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tome 2, Chapitre 24 « Un nouveau mystère – Quatrième partie » tome 2, Chapitre 24

DdA : Enfin, un nouveau chapitre ! Lourd en révélations, j'espère qu'il vous plaira. J'espère ne pas avoir laissé trop de coquilles, sinon... eh bien je sais qu'elles existent ;). Bonne lecture ! ^^


Il avançait dans une galerie aveugle ; les torches autour de lui tiraient de l’ombre des sculptures effritées et des fresques à demi effacées. L’air humide et froid pesait sur lui comme une chape, portant des odeurs de terre, de pierre, de moisissure. Parfois, les flammes vacillantes éclairaient des traces de peinture sombre et lépreuse, qui se détachait par plaques en laissant apparaître un enduit pulvérulent.

Les bottes des soldats frappaient le sol avec un son mat. Il savait qu’aucun des hommes qui l’accompagnaient ne répondrait à ses questions. Leur visage ressemblait à un masque. Il aurait préféré les voir jubiler, les entendre l’insulter et se moquer de lui… Après tout, ils l’avaient finalement capturé, après deux années entières à le poursuivre à travers tout le pays. Il ouvrit et referma les doigts, tâchant de faire circuler le sang dans ses mains attachées dans son dos. Sa cheville encore fragile se tordit dans un trou ; il serra les dents, retenant un cri de douleur. L’un des gardes le poussa en avant. Il faillit tomber et rattrapa son équilibre de justesse. Sa jambe le lançait, mais il ne voulait pas faire plaisir à ses gardiens en montrant sa faiblesse.

Enfin, ils débouchèrent sur une salle si vaste que les flammes ne pouvaient en atteindre les parois ; il lui semblait voyager dans un îlot de lumière au sein du néant. Il trébucha sur les marches de pierre sombre. Les soldats le saisirent par les épaules pour le hisser sur l’estrade. Il atterrit à genoux sur le marbre lisse comme un miroir, à peine touché par la corruption de l’âge.

L’homme surgit devant lui, une haute silhouette vêtue d’une tunique claire bordée de rayons dorés, sous une cuirasse ornée de magnifiques arabesques. Un cercle d’or ouvragé, incrusté de joyaux, retenait sa longue chevelure blonde. Dans sa main droite, il tenait une grande lance terminée par une pointe simple, mais cruelle, le vénérable symbole de la royauté. Il ne devait pas compter plus d’une quarantaine d’années, ce qui semblait encore bien jeune pour le chaos qu’il avait créé. Les traits ciselés de son visage, qui n’étaient pas si différents des siens, arboraient une expression d’intense satisfaction. Malgré tout, dans le plissement de ses yeux et la contraction de sa mâchoire, il crut déceler une appréhension contenue.

Un des gardes le frappa à la nuque pour l’obliger à courber la tête devant le roi-tyran. Le souverain esquissa un sourire empli de froide cruauté :

— Tu nous as causé bien du tracas pour un être aussi faible… Je me demande ce qu’en penserait Valeria, si elle pouvait te voir ! Aurait-elle honte de toi ?

La colère le submergea comme une onde brûlante

— Vous n’avez aucun droit de vous mettre à sa place ! C’est de vous qu’elle avait honte, quand elle a compris quel individu pervers vous étiez ! lança-t-il rageusement.

Un grand coup dans le dos faillit l’abattre au sol ; il serra les dents, ravalant un cri de douleur et de surprise.

— Du calme, commanda le roi. Ne l’abîmez pas trop… J’ai besoin de lu vivant et en bon état. Qui peut connaître les limites d’un être aussi frêle ?

— Donnez-moi mon bâton, et vous verrez si je suis si frêle !

Morregan s’avança de quelques pas et se ploya pour le prendre par le menton, l’obligeant à relever la tête. Ses yeux, d’une couleur froide et translucide, plongèrent dans les siens.

— J’avoue que ta combativité m’étonne. Je pensais que tu n’étais rien sans tes amis et qu’ils te promenaient comme un symbole d’un bout à l’autre du pays. J’aurais dû me douter que tu étais un peu plus intéressant… après tout, nous partageons le même sang…

Il tenta d’échapper à ce contact brutal, mais la poigne de Morregan ne faiblit pas :

« J’espère que tes compagnons n’ont pas eu l’idée étrange de venir te porter secours. Cela me gênerait de devoir retarder le sortilège à cause d’une bande de gamins ! »

Il sentit une griffe glacée déchirer son cœur. Il se savait condamné, mais il espérait encore que ses compagnons lui survivraient pour poursuivre la lutte.

