Les fêtes hivernales avaient un intérêt tout particulier pour un garçon de mon genre... Pas de repas de famille, de chants et de contes au coin du feu, et c'était tant mieux. Qu'en aurais-je fait ? Non, mon intérêt était tout autre : les riches bourgeois sortaient avec des bourses bien plus lourdes qu'à l'accoutumée et les commerçants pouvaient difficilement surveiller les larges étalages mis en place pour l'occasion. Une véritable manne pour qui savait saisir cette occasion unique. Je n'étais malheureusement pas le seul à apprécier cette occasion et La Griffe en profitait toujours pour m'en demander plus. Mais il avait promis : si je faisais ce qu'il me demandait, il m'apprendrait à être un voleur, un vrai. Un de ceux qui peuvent rentrer chez les riches pour piquer bijoux et pièces sans que personne ne s'aperçoive de rien. Ceux qui travaillaient vraiment pour La Griffe, ceux qui vivaient dans sa cache et partageait ses repas... Moi je dormais dehors, sous la neige, et je mangeais quand une âme charitable avait pitié de moi. Enfin, c'était ce que croyait La Griffe. En vérité, je dormais au chaud dans une écurie où personne ne m'avait encore remarqué et je mangeais tout ce que les honnêtes commerçants oubliaient de surveiller... La Griffe me sous-estimait, mais c'était mieux ainsi : je pouvais toujours me garder une part du butin sans lui mettre la puce à l'oreille. Un jour, quand mon trésor serait suffisant, j'irais le trouver pour lui prouver que je méritais ma place de voleur !
Je rêvassais, les poches bien lourdes de mes prises de la journée, en route pour ma cachette, quand les deux grands idiots qui jouaient les garçons de courses pour La Griffe me tombèrent dessus.
- Mais c'est qu'il a les poches bien pleines...
- Allez, Dënorh, donne-nous vite fait la part de La Griffe ou on va devoir te cogner...
Les Jumeaux, puisque je ne leur connaissais pas d'autre nom, étaient des brutes guère plus âgées que moi mais ô combien plus grandes et mieux bâties. Sans chercher à discuter, je plongeai la main dans ma poche et en tirai une bourse bien remplie que je leur lançai.
- Voilà pour lui.
Les Jumeaux posèrent un regard en biais sur mes poches encore bien alourdies et je compris alors que j'avais été trop gourmand. Ou pas assez discret... Celui des deux qui s'était emparé au vol de la bourse y jeta à peine un coup d'œil avant de prendre un air mauvais.
- Y a pas assez... Tu sais pas compter ?
En réalité, il y avait bien plus que ce que La Griffe avait réclamé et si ces deux benêts avaient eu deux sous de jugeote, ils auraient discrètement partagé le surplus. Mais l'appât du gain était un être vorace dans notre petit monde et je poussai un soupir en sachant pertinemment qu'il ne me restait plus que deux choix possibles : vider mes poches sans attendre ou les laisser se défouler sur moi avant de me les vider eux-mêmes. Je leur lançai mon regard le plus noir et me préparai déjà à recevoir les coups.
- Y a ce qu'il faut et c'est tout...
Leur réaction ne se fit pas attendre et je me hâtai de me rouler en boule, les bras me protégeant le visage. N'importe quel idiot aurait vidé ses poches sans discuter pour sauver sa peau mais dans notre univers nous avions nos propres règles. La moindre preuve de faiblesse était un appel à ces charognards alors que les coups pouvaient avoir un intérêt, si on savait les mettre à profit. Si je donnais ce qu'il demandait à La Griffe, ce n'était pas que dans l'espoir de rejoindre sa bande mais aussi pour être à l'abri de ses hommes de main. Quelques bleus de ces deux crétins achèveraient peut-être de m'ouvrir les portes de leur groupe s'ils avaient le malheur de se montrer trop gourmands. La Griffe n'aimait pas voir l'ambition des autres empiéter sur la sienne. Finalement, les coups cessèrent bien plus vite que je ne m'y attendais mais, me relevant, je découvris que les Jumeaux ne m'avaient rien laissé, pas même la brioche aux fruits secs que j'étais parvenu à dérober. Qu'ils en profitent tant qu'ils le pouvaient, une petite visite à La Griffe demain pourrait bien changer beaucoup de choses... Avec un soupir exaspéré, je rebroussai chemin et repartis vers la place du marché.
