Le lendemain, aux aurores, Estrella convia discrètement les autres élèves de l’Académie à se réunir dans sa chambre, la plus spacieuse du chalet. Quand ses amis apparurent, ils portaient toujours leurs habits de nuit. Les deux chaises de la pièce furent laissées à Kina et Segara. Kaeli et Estrella partageaient le lit en guise de banquette et les garçons s’installèrent à même le parquet
La pièce ressemblait aux autres chambres du chalet, mais avec des boiseries un peu plus travaillées. Des frises de fruits d’automne suivaient le mur juste en dessous du plafond. En plus du lit, le mobilier comportait une armoire, un bureau et une coiffeuse, ornés de fines sculptures florales.
Aurean n’aperçut aucun objet personnel. Peut-être Estrella les avait-elle rangés à la hâte. Malgré tout, il y régnait une ambiance chaleureuse et un peu secrète, propice à leur petit conseil de guerre.
Assis en tailleur à côté d’Eymeri, le dos appuyé contre la paroi, Aurean raconta une fois encore son étrange rêve. Tout le monde écouta religieusement, conservant pour soi ses réactions. Dès qu’il eut terminé son récit, le gardien se tourna vers Kina et Segara :
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
Les deux « sœurs » échangèrent un regard ; l’Ombre prit la parole la première :
— D’après ce que tu décris, il s’agit bien d’un portail des Ombres. Nous en avons de semblables dans… l’autre Erastria, même s’ils sont de moins en moins empruntés, car ils deviennent instables. Certains prétendent que la disparition de Lucid a créé un déséquilibre qui est en train de détruire Penumbra… Malgré tout, la trêve est maintenue et les portails sont conservés pour, disons… les visites diplomatiques…
— Pourtant, est-ce qu’ils ne sont pas censés avoir été fermés bien avant l’époque de Morregan ? demanda Segara à la cantonade. Pourquoi le roi-tyran en aurait-il rouvert un ?
Les jeunes gens échangèrent des regards perplexes.
— Si c’est juste pour éliminer son neveu – s’il s’agissait bien de lui –, cela paraît tout de même disproportionné, remarqua Fontain, les sourcils froncés. S’il a organisé cette cérémonie, il devait avoir une bonne raison…
Segara leva les yeux vers le plafond :
— Tu as dit qu’ils étaient entourés de mages Indigo du Temps ? Pour qu’il en ait réuni autant, c’est qu’il devait préparer un sort d’envergure.
— Est-ce que cela pourrait être en relation avec… l’autre Erastria ? souffla Kaeli.
— C’est possible, mais nous avons déjà déterminé qu’elle ne pouvait pas être l’Erastria du futur.
— Nous en avons beaucoup parlé, murmura Kina. Même si je ne possède pas une connaissance approfondie de cet univers, il semble que l’histoire ait divergé à partir d’un point donné.
— Est-ce qu’une altération du temps aurait pu provoquer cette divergence ? demanda Fontain.
Segara garda le silence un instant ; de toute évidence, la question suscitait en elle une intense réflexion.
— Personne n’a jamais réussi cet exploit, répondit-elle enfin, mais avec autant de mages, peut-être qu’il a pu être envoyé dans le futur, ou le passé… ce qui a créé une autre trame temporelle.
— Pour en avoir le cœur net, il faudrait savoir à quel moment exact les deux Erastria se sont séparées, ajouta Kina.
Aurean fronça les sourcils : ces hypothèses lui semblaient si vertigineuses qu’il en avait le tournis.
— Nous n’obtiendrons pas la réponse aujourd’hui, grommela Yllias, qui n’avait pas apprécié d’être tiré de son lit si tôt.
Le mage Vert de la Vie avait dévoilé un côté casanier que ses amis ne soupçonnaient pas, et qui ne cessait de provoquer l’amusement de l’athlétique et énergique Eymeri. Pourtant, depuis que le mage Rouge avait perdu ses pouvoirs, son rival éludait autant que possible leurs disputes jadis si fréquentes. Le garçon blond se demanda s’il devait le regretter ou s’en réjouir.
