Le jour précédant la nuit la plus longue de l’année, les agents de la fondation bénéficiaient de leur après-midi, afin de pouvoir se préparer pour le bal – ou toute autre occasion festive. Depuis quelques jours, la réception était sur toutes les lèvres. Hadria ne pouvait nier qu’elle ressentait un peu de regret. Quand ses collègues l’interrogeaient sur ses projets, elle répondait juste qu’elle s'était déjà engagée autre part. Elle se doutait que si elle avait avoué que son programme impliquait le très solitaire mister Ashley, les rumeurs auraient commencé à bruire de toute part !
Le jour venu, elle s’éclipsa aussi rapidement que la décence le lui permettait et fila chez elle, afin de retourner toutes ses malles à la recherche d’une tenue adéquate : mettant de côté, non sans mélancolie, sa tenue de bal vert amande, elle porta son choix sur une robe de laine brune, avec deux couches de jupons, des bas épais, un manteau rouge sombre au col et aux manches bordés de fourrure, une paire de mitaines, un manchon et une toque assortie, ainsi que deux ou trois châles superposés au cas où le moindre souffle d’air frais devait pénétrer ce rempart d’étoffes.
Ainsi attifée, la jeune femme alla se poster devant le porche de l’immeuble qui se dressait à l’avant du sien, relégué dans une arrière-cour. Elle s’aperçut qu’elle était en avance d’au moins une demi-heure ; la neige tombait en fine poudre, accrochant des flocons minuscules, mais parfaits à ses vêtements. La nuit commençait déjà à descendre. Elle espéra qu’elle ne vivrait aucune fâcheuse mésaventure…
Le bruit de roues souples sur l’asphalte, accompagné du léger sifflement d’un moteur électrique, attira son attention. Avec surprise, elle vit apparaître un fiacre électrique dernier cri, à la peinture sombre et aux chromes brillants, crépitant légèrement dans la pénombre vespérale. Au volant, avec une simple écharpe au discret motif de carreaux gris et des gants de cuir noir fourrés comme concession au froid ambiant, elle reconnut mister Ashley. Il arrêta le véhicule juste devant elle, avant de sortir et de le contourner pour lui ouvrir la porte.
« Vous… vous savez conduire cet engin ? » s’étonna-t-elle à haute voix.
Elle s’aperçut aussitôt qu’elle ne l’avait même pas salué.
« Excusez-moi, bafouilla-t-elle. Je suis terriblement grossière…
— Ce n’est pas grave. Je comprends votre surprise. Ce véhicule m’appartient, mais je ne l’utilise que lorsque je dois me rendre en un lieu qui n’est pas autrement accessible. Il faut reconnaître qu’il n’est pas excessivement discret… »
Hadria resta silencieuse, ne sachant que répondre.
« Miss Forbes, peut-être devriez-vous monter sans trop tarder… Nous avons du trajet. »
Un peu confuse, la jeune Américaine grimpa à la place du passager, plutôt maladroitement en raison de l’épaisse couche de vêtements qui l’engonçait. Le siège ne lui sembla pas inconfortable. Son voisin lui tendit une couverture :
« N’hésitez pas à vous couvrir si vous avez froid en route. Nous nous arrêterons dans deux heures environ pour dîner.
— Et vous ? demanda-t-elle en avisant sa tenue plutôt légère. Vous n’aurez pas froid ?
— Je ne suis pas très sensible aux basses températures. Et mieux vaut que je sois libre de mes mouvements pour conduire. »
Une fois qu’elle fut installée, Ashley referma la portière et retourna s’asseoir au volant, puis lança le véhicule. Hadria se tourna vers la fenêtre pour observer les lumières de la ville. L'ésotéricien, absorbé par le pilotage de son engin, ne semblait pas porté à la conversation. Elle se sentait terriblement passive, plongée dans la pénombre, sans rien d’autre à faire que se perdre dans ses pensées.
La jeune femme avait pleine confiance en son partenaire. Cependant, il était parfois enclin à nourrir quelques idées inattendues, voire embarrassantes. Maintenant qu’elle ne pouvait plus reculer, Hadria commençait à s’inquiéter : dans quoi s’était-elle embarquée ? Ashley ne mettrait en danger ni sa sécurité ni son honneur, mais elle regrettait la chaleur relative de son appartement. Blottie sous la couverture, elle se laissa aller à une légère somnolence. Dans un rêve semi-éveillé, elle se retrouvait au bal de Yule, dans sa robe vert amande par-dessus laquelle elle avait drapé une étole brun-roux. Elle s’amusait beaucoup, jusqu’au moment où elle s’apercevait que tous ceux qui l’entouraient lui étaient totalement inconnus. Petit à petit, ils se détournaient et elle demeurait seule, sans personne à qui parler et encore moins pour la faire danser.
Hadria ouvrit brutalement les paupières, pour réaliser que la voiture venait de s’arrêter. Elle songea qu’elle n’avait pas demandé à Ashley où il comptait l’emmener. Comment pouvait-elle se montrer aussi tête en l’air ?
Gênée par les couches de vêtements qui l’engonçaient, elle frotta ses yeux ensablés, tandis que son chauffeur coupait le moteur du fiacre électrique. Il se tourna vers elle, mais il faisait trop sombre pour distinguer son expression. La jeune femme remarqua juste qu’il ne portait pas ses sempiternels verres fumés.
« Vous êtes réveillée ? Très bien. Nous descendons ici. Souhaitez-vous que je vous aide ? »
Elle secoua la tête, confuse :
« Non, merci… »
Après plusieurs tentatives, elle parvint à ouvrir la porte du véhicule et à s'extirper du fauteuil. Ses jambes engourdies flageolaient sous elles. En dépit de ses vêtements chauds, le froid la saisit violemment. En un clin d’œil, Ashley apparut à ses côtés, prenant son bras pour la guider vers une allée enneigée. La jeune femme observa seulement qu’ils se trouvaient dans un hameau ; quelques lanternes disposées à l’extérieur tiraient de l’ombre des maisons à colombages au toit chargé de neige, décorées de branches de verdure, de houx et de rubans rouges.
« Nous sommes dans le Hertfordshire. L’endroit où je vais vous emmener se trouve à une demi-heure d’ici. Je viens tous les ans déjeuner dans cette auberge avant de prendre la direction de la forêt… »
Il lui désigna une porte arrondie, encadrée de deux fenêtres vitrées de carreaux de verre jaunes à travers laquelle filtrait une lueur chaleureuse. Au-dessus pendait une enseigne qui représentait un visage d’homme orné de feuillages, surmonté d'une inscription en lettres gothiques : « Ye Green Man » (2).
Tout compte fait, cette escapade s’annonçait sous un jour bien meilleur qu’elle ne s’y était attendue !
(2) L’Homme Vert – l’article « ye » est une forme archaïque pour « The », c’est-à-dire « Le ». L’« homme vert » ou « homme feuillu » constitue un symbole très vénérable dont on retrouve le mythe dans de nombreuses cultures. En Grande-Bretagne, c’est un motif courant qui orne autant des églises que des enseignes de pubs. En tant que représentation des dieux anciens de la Nature, il est aussi associé au temps de Yule.
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