La nuit était tombée et les promeneurs se faisaient déjà bien moins nombreux. A défaut de pouvoir reformer mon butin, j'espérais au moins pouvoir chaparder quelque chose à me mettre sous la dent. Toutefois, avec la désertion des chalands, les commerçants avaient plié leurs étals. Quelques boutiques restaient encore ouvertes dans l'espoir de vendre leurs dernières marchandises avant les fêtes, cependant y pénétrer aurait été plus idiot que téméraire. Finalement, affamé et dégoûté d'avoir été privé de ma prise du jour, j'échouai devant la devanture du boulanger et les dernières rescapées de ses brioches. Leur parfum venait me narguer jusqu'ici mais il m'aurait fallu être invisible pour espérer leur mettre la main dessus.
Trop occupé à rêver à mon vol impossible, je jouai de tous mes réflexes au son du sifflement dans mon dos. Je levai le bras juste à temps pour qu'il tâte le cuir du martinet à la place de mon crâne.
- Tu as un sacré culot de revenir roder par ici ! Att...
Je n'entendis que vaguement ce que le colosse en tablier grisâtre aboyait. Une autre voix, venue de nulle part, vint couvrir celle de l'homme avec ses airs chantants et son ton chaleureux.
- Tu n'auras plus jamais besoin de voler pour manger à présent.
J'avais finalement dû prendre un coup sur la tête pour imaginer pareille bêtise. Pourtant la voix revint, plus insistante que la morsure du cuir sur ma peau.
- Sais-tu ce qu'est l'Appel ?
J'étais peut-être un gamin des rues mais je connaissais mes classiques en légendes et autres histoires des dieux.
- Dans ce cas, tu sais ce que tu dois faire maintenant. Tu es destiné à de plus grandes choses que ce que cette cité peut t'offrir.
J'aurais voulu en savoir plus, poser des questions à cette voix divine mais mon corps me ramena à la réalité pour se livrer à une guerre intérieure entre douleur et béatitude. Je posai un regard nouveau sur le boulanger qui levait encore une fois son bras et exprimai en un sourire tout le bonheur qui s'agitait en moi.
- Je dois aller à la Tour.
Je devais alors offrir un tableau bien étrange car l'homme se figea, le bras toujours en l'air et, comprenant que sa surprise me donnait une chance, j'en profitai pour détaler en direction de la place où avait lieu le marché.
J'arrivai, essoufflé, excité, sur l'étendue de pavés déserte. Les rares badauds se hâtaient de rejoindre la chaleur accueillante de leur foyer ou celle, étouffante, de l'auberge. Pour ma part, je me retrouvai à trépigner dans la semi-pénombre des lieux, ombre parmi les ombres, élu émerveillé noyé dans l'indifférence. Je lâchai ma frustration dans un soupir proche du grognement et récoltai malgré moi un gloussement amusé venu de nulle part.
- Eh bien, mon gars, t'es perdu ? Tu cherches quelque chose ?
Je me tournai vers la source de la voix pour découvrir une silhouette, s'agitant dans les ténèbres avant d'entrer dans les taches de lumière projetées par les fenêtres de l'auberge. L'ombre devint un vieil homme qui posait sur moi un regard doux du haut de son corps voûté.
- Je dois aller à la Tour.
L'agitation qui sévissait en moi contrastait tellement avec le silence et la quiétude de la nuit que j'avais envie d'hurler ma frustration.
- Oh, oh, voyez-vous ça !
Son sourire amusé m'agaça. Qu'y avait-il de si risible ? Pensait-il qu'un gamin comme moi ne pouvait pas intéresser les dieux ?
- Je dois vraiment aller à la Tour !
J'étais à deux doigts de taper du pied. Mon indignation puérile n'échappa pas à mon interlocuteur qui partit dans un grand éclat de rire.
