Même pour effectuer un trajet qui ne les mènerait qu’à deux minutes de chez eux, Francis avait fait sortir une voiture bien particulière : entièrement fermée, elle ne comportait aucun signe distinctif de son appartenance aux Outremont. Par une fente du rideau qui aveuglait la fenêtre, Estrella laissait son regard errer sur les rues de Raylissane : elles étaient quasiment désertes en ce dernier jour de décade. La ville en profitait pour sommeiller, indifférente aux drames qui se tramaient en son cœur.
« Où allons-nous exactement ? demanda-t-elle nerveusement.
— Dans une propriété désaffectée non loin de la nôtre. J’y ai installé Kina, car je me doutais que tu devrais la voir et je ne voulais pas que tu restes loin d’Aurean… surtout en ce moment. L’entrevue devra être brève pour ne pas risquer d’affecter le lien. »
La voiture traçait des méandres aux alentours de leur demeure, s’éloignant par une rue pour se rapprocher par une autre. La jeune fille posa les yeux sur le bracelet brillant autour de son poignet, soulagée de ne pas le voir faiblir. Malgré ces considérations, elle demeurait profondément attentive, attendant que son père débute le récit qu’il lui avait promis.
« Comme tu le sais déjà, commença Francis gravement, je n’ai pas vraiment connu mes parents. Ils sont morts quand j’étais enfant et je ne garde aucun souvenir d’eux. C’est ma grand-mère, Reyne d’Outremont, qui m’a élevé. Elle était ma seule famille et quand elle est décédée, je me suis retrouvé pour ainsi dire seul au monde. Je devais avoir à peu près ton âge. Grâce à la fortune de notre lignée, je ne manquais de rien ; comme je passais mes journées à l’Académie, je ne souffrais pas trop de la solitude, mais j’étais encore trop jeune pour gérer mes biens et prendre des décisions. C’est alors que Maître Stefen de Glaz, le professeur de l’École Rouge de Combat, m’a convoqué dans son bureau pour me présenter celui qui allait être mon tuteur pour les quatre ans à venir. »
Il laissa échapper un petit rire :
« Je me sentais un peu mortifié : je ne pensais pas avoir besoin de qui que ce soit ! Certainement pas d’un homme sorti de nulle part… surtout aussi singulier. Mais lui, bien sûr, ne l’entendait pas de cette oreille. Il s’est présenté comme Alde Soveregne et se prétendait un lointain parent de la famille. Ce qui ne voulait pas dire grand-chose… Mais il avait en sa possession des papiers signés par ma grand-mère qui faisait bel et bien de lui mon tuteur légal. J’ai donc espéré qu’il ne prendrait pas la chose trop au sérieux et que je disposerais encore de toute ma liberté… »
Il secoua la tête avec fatalisme :
« Mais comme tu peux t’en douter, ce vœu ne s’est pas exhaussé. Il a pris mon éducation en main ; il souhaitait que j’excelle dans le plus de domaines possibles et que j’accède à une position importante… ou, du moins, influente. Je ne le voyais pas très souvent, une fois par semaine au plus, mais il faisait tout pour me garder sur le chemin qu’il avait déterminé pour moi. Un chemin plus strict que celui que j’avais l’habitude de prendre du temps où ma grand-mère était de ce monde. »
Il marqua une pause, avant de poursuivre gravement :
« J’étais… différent à cette époque. Je ne savais pas trop ce que j’étais censé faire de ma vie. Et pour cette raison, peut-être, j’ai refusé de me conformer aux principes de mon tuteur. Je manquais souvent les cours de l’Académie, je me montrais… irrespectueux envers mes aînés. Je voulais prouver que je n’avais besoin de personne et j’ai fini par tourner le dos au monde entier. Autant dire que je ne bénéficiais pas d’une excellente réputation à l’Académie… »
Estrella le fixa avec des yeux ronds : son père, un adolescent rebelle ? Elle ne l’aurait jamais supposé… C’était juste… inconcevable ! Il sourit en voyant l’expression incrédule de sa fille :
« J’allais de plus en plus loin, jusqu’au jour où j’ai été brutalement ramené à la raison. Je venais d’avoir dix-sept ans. Comme souvent, je traînais dans les quartiers les moins fréquentables de Raylissane, quand je me suis fait violemment attaquer. Mes agresseurs faisaient partie d’un groupe de Compagnons qui avaient décidé d’user de leur pouvoir contre les mages des Hautes Lignées, pour se venger du mépris qu’ils leur témoignaient. Ils étaient plus âgés et expérimentés que moi et malgré tous mes efforts, ma magie Rouge du Combat n’a pas été très efficace contre leurs pouvoirs cumulés. Je pensais que ma dernière heure était venue quand j’ai eu l’incroyable vision d’un homme qui semblait constitué de lumière rouge…
— … Rufus ? murmura Estrella en écarquillant les yeux.