« Non ! Je suis venu seul ! » déclara-t-il, autant que le lui permettait la poigne du roi sur sa mâchoire.

Le souverain lâcha son visage et dirigea son regard vers les gardes qui attendaient derrière lui, dans les ombres :

« Relevez-le », ordonna-t-il d’une voix forte qui résonna dans l’immensité invisible.

Aussitôt, des mains brutales le hissèrent sur ses pieds, prenant soin de le maintenir chacun par un bras, juste au-dessous de l’épaule. Leurs doigts s’enfonçaient dans sa chair, le meurtrissant sans un état d’âme. Il se refusa à montrer le moindre signe d’inconfort.

Un frémissement dans la pénombre attira son attention ; de nouvelles silhouettes sortirent de l’obscurité. Dix, vingt, trente… plus encore. Des hommes et des femmes, qui arboraient tous de longues robes à capuchon, la taille serrée d’une ceinture qui portait sur sa boucle ouvragée un sablier finement gravé. Quand les plus proches entrèrent dans le halo de lumière, la couleur de leur vêtement se révéla d’une riche teinte indigo.

Des mages du Temps… Sans doute tout ce que le pays en comportait parmi les enfants des Hautes Lignées… et les quelques-uns qu’il a pu enlever dans les villages ! Un goût amer lui envahit la bouche. Le roi-tyran préparait un acte terrible, mais il ne parvenait pas à comprendre quoi, et cette incertitude rendait la situation plus effrayante encore.

Soudain, une lueur naquit dans les ténèbres. Des globes disposés à intervalles réguliers, le long des murs de la salle, venaient de s’illuminer d’une clarté blanche et diffuse. L’espace où ils se trouvaient émergea brusquement de la pénombre, dans toute son immensité. Il ressemblait à une énorme coupole de nuit absolue ; les parois, qui n’étaient ornées que de discrets liserés argentés à leur base, avaient été intégralement peintes en noir. Par endroit, sous l’effet du temps et sans doute de l’humidité de la caverne initiale, l’enduit s’était effrité, dévoilant des poches lépreuses de calcaire boursouflé.

Des statues avaient été alignées tout autour de la salle. Même si certaines étaient endommagées voire brisées, leur apparence restait assez claire pour qu’il sente l’angoisse le paralyser… ces formes aux traits flous, aux yeux comme des gouffres de néants, dont les ailes aux bords déchiquetés, s’apparentaient à celles de vastes phalènes… Il n’en avait jamais vu, mais il pouvait les identifier sans peine…

Il se trouvait dans un temple des Ombres !

Lentement, les mages du temps se disposèrent en cercle en contrebas de l’estrade où se dressait Morregan, qui tenait toujours sa lance. Leur visage et leurs mains, les seules parties de leur corps visible sous le grand manteau à capuche, s’illuminèrent de vagues colorées, de plus en plus rapides, de plus en plus vives… Progressivement, une fine cage lumineuse commença à se former autour du roi-tyran. Son regard glacé chercha et trouva son prisonnier ; un sourire cruel déforma ses traits. Il esquissa un signe de la tête. Aussitôt, les gardes l’entraînèrent à l’arrière de la salle. Ce qu’il aperçut alors lui figea le sang. À l’endroit où se situait la porte vers Lucid dans les temples de Lumière s’ouvrait un tout autre type de passage…

Un large disque de marbre d’un noir profond, aussi poli que l’estrade où se tenait le roi-tyran et bordé d’inscriptions anciennes, avait été serti dans la paroi au fond de la pièce. En son centre, là où aurait dû se trouver une surface lisse réfléchissant les pâles lueurs des globes et des torches, une tache de pure obscurité occupait presque tout l’espace. Ses bords semblaient crépiter de sombres éclairs, dont on pouvait entendre le grésillement ténu dans le silence du vaste temple souterrain.

Une porte des Ombres.

En théorie, elles avaient été toutes scellées au terme de la guerre impitoyable que les royaumes de Lucid et de Penumbra s’étaient livrés sur les terres des humains. Comment Morregan avait-il pu en retrouver une et, plus encore, l’activer ? Avait-il formé un pacte avec les Ombres ?

