Les assiettes étaient vides ; Hadria commençait à s’endormir dans la douce chaleur de la salle. L’ambiance s’était faite plus calme et une partie des villageois étaient rentrés en leur demeure. Ellie s’approcha d’eux, un panier entre les mains :
« Je suppose que vous y allez bientôt, m’sieur Ashley ?
— Oui, madame Edgeworth ?
— Soyez pas si formel, mon mignon, gloussa la serveuse, vous pouvez m’appeler Élie, comme tout le monde !
— J’y penserai, répondit très sérieusement le normaliste. C’est pour l’offrande ? ajouta-t-il en posant les yeux sur le panier.
— Oui, m’sieur Ashley. On compte tous sur vous. »
Saisissant le regard surpris d’Hadria, la gironde serveuse adopta une expression solennelle :
« C’est pas courant d’avoir quelqu’un qui voit les Anciens. Y'en a plus par chez nous depuis la mort de la vieille Nan. »
Son regard clair et pétillant fixa la jeune femme avec curiosité :
« C’est pas votre cas ? Vous avez l’air d’être “marquée” vous aussi !
— Non, pas du tout, répondit-elle précipitamment.
— Les dons de miss Forbes sont d’une autre nature », ajouta Ashley.
Hadria lui lança un coup d'oeil furibond : elle n’aimait pas qu’on la prenne pour une bête curieuse, et préférait dissimuler ses propres capacités, autant que possible.
« C’est une bonne chose. Je ne vous verrais pas avec quelqu’un de trop… normal. »
Elle posa le panier sur la table avant de s’éloigner. La jeune femme sentit une nouvelle fois son visage virer à l’écarlate. Elle se pencha vers Ashley et lui murmura d’un ton excédé :
« Vous ne voulez vraiment pas lui dire que nous ne sommes pas… ensemble ?
— C’est certes… embarrassant. Mais je ne pense pas que Ms Edgeworth me croirait », répondit son compagnon avec une expression résignée.
Hadria se redressa en pinçant les lèvres, soudain très raide. Elle ne pouvait croire que son très digne partenaire entrait dans ce jeu grotesque. Les choses étaient pourtant parfaitement claires entre eux : ils n’étaient que collègues… Amis, à la rigueur. Ce n’était pas comme si Mister Ashley éprouvait une attraction visible pour la gent féminine ; ou qu'il était capable du moindre romantisme. Le dîner dans cette auberge était ce qui pouvait s’en rapprocher le plus venant de sa part. L’inertie de son vis-à-vis l’agaçait, mais elle n’avait pas l’intention de gâcher cette soirée qui jusqu’à présent – hormis cette petite méprise gênante – s’était fort bien déroulée. Elle préféra orienter la conversation vers un autre sujet :
« Pourquoi a-t-elle dit que j’étais… marquée ?
—Ce n’est qu’une supposition, mais je pense que Ms Edgeworth peut discerner les auras. Une personne dotée d’un talent particulier possède souvent une aura un peu différente : plus brillante, ou doté d’une teinte singulière…
— Et vous ne l’avez pas signalée à Spiritus Mundi ?
— Pourquoi faire, sinon la déranger ? Elle vit parfaitement heureuse ici, et sa capacité ne nuit ni à sa vie ni à son travail, bien au contraire même. »
Il se leva, saisissant l’anse du panier :
« Il est temps d'aller. N’oubliez de vous couvrir de nouveau, l’extérieur va sans doute vous sembler encore plus froid. »
La jeune femme le suivit vers la porte. D’un geste de la main, le normaliste prit congé de James, d'Élie et des autres clients de l’auberge.
« Vous repasserez, m’Sieur Ashey ? demanda le patron de derrière son comptoir.
— Nous serons de retour dans deux ou trois heures, je pense.
— Très bien. Nous serons ouverts pour vous. À Yule, nous avons des clients jusqu’au bout de la nuit. »
Cette nouvelle rassura Hadria : elle se voyait mal regagner directement Londres après une nuit à l'extérieur, épuisée et transie. Elle était prête à affronter toutes les insinuations de la terre sur sa relation supposée avec son collègue pour avoir la chance de se reposer et se réchauffer. Et elle serait également soulagée de voir son chauffeur en faire de même !
La jeune Américaine se mit en devoir de revêtir de nouveau les multiples couches qui la protégeaient du froid. Cela dura un bon quart d’heure, pendant lesquels Ashley l’attendait, imperturbable, son panier entre ses mains gantées. Elle se demanda comment il pouvait envisager d’affronter la nuit glacée avec un simple pardessus de laine. Cet homme n’avait-il jamais froid ?