— Tu as sans doute raison, admit Estrella. Mais il fait bien avouer que le mystère s’épaissit… même si nous savons à présent qu’il y a bien des chances que tout cela soit lié à Morregan et à Dorian aussi bien qu’au passé énigmatique d’Aurean.
La jeune fille se leva et s’étira longuement :
— Et si nous nous préparions ? Nous risquons d’être en retard pour le petit déjeuner, et je ne voudrais pas que les autres aient des soupçons supplémentaires…
Aurean acquiesça, un peu peiné de la scission qui s’était créée, principalement par sa faute, entre les élèves de l’Académie et leurs aînés. La réaction trop vive de dame Ledelian les avait tous mis sur leurs gardes, et c’était compréhensible.
— Attendez…
Alors qu’il se redressait à son tour, Yllias s’était soudain immobilisé.
— Aurean, tu as bien dit qu’une main argentée se tendait vers toi pour te retenir, lorsque tu tombais dans le portail des Ombres ? »
Le gardien d’Or n’avait aucune envie de songer plus que nécessaire à cette partie du rêve, mais Yllia avait raison : cet élément pouvait receler de l’importance.
Une main de lumière argentée…
— Lucida ! s’exclama-t-il soudain.
Tous les regards convergèrent vers lui.
— Lucida, reprit-il, la reine de Lucid, est un être de lumière blanche… Et sa main droite…
Il secoua la tête, incrédule :
— Sa main droite demeure dissimulée sous un gantelet… Se pourrait-il que ce soit lié ?
Il esquissa un sourire triomphant, soulagé de voir au moins une pièce du puzzle se mettre en place :
— Dès que je rentrerai sur Lucid, je l’interrogerai sur cette histoire… !
Et pas que sur cela, se promit-il en silence. Tous ces mensonges et faux semblants n’avaient que trop duré !
Quand les jeunes gens se rendirent enfin dans la grande salle vitrée, il régnait une tension presque palpable entre les membres du petit groupe. Seules Renate et Virdis ne paraissaient pas affectées, ainsi que Rufus dans une moindre mesure. Dame Ledelian et Bertlam montraient une réserve inhabituelle et Azura lançait vers Aurean des regards assassins. Le gardien Rouge s’efforçait d’observer une certaine neutralité ; il s’était placé à côté de la gardienne Verte, avec qui il conversait à voix basse, tandis que la vieille mage dégustait son déjeuner avec une expression résignée. Francis n’avait pas encore fait son apparition.
Il restait presque une semaine complète de vacances, et Aurean trembla à l’idée de voir cette hostilité perdurer jusqu’à la fin de leur séjour. Les conflits le rendaient particulièrement mal à l’aise, surtout entre des personnes proches de lui.
En silence, les jeunes gens s’installèrent de leur côté de la grande table, après avoir vaguement murmuré un salut. Ils avaient d’emblée entouré Aurean, comme un rempart humain contre les reproches ou les attaques dont il aurait pu faire l’objet. Estrella s’assit à sa droite, tandis qu’Eymeri prenait place à sa gauche, après avoir lancé un regard de regret vers Virdis.
Une fois devant son petit-déjeuner, qu’il appréciait tant d’habitude, le garçon blond se sentait l’estomac barbouillé, au point de repousser son assiette avec un haut-le-cœur. Son attache lui jeta un coup d’œil inquiet :
— Tu es sûr que tu vas bien ? lui souffla-t-elle.
— Euh… non, murmura Aurean, renonçant à lui mentir.
— Si tu veux remonter ou regagner ton lit, je peux t’accompagner.
— Ça ne changera pas grand-chose, répondit-il avec un pauvre sourire. J’ai le sentiment que tant que je resterai ici, les choses ne s’arrangeront pas. »
Estrella baissa les yeux sur sa tasse en grignotant d’un air absent une tranche de pain :
— Peut-être que nous nous trouvons juste à côté de l’endroit où Dorian… Enfin, tu sais… Si je ne m’étais pas promenée à côté du lieu où Bastian et toi aviez été emprisonnés, je n’aurais jamais entendu sa voix.