Tandis que de nouvelles questions se bousculaient dans sa tête, les gardes l’entraînaient vers le disque de néant. Quand il comprit leurs intentions, la terreur s’empara de lui, brisant ses dernières défenses :

« Non ! Vous n’allez pas… »

Aucun humain ne pouvait survivre dans les royaumes d’Ombre ou de Lumière… Pire encore, la Lumière qui palpitait parfois sous sa peau entrerait violemment en conflit avec la nature inverse de Penumbra. Si Morregan voulait juste l’exécuter, n’aurait-il pas été plus simple et rapide de le poignarder dans le cœur ou de lui trancher la tête ?

En tout cas, il en avait à présent la certitude… Il ne s’en sortirait pas. Il ne put rien faire contre la poigne des gardes qui entraînèrent son corps trop frêle vers le disque de pénombre… Ni quand ils le soulevèrent l’un par les jambes, l’autre par les épaules, pour le projeter comme un sac à travers le portail. Il ferma les yeux aussi fort qu’il le pouvait et serra les dents, pour ne pas leur faire le plaisir de gémir ni de supplier.

Il se sentit décoller pour s’immobiliser, comme en suspension, comme s’il s’était trouvé pris dans la toile d’une araignée. Des milliers d’éclairs pénétrèrent dans son corps, suivis d’une terrible explosion d’énergie, comme issue de l’intérieur même de ses os, de sa chair, consumant son être fibre après fibre, nerf après nerf… Un cri échappa de sa gorge, sans qu’il puisse faire quoi que ce soit pour le retenir. Il n’était plus qu’une carcasse incandescente, dévoré par un feu sombre qui tentait de brûler en lui toute parcelle de lumière, réduisant au passage sa chair en cendres. Ses yeux se rouvrirent brièvement ; ce qui lui restait de vision lui montra une obscurité absolue… et soudain, surgissant comme un immense oiseau, une main blanche, étincelante, assez grande pour le tenir tout entier, se tendit vers lui pour le rattraper… Ses paupières se refermèrent et il plongea dans le néant.

* * *

Il fut réveillé par son propre hurlement. Assis dans son lit, il passa une main tremblante sur son front en sueur, presque surpris de ne pas éprouver la douleur intense de son cauchemar.

— Aurean !

Avant même qu’il puisse réaliser où il se trouvait, il sentit quelqu’un lui saisir les épaules ; il rencontra le regard inquiet d’une paire d’yeux bruns. Une lampe à huile projetait une faible lueur dorée sur les murs de bois d’une petite chambre mansardée.

— Aurean, est-ce que tu m’entends ? C’est moi, Eymeri !

Aurean ? Qui était Aurean ? Ce n’était pas son nom ! Il s’appelait…

Comment, déjà ?

— Je t’en prie, réveille-toi ! Ce n’était qu’un mauvais rêve ! Tout va bien, tu es en sécurité !

La porte s’ouvrit brusquement ; en tournant la tête vers l’entrée, il aperçut la silhouette d’une jeune fille en chemise de nuit, de longs cheveux noirs répandus sur ses épaules. Elle se rua aussitôt vers lui ; le garçon roux s’écarta pour lui laisser la place. L’inconnue le prit dans ses bras. Quand il sentit son étreinte se resserrer et son corps souple et chaud contre le sien, une énorme gêne s’empara de lui. À moitié paralysé, il devient aussi raide qu’une statue de bois. Puis progressivement, cette sensation se dissipa ; la nouvelle venue lui était familière, il en avait la certitude.

Ses yeux se portèrent sur son poignet où brillait un étrange bracelet de lumière dorée. Cela aussi lui était familier. Il leva la main et aperçut le même trait étincelant sur sa peau… Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

Il s’obligea à respirer et à réfléchir posément : il était vivant, en compagnie de personnes qui ne manifestaient aucune hostilité envers lui, bien au contraire. Il semblait indemne, même si le souvenir de cette horrible agonie s’attardait dans son corps.

Ses compagnons se trouvaient-ils toujours en sécurité ? Avec de la chance, ils n’avaient pas été mis au courant de disparition. Il espéra qu’ils l’ignoreraient le plus longtemps possible… S’ils tentaient de l’arracher aux griffes de Morregan, ils courraient un danger terrible ! Et connaissant…

Il s’arrêta net dans ses pensées : leur visage, leur nom même lui échappaient. Que lui arrivait-il ? Paniqué, il s’écarta brusquement de la jeune fille, mais elle le saisit par les épaules :

— Aurean ! Reprends-toi !

