minuscule homoncule revêtu de fourrure, qui se retourna un moment pour la dévisager de ses yeux brillants avant de disparaître dans une anfractuosité du mur.

Se pouvait-il que ce soit... un brownie ? Elle fronça légèrement les sourcils : en principe, les effets de la potion s'étaient dissipés. Peut-être était-ce le don des fées, après tout, cette douce euphorie pour son partenaire, et pour elle, la capacité de « voir », un peu plus longtemps.

Elle reporta son attention sur Ashley, prêt à l'interroger... pour découvrir qu'il la regardait avec un léger sourire, ses yeux verts brillant dans la pénombre dorée. À sa grande surprise, il lui prit la main ; en d'autres circonstances, elle se serait sentie affreusement gênée...

En d'autres circonstances, il n'aurait jamais osé.

Aussi accepta-t-elle son geste, plongeant dans ces prunelles de jade qu'elle avait si rarement le loisir de contempler, s'étonnant de leur clarté et de leur profondeur, comme si les ombres qui y résidaient habituellement s'étaient dissipées. Pendant un instant, tout ce qui les entourait cessa d'exister, les laissant seuls dans cette chaude aura où les bruits de la célébration ne leur parvenaient plus que de très loin.

Bizarrement, la jeune femme avait le sentiment de ressentir une troisième présence, ténue, évanescente, étrangement familière. La même présence qui s'était un jour penchée vers son oreille pour y murmurer : « Prenez soin de lui... » Puis, lentement, la magie se dissipa ; leurs mains s'écartèrent, leurs yeux se détachèrent et le monde recommença à réapparaître autour d'eux, empreint d'une magie plus concrète, celle de la communion d'êtres humains décidés à regarder ensemble vers la lumière.

Fast away the old year passes,

Fa la la la la, la la la la.

Hail the new, ye lads and lasses,

Fa la la la la, la la la la.

Sing we joyous, all together,

Fa la la la la, la la la la.

Heedless of the wind and weather,

Fa la la la la, la la la la. (2)

Aux dernières notes du chant de Yuletide, son partenaire redeviendrait cet homme trop réservé et nimbé de secrets, qui ne se dévoilait que par touches infimes.

Les événements de la nuit ne laisseraient dans leur esprit qu'un souvenir onirique. La réalité reprendrait sa place autour d'elle : Londres, Spiritus Mundi, Gladius Irea, et au loin l'Amérique, son père, Hector et ses autres amis... Mais pour quelques minutes encore, elle pouvait se permettre de rêver.


(1)

Voyez le flambant Yule devant nous,

Fa la la la la, la la la la.

Caressez la harpe et joignez le chœur.

Fa la la la la, la la la la.

Suivez-moi dans la joyeuse mesure,

Fa la la la la, la la la la.

Tandis que je raconte le trésor du temps de Yule,

Fa la la la la, la la la la.

(2)

Vite la vieille année s'éloigne,

Fa la la la la, la la la la.

Saluez la nouvelle, vous les garçons et les jeunes filles,

Fa la la la la, la la la la.

Chantons joyeusement, tous ensemble,

Fa la la la la, la la la la.

Sans se soucier du vent et du mauvais temps,

Fa la la la la, la la la la.


Texte publié par Beatrix, 7 octobre 2017 à 19h33
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