— En effet, je venais de rencontrer un Gardien pour la première fois ! J’ai à peine eu le temps de l’apercevoir avant de perdre connaissance, mais j’ai bien cru que je délirais. Quand je me suis réveillé, je me trouvais dans une demeure inconnue. Même si je restais très affaibli, mes blessures étaient quasiment guéries. À mon chevet, se trouvaient Stefen de Glaz et, bien entendu, Alde Soveregne. Il s’était toujours montré froid et distant envers moi… au point que je le croyais incapable de manifester la moindre émotion ; mais là, il était furieux ! La lumière semblait étinceler tout autour de lui. Si je ne l’avais pas aussi bien connu, j’aurais pensé qu’il avait eu très peur pour moi. Mais… »
Il secoua la tête avec une tristesse visible :
« Quelle que soit l’admiration, ou le respect que j’éprouve pour Soveregne, j’ai appris à ne jamais attendre de lui le moindre témoignage de sympathie. »
Estrella crut percevoir dans la voix de Francis un soupçon d’amertume, qu’elle n’eut aucun mal à comprendre : en l’absence de figure paternelle, il avait sans doute espéré trouver un substitut en son tuteur, qui le lui avait dénié. Il ne fallait probablement pas aller chercher plus loin les raisons de ses attitudes rebelles, voire quasiment suicidaires : il avait tout simplement cherché à attirer l’attention de Soveregne.
« Au moins a-t-il compris qu’il était temps pour moi de prendre connaissance de la mission pour laquelle il m’avait choisi : tout comme toi, j’ai dû accepter le fait que notre histoire légendaire était réelle. Que les Gardiens existaient bel et bien, ainsi que les Ombres. Et cela n’a pas été facile ! »
Estrella hocha solennellement la tête : elle comprenait tout à fait ce sentiment. Même après plusieurs mois, elle avait encore du mal à accepter le fait que tout ce qu’elle avait considéré comme un mythe pouvait être vrai.
« Soveregne était persuadé qu’un terrible danger nous attendait, contre lequel nous étions mal préparés, malgré ses efforts : le retour des Ombres à Erastria. Il ne s’agissait pas seulement de l’ouverture de la porte de Penumbra ! Nous risquions de perdre tout ce que nous avions, tout ce que nous connaissions. Il avait depuis longtemps renoncé à faire entendre raison au conseil de la Haute Magie. Pour lui, notre seule chance résidait auprès des Gardiens… et des mages des Sept Couleurs. Mais ceux-ci étaient extrêmement rares ! Aucun n’était né à Erastria depuis plus de deux générations. Si l’un d’entre eux venait à voir le jour, nous devions le repérer au plus tôt et le protéger au mieux, avec l’aide des Gardiens, tout en restant à l’affût du moindre signe d’activité des ombres… »
La situation commençait à devenir plus claire pour Estrella :
« Et donc, toutes les attaches… Maître Bertlam, dame Ledelian, dame Renate… et même maître Alleman… font partie des gens qui suivent Soveregne ? »
Son père acquiesça gravement :
« Oui, Estrella. Comme Soveregne doit souvent s’absenter du royaume, nous prenons sa relève. Et comme tu l’as déjà compris, c’est lui qui a pris la décision de sceller tes pouvoirs, afin de te protéger de ceux qui veulent faire sombrer le monde dans les ténèbres. Il est exceptionnel de voir deux mages des Sept Couleurs naître à si peu d’intervalle. D’autant plus dans une lignée comme celle des Outremont, où il n’y avait jamais eu de cas connu : il était d’autant plus important de le dissimuler, afin que ton potentiel soit sauvegardé s’il arrivait malheur à Bastian. Le destin, hélas, nous a donné raison… »
La jeune fille baissa les yeux, regardant ses mains posées sur ses genoux.