Il fallut un petit moment pour redémarrer le fiacre électrique, qui s’était refroidi entre temps. La neige tombait plus dru qu'à leur arrivée et s’empilait sur le pare-brise ; Ashley dut s’arrêter plusieurs fois pour le dégager. La route serpentait au milieu d’une forêt épaisse, que les phares tiraient d’une obscurité quasi totale. Hadria se sentait impressionnée, écrasée même par l’atmosphère vénérable conférée par ces grands arbres aux troncs larges et à l’imposante ramure. De puissants flux telluriques circulaient dans cette région ; en tant que mage, Ashley devait y être particulièrement sensible. Était-ce ce qui l’avait attiré ici ? Ou bien était-ce Ellie, visualisant son potentiel, qui lui avait demandé d’interférer en leur faveur auprès de ceux qu’elle appelait les « anciens » ? La jeune femme aurait pu lui poser la question, mais elle craignait de rompre ce silence presque surnaturel, à peine troublé par le ronronnement ténu du moteur électrique et le crissement léger de la neige.
Finalement, le véhicule tourna dans un chemin de terre, pour s’arrêter dans une clairière d’où partaient différents sentiers. Ashley coupa le contact et descendit, suivi d’Hadria qui observa les lieux avec un sentiment mitigé. Hadria avait l'impression de se trouver en plein milieu de nulle part, et elle se doutait que très bientôt, ce serait encore pire.
Ashley sortit de la malle arrière deux lanternes à pétrole ; il en alluma une et lui tendit la seconde, qu’elle prit maladroitement dans sa main gantée. Puis il se chargea du panier d’Ellie, de sa propre besace et se tourna vers Hadria :
« Suivez-moi et tâchez de mettre vos pas dans les miens. »
Elle n’avait pas besoin d’un dessin pour comprendre que se perdre signifierait probablement signer son arrêt de mort, quand bien même Ashley la chercherait jusqu’à son dernier souffle. Elle était bien trop jeune pour périr gelée parce qu’elle était sortie du bon sentier.
L’ambiance irréelle qui les entourait la frappa une nouvelle fois. Hadria n’était pas spécialiste des arbres, mais elle reconnut de grands pins qui avaient gardé toutes leurs sombres épines, ainsi que des feuillus vénérables au tronc épais et aux branches tortueuses, chênes et frênes qui avaient sans doute vu défiler plusieurs siècles avant leur passage. Elle devait prêter attention au moindre de ses pas ; la neige l’obligeait à lever haut les jambes, de même que les racines entrelacées, invisibles sus la couche blanche et les feuilles d’automne en décomposition. Un plafond de ramures squelettique s’entremêlait au-dessus de leur tête. Des branches décharnées et des buissons de houx s’accrochaient à leurs vêtements.
Enfin, ils débouchèrent sur une vaste clairière, au sein de laquelle s'élevait un arbre magnifique, tellement immense que leurs lanternes n’en éclairaient qu’une partie. Hadria le regarda, bouche bée, impressionnée par l’aura fascinante qui semblait s’en dégager. D’un geste, Ashley lui désigna un abri de planches brutes, sous lequel avait été placé un banc sommaire. Soulagée par la perspective d’être assise et relativement protégée des éléments, la jeune femme le suivit. Tandis qu’elle s’installait, Ashley se rendit au pied de l’arbre et commença à déballer ce que contenait le panier comme la besace : noix, noisettes, tranches de pain ou de gâteaux, petite coupelle de miel ou de brandy, et même du plum-pudding… le tout autour d’une lanterne qui jetait une douce lumière dorée sur l’assemblage. Puis il rejoignit Hadria et s’assit à côté d’elle.
« Tout va bien, miss Forbes ?
— Oui, pour le moment », répondit-elle sincèrement/
La marche lui avait donné chaud et le banc n'était pas aussi inconfortable qu'il en avait l'air.
« Parfait. »
Il fourragea un moment dans ses poches, pour en tirer un petit flacon.
« Êtes-vous prête à me faire confiance ? »
Sur son visage dépouillé de ses luettes, étonnement transparent, elle perçut son intense désir de la voir le suivre où il lui proposait d’aller. Un peu secouée, elle hocha la tête :
« Oui… oui. Je vous confierai ma vie. »
Un infime sourire anima les lèvres du normaliste :
« Alors, buvez cela… »
Il lui tendit un petit flacon de verre transparent, où un liquide opalescent brillait doucement…
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