Aurean opina, mais il demeurait sceptique. Pourquoi Dorian – ou un autre opposant au Roi-Tyran – l’avait-il choisi, lui, pour être le porteur de ses messages ? Alors même que Bastien n’avait jamais communiqué avec lui après son réveil, préférant s’adresser à Estrella ?
Cet aspect des choses l’avait toujours un peu peiné, même s’il comprenait le désir de son frère adoptif de ne pas le blesser davantage qu’il ne l’avait déjà fait.
— Bois au moins, lui commanda Eymeri en poussant un verre d’eau devant lui. Ton malaise finira bien par se calmer !
Le garçon blond soupira. Son ami pouvait devenir une vraie mère poule par moments, plus encore qu’Estrella ! Malgré tout, il le remercia d’un sourire et saisit le verre pour le lever à ses lèvres. Il dut reconnaître qu’Eymeri avait raison ; l’eau demeurait tolérable et il put l’avaler sans que son estomac se révolte. Aurean détestait se retrouver dans un tel état de faiblesse. Malheureusement, songea-t-il avec une grimace lugubre, Dorian et lui avaient en commun de se voir parfois trahis par leur corps.
Quand un pas énergique résonna sur le dallage, tous les regards, aux deux bouts de la table, se tournèrent pour apercevoir Francis. Le père d’Estrella avait revêtu ses habits de ville et portait une expression grave qui suscita immédiatement l’inquiétude des occupants de la pièce. Même Estrella renonça à le saluer ; sa tranche de pain gisait, oubliée, sur l’assiette de faïence.
— Je viens de recevoir un message de Reylissane, annonça-t-il d’un ton abrupt. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Plusieurs autres attaques de mages ont eu lieu. Même s’il n’y a heureusement pas eu de mort, plusieurs d’entre eux se trouvent dans un état sérieux. Je suis rappelé d’urgence dans la capitale, de même que les cadres de l’Académie.
Son regard se posa sur dame Ledelian et maître Bertlam, qui opinèrent d’un air lugubre. Le mage Rouge se tourna vers les jeunes gens :
— Il va sans dire que je ne peux vous laisser seuls ici, surtout au vu des récents événements.
Sentant l’attention de tous peser sur lui, Aurean baissa la tête, confus. D’un autre côté, il éprouvait un étrange soulagement. Une fois à Reylissane, les choses pourraient reprendre un cours normal. Il ne se trouverait plus exposé au risque d’être assailli par les souvenirs du prince Dorian – du moins, pas aussi violemment.
— Par contre, madame Renate, poursuivit-il d’une voix plus courtoise, si vous et la gardienne Virdis souhaitez rester ici, vous êtes bien entendu les bienvenues. Compte tenu des circonstances, il est sans doute préférable que vous demeuriez éloignées de Reylissane tant que cette énigme ne sera pas résolue.
— Ce sera avec plaisir ! répondit la vieille femme en souriant, appuyée par un timide hochement de tête de la gardienne Verte.
Malgré tout, Aurean saisit le regard triste qu’elle lançait vers Eymeri, qui portait lui-même une expression sinistre.
Réprimant un soupir, il se penche vers Estrella :
— Je vais faire un tour dehors, lui souffla-t-il avant de se lever.
La jeune fille le retint par le poignet :
— Veux-tu que je t’accompagne ?
— Non, ça ne sera pas la peine. J’ai juste besoin de respirer. »
Bien entendu, tous les regards, une fois encore, convergèrent vers lui. Le garçon se sentait de plus en plus oppressé. Entre son amnésie qui ne faisait pas mine de disparaître, l’agression qu’il avait subie à l’académie, ses visions perturbantes et parfois effrayantes et la suspicion dont il faisait désormais l’objet, il avait l’impression d’étouffer.