« Alors pourquoi, quand Bastian a disparu, mes pouvoirs n’ont-ils pas été tout de suite libérés ? demanda-t-elle amèrement.
— Personne ne savait ce qu’il était advenu de lui… ni du Gardien Aurean. Dans le doute, il semblait préférable de te garder à l’abri. »
Elle hocha la tête : elle aurait dû se sentir en colère, mais elle était reconnaissante à Francis de se montrer enfin franc avec elle.
« Père… demanda-t-elle avec hésitation, si je comprends bien, vous avez rencontré les Gardiens Azura, Rufus et Virdis voilà plus de vingt-cinq ans… C’est aussi à cette époque aussi que vous avez connu Aurean ?
— Étrangement, répondit Francis d’une voix songeuse, je ne l’ai rencontré que bien plus tard, quand maître Alleman est devenu son attache, il y a quatre ans. Peu de temps avant qu’il ne soit lié à Bastian.
— Mais… comment est-il arrivé sur ce monde ?
— Ce n’est qu’une supposition, mais je crois que Soveregne a trouvé moyen d’entrer en relation avec le royaume de Lucid et sa souveraine. Peut-être a-t-il demandé sa venue. Pourquoi cette question ?
— Juste… par curiosité… » bafouilla-t-elle.
Elle ne voulait pas trahir le secret d’Aurean ; après tout, elle était la seule à qui il avait avoué son amnésie.
« Mais comment Soveregne savait-il ce qui risquait d’arriver à Bastian… ou même à moi ? Se doutait-il que les Ombres se manifestaient si tôt à Erastria ?
— Apparemment, il pense que tout ce qui arrive à présent est l’aboutissement d’un long processus commencé voilà des siècles. »
Estrella fixa son père d’un regard incrédule, mais elle n’eut pas le loisir de lui poser plus de questions : la voiture venait de ralentir devant un bâtiment étrange, isolé du reste du quartier par un épais rideau d’arbres. La demeure avait sans doute été superbe jadis, mais elle semblait être tombée à l’abandon depuis plus de vingt ans : des vignes vierges montaient à l’assaut de la façade, aveuglant presque les fenêtres ; les corniches s’effritaient sous l’usure du temps. De nombreux carreaux avaient été brisés et des ardoises manquaient sur la toiture. La pierre des murs, gris argent et non blanche comme celle utilisée pour les autres bâtiments de Reylissane, ajoutait à la mélancolie de cette vision.
Le véhicule s’immobilisa devant la grille rouillée. Francis se leva, ouvrit la porte et mit pied à terre, avant de tendre la main à sa fille pour l’aider à descendre. En sortant de la voiture, Estrella regarda autour d’elle attentivement :
« Où sommes-nous ? » demanda-t-elle à son père, tandis que la voiture allait se ranger à l’arrière du bâtiment.
— L’ancienne résidence d’une lignée disparue il y a de nombreuses années, répondit-il évasivement. Nous avons pensé que cet endroit était assez discret pour y garder Kina.
— Elle est… prisonnière ? » s’exclama-t-elle, un peu choquée.
Francis secoua la tête en soupirant :
« Estrella… je comprends ce que tu peux ressentir. Mais Kina – ou quel que soit son nom – est une Ombre. Nous ignorons tout de ses véritables motifs. Même si elle ne nous veut aucun mal, qui nous dit qu’elle ne peut pas nous nuire malgré elle… ou à nos alliés lucidiens ? Aurean est encore trop fragile pour supporter sa proximité. »
Estrella hocha la tête : son père n’avait pas tort… Et cependant, le souvenir des larmes obscures qui coulaient des yeux de la fausse jumelle de Lizbet la hantaient.
