L'occasion se présenta très – voire trop – vite ; en dehors des missions, ils avaient coutume de se retrouver à la bibliothèque du siège londonien, où chacun travaillait sur ses propres dossiers. Ashley avait sensiblement modifié ses habitudes en sortant bien plus souvent de la solitude de son appartement. Ce changement avait fait beaucoup jaser les autres agents comme le personnel permanent de Spiritus Mundi, mais le normaliste ne semblait pas en prendre ombrage.
Hadria adorait l’endroit, aménagé sous les voûtes d’une ancienne abbaye ; les hautes étagères couvertes d’ouvrages rares rédigés dans des langues du monde entier ne cessaient de la fasciner. Son partenaire y évoluait comme un poisson dans l’eau, échangeant à voix basse avec mister Perdheim, le vieux bibliothécaire, sur des manuscrits cryptiques ou des phénomènes rapportés par d’antiques mémoires depuis longtemps oubliés. Elle songeait avec amusement que le jour où mister Ashley quitterait le terrain, sa reconversion était toute faite.
Ce jour-là, Hadria s'était installée face à lui, avec une pile de journaux à parcourir pour y repérer d'éventuelles affaires surnaturelles. Très vite, elle se trouva incapable de se concentrer dans son travail. Son regard était systématiquement attiré par son voisin, qui s’était plongé dans une traduction particulièrement ardue d’un vieux texte cabalistique. Comment aborder le sujet sans sembler insistante ni abrupte ? Même si Ashley ne s’en formaliserait pas outre mesure, la jeune Américaine ne voulait pas passer pour une personne manquant du tact le plus élémentaire. Au bout d’un moment, à force de tourner les pages sans rien voir de ce qui était écrit dessus, de tripoter son porte-plume, de jouer avec les fines mèches qui échappaient à sa chevelure, elle finit par susciter l’attention du calme Eurasien.
« Miss Forbes ? Est-ce que tout va bien ? »
La jeune femme se sentit blêmir, puis rougir, avant de croiser les deux mains devant elle comme une écolière prise en faute.
« Oui, tout va bien… Je me demandais juste… »
Elle déglutit péniblement, avant de se lancer :
« Je… j’ai gardé en mémoire la proposition que vous m’avez faite… »
Elle s’attendait presque à ce qu’il lui réponde, d’un air confus : « Quelle proposition ? »
Mais tout au contraire, le normaliste esquissa un léger sourire :
« Vous voulez parler de celle de m’accompagner pour Yule ?
— C’est cela même… »
Il redressa légèrement ses lunettes, laissant fuir son regard quelque part au-dessus de l’épaule d’Hadria.
« Miss Forbes, je comprendrais parfaitement que vous refusiez. Après tout, le bal de Yule est une tradition que vous devez avoir hâte de découvrir, et une occasion exceptionnelle de mieux faire connaissance avec vos autres collègues. D’ailleurs, en la circonstance… »
La jeune femme le regardait fixement, prise de court par ce flot de paroles si peu habituel chez son taciturne partenaire, à moins qu’il ne fût lancé dans l’explication d’un phénomène complexe ou autre discours savant.
« Mister Ahsley, le coupa-t-elle, surprise de sa propre hardiesse, je souhaitais juste vous annoncer que je comptais accepter… Si vous êtes toujours d’accord », ajouta-t-elle, un peu anxieuse.
Derrière les verres fumés, les yeux du normaliste s’élargirent de surprise.
« Vous comptez… »
Sa voix mourut, comme s’il ne savait comment réagir à cette annonce. Hadria baissa la tête, terriblement gênée.
« … Je suis toujours d’accord, reprit-il précipitamment, cela va de soi… Dans le cas contraire, jamais je ne vous l’aurais proposé… Mais je demeure surpris de ce choix.
— Je vous fais pleinement confiance, répondit-elle, rassurée. J’aurais bien d’autres occasions de découvrir le bal de Yule… »
… étant donné que je ne suis pas destinée à quitter Spiritus Mundi de sitôt, ajouta-t-elle en son for intérieur.
Le regard d’Ashley s’éclaira :
« Fort bien. Vous devrez vous tenir prête, à dix-sept heures, le soir du 22 décembre (1). Je viendrais vous chercher devant votre immeuble. Pensez surtout à bien vous couvrir : la soirée risque d’être froide et nous la passerons en grande partie dehors. Nous dînerons en route – vous serez mon invitée. »
Le ton de la tirade avait un accent définitif, mais elle pouvait également y percevoir un peu d’incrédulité – comme s’il ne parvenait toujours pas à admettre qu’elle avait accepté son invitation. Hadria songea un peu trop tard à le remercier : il s’était déjà replongé dans son travail.
Il restait cinq jours avant Yule. La jeune femme savait qu’elle les passerait dans un mélange d’impatience et d’appréhension.
(1) Même si Yule est traditionnellement fêté le 21 décembre, la date réelle du solstice peut varier entre le 21 et le 22 selon les années.
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