L’auberge tenait ses promesses ; l’intérieur avait conservé tout son charme traditionnel, avec ses poutres apparentes et sa large cheminée où un grand feu flambait joyeusement. Des tresses d’ails, des saucissons et des jambons pendaient à des crochets fixés au plafond. Des lanternes disposées un peu partout, des chandeliers, des couronnes et des guirlandes de houx, de gui et de branches de conifères apportaient leur touche festive. Au-dessus de l’âtre avait été installée une plaque sculptée représentant un « homme vert » recouvert d’émail émeraude ; sous leurs lourdes paupières, les yeux de la divinité primordiale semblaient poser sur la salle un regard bienveillant.
Presque toutes les places étaient occupées par de robustes représentants de la communauté locale qui avaient fait un effort de toilette en ressortant les lainages usés et les velours râpés. Mais les gilets à boutons dotés, les broches anciennes épinglées sur les dentelles déchirées offraient un petit côté solennel.
Une serveuse gironde avisa les visiteurs en train de refermer la porte derrière eux. Elle se tourna vers l’homme large, grisonnant et rougeaud se trouvait au comptoir :
« Eh, James, regarde qui vient là ! C’est notre petit chinois de Londres ! »
Un peu gêné, Hadria lança un coup d’œil vers Ashley, mais il ne semblait pas troublé par le qualificatif ; le normaliste arborait un sourire serein. « James » lui adressa un signe de la main :
« Bah, comme tous les ans ! Mettez-vous à l’aise ! C’est la même table que d’habitude.
— Il y a de la place pour deux ? Il a amené une demoiselle avec lui… »
Le ton qu’elle avait employé fit rougir Hadria jusqu’aux oreilles.
« Allez, débarrassez-vous, mes chéris, il fait chaud ici. Je vous prépare vite la table.
— Merci beaucoup, Ellie. »
C’était bien le dernier endroit où Hadria aurait pensé voir le très réservé mister Ashley dans son élément. Tandis qu’il retirait son manteau, son écharpe et son chapeau pour les accrocher aux patères à côté de la porte, elle remarqua qu’il portait en dessous un chandail gris-vert de laine torsadée et un pantalon de tweed. Cette allure plus sportive le faisait ressembler à un jeune garçon. La douce clarté du feu épargnait ses yeux, libérés du rempart de verre qui les confinaient habituellement. Ils brillaient étrangement dans la lueur des flammes, qui transformait leur couleur de jade en une chaude teinte mordorée.
« Miss Forbes ? Vous feriez mieux de vous débarrasser un peu… »
Avec confusion, elle réalisa qu’elle était restée immobile, à le contempler en silence. Affreusement gênée, elle se mit en devoir de se débarrasser des multiples châles et de l’épais manteau qui la faisait ressembler à une poupée russe. Quand elle eut terminé, Ashley la prit par le coude pour la diriger vers un coin isolé de la pièce ; une petite table les y attendait, à peine assez grande pour deux couverts. Une chandelle brûlait entre deux assiettes de grès un peu ébréchées et deux gobelets d’étain un peu cabossés.
Ellie se porta vers eux, les mains sur les hanches :
« alors, mes mignons, je vous sers quoi ?
— Un de vos plats de gibier, s’il vous plaît.
— C’est sûr que vous aurez besoin de vos forces pour passer la nuit dehors ! Je vous donne ça tout de suite ! Un cruchon de bière aussi ?
— Ce sera parfait. »
Hadria suivit l’échange bouche bée : même si Ashley n’était pas fastidieux quand il s’agissait de nourriture, il préférait habituellement des mets plus légers. Et lorsqu'il consommait de l’alcool, son choix se portait plutôt sur le vin. Essayait-il de se fondre dans le décor ? C’était perdu d’avance, mais elle trouvait son attitude touchante. Et il fallait avouer que les effluves qui s’échappaient des marmites suspendues au-dessus du feu lui ouvraient délicieusement l’appétit… Quand Ellie vint déposer devant eux des gamelles fumantes, la jeune femme songea qu’en d’autres circonstances, le ragoût brunâtre accompagné d’une potée de légumes et d’un brouet pâteux ne l’aurait pas particulièrement séduite. Mais elle mourrait de faim. Les premières bouchées, qui lui brûlèrent la langue, firent exploser sur ses papilles une infinité de saveurs : sauvages, douces, épicées, acidulées… Même si elle n’était pas une grande amatrice de bière, elle dut admettre que celle-ci était différente, blonde et parfumée, avec un arrière-goût de miel et d’herbes estivales.
Elle se prit à sourire comme une enfant. Ashley lui lança un coup d’œil qu’elle aurait presque pu qualifier d’amusé – ou peut-être était-ce le reflet des flammes dansant dans ses prunelles. Elle avait presque peine à le reconnaître : elle ne se souvenait pas l’avoir jamais vu si détendu, si… libre. Y avait-il une magie particulière à Yule ?
Tandis qu’elle se régalait, elle écoutait d’une oreille les discussions dans la salle, qui se mêlaient dans un joyeux brouhaha, ponctué des rires et même de chants…
Deck the halls with boughs of holly,
Fa la la la la, la la la la.
Tis the season to be jolly,
Fa la la la la, la la la la.
Don we now our gay apparel,
Fa la la, la la la, la la la.
Troll the ancient Yule tide carol,
Fa la la la la, la la la la. (1)
Elle connaissait cet air depuis toujours… Mais il lui semblait faire sens pour la première fois. Elle écouta avec plaisir les voix bien timbrées et d’une surprenante justesse, tandis que les robustes villageois donnaient libre cours à leur humeur festive. Elle réalisa soudain qu’Ashey et elle-même faisaient l’objet de l’attention d’une partie de l’assistance, qui posait sur eux un regard curieux, mais bienveillant. Elle reporta les yeux sur son assiette, non sans entendre quelques paroles qui la firent rougir jusqu’à la racine des cheveux :
« Joli brin de fille…
— Cela fait plaisir de le voir emmener sa petite amie…
— Je n’aurais pas cru ça de notre Chinois, il paraît si timide.
— C’est à croire qu’il cache son jeu !
— Tant mieux pour lui, c’est un brave garçon, pour un type de la ville…
— Il faut bien que jeunesse se passe ! »
Elle dut lutter contre l’envie de se lever et de clamer haut et fort qu’ils se trompaient, qu’elle n’était que sa collègue, mais le calme olympien d’Ashley l’en dissuada. Avait-il seulement entendu ces remarques ? Dans tous les cas, il ne s’en offusquait pas plus que du qualificatif qui se rapportait à ses origines.
« Ne vous laissez pas troubler pour si peu, lui souffla-t-il. Ce sont de braves gens et il n’y a pas en eux une once de malice. »
Hadria acquiesça, inspirant profondément ; au bout de quelques instants, son malaise se dissipa et elle fit de nouveau honneur au repas, tandis qu’au-dehors, la neige avait commencé à tomber, crissant doucement sur le toit de l’Auberge.
(1) Chant traditionnel de Noël et du Nouvel An dans le monde anglo-saxon.
Décorons l’entrée avec des rameaux de houx,
Fa la la la la, la la la la.
C’est la saison pour être joyeux,
Fa la la la la, la la la la.
Mettons maintenant notre gai habillage,
Fa la la la la, la la la la.
Chantons l’ancienne comptine du temps de Yule
Fa la la la la, la la la la.
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