Son père ouvrit la porte qui pivota en grinçant ; ils pénétrèrent dans un hall envahi d’ombre et de tristesse ; une odeur d’humidité et de poussière flottait dans l’air. Sur la toile murale qui se décollait par endroits, subsistaient les marques plus pâles laissées des meubles et des tableaux disparus. Une lumière grisâtre pénétrait avec peine à travers les vitres ternies au bout de la pièce. Même s’il faisait relativement bon à l’intérieur du bâtiment, Estrella ne put réprimer un frisson.
Sur le côté gauche, s’élevait un vaste escalier de bois noirci, qui tournait à mi-hauteur en direction du palier. La jeune fille suivit son père vers l’étage, pour découvrir un couloir obscur où se devinaient plusieurs portes à la peinture écaillée.
« Nous sommes seuls ? demanda-t-elle d’un ton un peu crispé.
— Non, Dame Ledelian nous a précédés. Azura et elle veillent sur Kina ; elles ont pris la relève des alliés qui l’ont conduite ici dès qu’elle est tombée entre nos mains.
— Des… alliés ?
— Des mages qui adhèrent à notre combat. Ils sont une vingtaine, mais je préfère ne pas révéler leur identité dans l’immédiat. »
Estrella hocha la tête, troublée d’apprendre que cette étrange confrérie possédait des ramifications plus étendues qu’elle ne l’avait supposé.
Francis toqua à la dernière porte.
« Entrez ! » répondit la voix du professeur de l’École bleue.
Les Outremont pénétrèrent dans la pièce ; elle semblait dans un meilleur état que le reste de la bâtisse, sans doute parce qu’elle avait été nettoyée, mais les outrages du temps demeuraient visibles. Elle avait dû être aménagée pour une jeune fille : une toile fleurie recouvrait les murs, d’où pendaient toujours des tableaux aux couleurs passées, représentant des oiseaux et des paysages printanier. Le mobilier délicatement sculpté demeurait remarquablement préservé.
Assise à côté de la fenêtre occultée par d’épaisses draperies fanées, dame Ledelian contemplait d’un air pensif la jeune fille allongée sur le lit. Kina était toujours revêtue de sa robe de bal violette et noire ; sa chevelure décoiffée auréolait son visage fin et anguleux de longues mèches argentées. Seules, ses paupières légèrement entrouvertes montraient qu’elle était éveillée.
« Elle n’a pas bougé depuis qu’elle est là, murmura doucement le professeur. Je suis heureuse de vous voir, Estrella. J’espère que votre présence la mettra en confiance.
— Merci, dame Ledelian », souffla la jeune fille.
Francis regarda avec défiance l’Ombre, avant de demander d’une voix tendue :
« Pensez-vous qu’Estrella risque quelque chose en restant seule avec elle ? Après tout, c’est par son entremise que Lizbet d’Arral et son père ont pu invoquer d’autres Ombres…
— Nous ne serons pas loin, répondit la mage Bleue d’un ton rassurant. Azura est restée dans l’un des salons du rez-de-chaussée. Elle ne se sent pas à son aise aussi près d’une Ombre. Mais nous restons en contact par l’intermédiaire de notre lien ; en cas de problème, nous serons trois à la protéger… »
Les yeux d’Estrella se portèrent machinalement sur le poignet de Kina, découvert par la longue manche : le bracelet de pénombre avait un peu pâli, mais demeurait bien visible.
« Estrella ? »
La voix douce faillit la faire sursauter, mais elle s’avança avec résolution vers Kina. Les paupières pâles, frangées de longs cils, se soulevèrent, dévoilant les globes oculaires intégralement noirs.
La jeune fille se força à sourire :
« Je suis là, Kina. Je suis prête à t’écouter. »
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