Les parois du chalet semblaient se refermer sur lui comme une cage. Il courut presque vers la sortie et se hâta vers le petit bois, non loin de la bâtisse, là où il avait effectué les cueillettes de plantes pour son herbier. Le pâle soleil matinal filtrait entre les branches qui commençaient à se dépouiller de leur parure rouge et or et des grands rameaux des sapins, dont l’odeur résineuse se répandait autour de lui, douce et entêtante. Le sol d’humus cédait sous ses pas, sous une fine couche de feuilles mortes qui craquaient légèrement. Quelques pousses d’un vert tendre se frayaient un chemin vers les rayons, mais il n’avait aucune envie de les presser entre deux plaques de bois.
Il finit par s’asseoir sur une souche pour écouter le frémissement du vent léger dans les feuillages et les mille bruits ténus qui peuplaient le bosquet : le grincement des branches, les cris des oiseaux, le chuintement de la brise… Il aurait voulu pouvoir se fondre dans cette nature si calme et oublier tous ses tracas. Et surtout, les terribles visions de la nuit passée qui rodaient toujours dans son esprit, jamais très loin de la surface.
Il y demeura un long moment, en s’efforçant d’éloigner les pensées négatives qui le submergeaient. La tête lui tournait légèrement, lui rappelant qu’il n’avait rien mangé depuis le jour d’avant – et encore, son repas du midi n’était pas resté bien longtemps dans son corps. Son enveloppe humaine pouvait survivre de son énergie magique, mais cela ne durerait pas indéfiniment ; il risquait de s’affaiblir dangereusement.
Soudain, un profond sentiment de colère et de frustration s’empara de lui. Il détestait se voir si vulnérable ! Il sauta sur ses pieds, attrapa un bâton et le fit voler entre ses mains ; il virevoltait autour de sa tête, dans son dos, sur les côtés, n’arrêtant jamais sa course tandis que son corps se ployait souplement à cette discipline oubliée. C’était comme de se souvenir des pas d’une danse maintes fois répétés, après un long moment d’inactivités. Son instinct restituait ce qui lui avait été inculqué, même si les circonstances de son apprentissage fuyaient sa mémoire…
Il se fendit en une dernière attaque ; le bâton s’abattait sur le tronc de l’arbre le plus proche, comme un coup final à un adversaire coriace. Puis, lentement, ses doigts s’ouvrirent, lâchent son arme improvisée. Ses jambes cédèrent sous lui ; il tomba à genoux sur le tapis de feuilles mortes, le visage voilé par un rideau de mèches en désordre qui avaient glissé hors de leur lien.
— Aurean ?
Il n’eut même pas la force de sursauter en entendant cette voix masculine et adulte derrière lui. En quelques enjambées, le nouveau venu fut à ses côtés et le noya dans l’ombre de sa haute silhouette.
— Aurean, regarde-moi.
Le garçon laissa échapper un long soupir avant de se tourner enfin. Comme il s’en était douté, il s’agissait de Francis d’Outremont, qui le dévisageait avec une expression soucieuse.
— Je suis navré, souffla-t-il. Je ne voulais pas vous inquiéter.
Le mage Rouge haussa les épaules :
— Ne t’en fais pas pour cela. C’est toi qui importe.
Aurean baissa la tête, confus. Le père d’Estrella lui tendit la main pour l’aider à se relever.
— Je suis désolée que les réactions à ta révélation aient été si violentes, poursuivit-il. Étant donné les circonstances, ce n’est pas le moment de créer des désaccords entre nous. J’ai parlé aux autres ce matin, et je les ai convaincus que tu n’étais pas responsable de ton silence ; je crois que quelque chose… ou quelqu’un a influencé ton jugement. L’affaire qui nous rappelle est sérieuse. Ta situation l’est tout autant, mais c’est un problème moins urgent. Et tu as montré que tu étais parfaitement capable de te tenir ta place de gardien, envers et contre tout. »
Pendant qu’il parlait, il avait posé la main sur l’épaule d’Aurean pour le guider vers le chalet. Le Lucidien se laissa faire sans protester ; sa rage et sa frustration étaient en grande partie retombées. Les paroles rassurantes du mage Rouge l’avaient un peu rasséréné, et il se sentait de nouveau capable d’affronter le monde, même si les réponses se faisaient attendre…
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