- Oh mais je te crois, mon gars. Mais ce n'est pas une heure pour se lancer sur les routes.
Il me détailla des pieds à la tête avec un air sérieux avant de reprendre.
- Tu as quelqu'un pour t'amener au moins ?
Je secouai la tête, réalisant soudain que je ne savais ni quelle route suivre ni combien durerait le voyage. Le vieil homme rit de nouveau.
- T'as de la chance, mon gars, je rentre justement à Laïack. La Tour, c'est presque sur la route. Pour un gars comme toi, je ferai le détour avec plaisir.
Je me contentai de sourire comme un idiot et regardai autour de moi. Le vieil homme me tapota l'épaule avant de se traîner d'un pas lent vers l'entrée de l'auberge.
- Demain matin, mon gars. On part à l'aube.
Mais je restai planté là. C'était à l'instant que je voulais partir ! La lumière et le bruit se déversèrent par la porte ouverte tandis que le vieil homme remarquait mon immobilité.
- Dis-moi mon gars, t'as un coin où dormir ?
Je haussai les épaules. Le problème n'était pas là. Je voulais partir sur-le-champ, je devais partir.
- Mouais... Ça fait combien de temps que t'as pas mangé chaud ?
Nouveau mouvement d'indifférence.
- Allez viens, mon gars. C'est fête, ce soir, après tout !
J'hésitais un long moment avant de finalement me raisonner. Non seulement on me proposait de m'amener où je voulais mais aussi de manger chaud. Quelle folie me pousserait à refuser ? Reprenant mes esprits, je m'élançai pour rejoindre mon bienfaiteur en quelques enjambées. Je le suivis jusqu'à la table où il s'installa et je dévorai mon repas sans réellement y prendre garde. C'était chaud, c'était bon, voilà tout ce qui comptait. Mes pensées étaient toutes tournées vers cette voix qui avait résonné dans mon esprit. Qui était-elle ? Etais-je réellement voué à de grandes choses, comme elle l'avait dit ? Certainement, après tout. N'avais-je pas été choisi par les dieux eux-mêmes ?
Finalement, je passais la nuit dans la charrette du vieil homme, ne pouvant partager sa chambre mais incapable de m'éloigner de cette promesse d'une vie nouvelle. L'attente fut longue jusqu'à l'aube mais lorsque le vieil homme arriva enfin, je me précipitai pour l'aider, bien décidé à nous mettre sur la route le plus vite possible. Et ce n'est qu'une fois bien lancé dans notre voyage, les murs de la cité ayant disparu derrière l'horizon depuis un bon moment, que je me dressai d'un bon sur le banc de la charrette.
- J'ai oublié quelque chose !
Le vieil homme me rattrapa d'un air amusé avant de me remettre en place sur le siège.
- Tout doux, mon gars, c'est pas le moment de dégringoler. T'as besoin de rien là où tu vas. C'est si important que ça ?
Je me renfrognai. Difficile de lui expliquer qu'il s'agissait de mon butin... Tout compte fait, je me recalai sur le banc et grommelai.
- Non, ce n'est pas si important...
Je commencerai bientôt une nouvelle vie, peut-être celle-ci se montrerait-elle plus honnête que la précédente... Je ne pouvais cependant pas m'empêcher de penser à mon trésor caché qui tomberait un jour aux mains d'un inconnu. Et je n'étais pas au bout de mes frustrations ! Il nous fallut pas moins de huit jours pour arriver à destination et chacun de mes soupirs exaspérés récoltait un gloussement de mon guide.
Mais lorsque se dessina à l'horizon la silhouette sombre et irrégulière de la Tour, tout le reste s'effaça. Majestueuse, elle était enfin sous mes yeux, presque à portée de main : ma promesse d'une nouvelle vie et de grandes choses à accomplir. A ses pieds, je me sentis soudain si insignifiant et pourtant si unique. Devant moi, ne se dressait plus qu'une simple porte à traverser pour plonger dans une vie meilleure, faite de chance et de lumière. Pas un instant je n'en doutai et c'est avec un sourire ravi et sans un regard en arrière que j'en franchis le seuil.
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