Aurean ? Est-ce qu’elle le confondait avec quelqu’un d’autre ?

Brusquement, les souvenirs refluèrent dans son esprit. Il était Aurean. Un être de Lumière, un Gardien d’Or de Lucid.

Et pourtant, dans ce rêve, le plus précis qu’il avait fait à ce jour, il avait été humain. Certes investi de la Lumière, mais pas un Lucidien pour autant.

— Ne t’inquiète pas, nous sommes là pour toi. Tout va s’arranger, je te le promets.

Estrella, son attache. Son alliée. Son amie. Et plus encore…

Il enfouit son visage au creux du cou de la jeune fille, toute sa gêne envolée. Une main vint lui caresser les cheveux. Il entendit la porte se fermer derrière eux – sans doute Eymeri avait-il quitté la pièce pour leur laisser un peu d’intimité.

— Je n’en peux plus, murmura-t-il. Je suis poursuivi par ces souvenirs qui ne peuvent pas être les miens ! Je suis un gardien ! Comment ai-je pu être impliqué dans cette histoire ?

La mage des sept couleurs l’écarta doucement d’elle et plongea ses yeux d’un bleu intense dans les siens :

— Aurean, je sais que c’est difficile, mais tu dois tout me raconter, dans les moindres détails ! C’est important !

Il déglutit péniblement et acquiesça. D’une voix lente et hésitante, il expliqua tout ce qu’il avait vécu au fil de son rêve : le trajet dans la pénombre, la confrontation avec Morregan, la chute à travers le disque obscur et l’horrible agonie qu’elle avait provoquée et, enfin, cette large main étincelante… Estrella l’écouta avec attention, serrant son épaule quand l’épreuve devenait trop dure.

— C’est étrange, murmura-t-elle au bout d’un moment. C’est un peu comme si tu avais capté les souvenirs de quelqu’un d’autre… et qu’ils avaient pendant un instant pris la place des tiens. Étant donné l’échange avec le roi-tyran, il ne peut s’agir que du prince Dorian… !

En dépit de son inquiétude, le Lucidien perçut une petite note d’exhalation dans sa voix. Il sourit malgré lui en songeant à l’admiration qu’Estrella portait à Dorian et sa fascination pour cette période de l’histoire de Reyliss.

— Cela pourrait expliquer la disparition de Dorian, poursuivit Estrella avec animation. Après tout, personne ne sait ce qu’il a bien pu devenir, et c’est la même chose, d’ailleurs, pour Morregan !

Aurean leva les yeux au ciel :

— C’est absurde ! Je suis un Lucidien. Un Gardien. Comment pourrais-je capter les souvenirs de Dorian ? »

Estrella lâcha ses épaules et tapota pensivement ses lèvres de son index, un tic qu’elle manifestait souvent quand elle réfléchissait.

— Hum… Tu ne crois pas que Dorian peut essayer de te faire passer un message ? De la même façon que… Bastian m’avait montré comment vous aviez été capturés et emprisonnés ?

Elle avait baissé la voix et son ton était devenu hésitant, ce qui ne surprit pas Aurean. Même si son frère adoptif avait enfin trouvé la paix, les circonstances de sa disparition demeuraient un sujet sensible pour lui. Estrella le savait et n’en parlait que très rarement et toujours avec précaution. Malgré tout, il jugea sa comparaison opportune. À un point près…

— Justement… Il te l’a montré. Tu n’es jamais entrée dans son esprit, ni lui dans le tien !

— La situation est différente, Aurean. S’il a été jeté dans ce portail, peut-être que son esprit est resté piégé quelque part… Quelque chose est arrivé, et sa conscience s’est mêlée à la tienne. Ce qui pourarit expliquer comment vous avez échangé vos souvenirs !

Le Gardien baissa la tête, soudain épuisé par tous ces événements de plus en plus bizarres.

— Je ne sais pas… Tu crois que je devrais en parler aux autres ?

— À nos camarades ? Bien sûr ! répondit-elle, excluant d’emblée les « adultes ». Surtout aux jumelles… Segara aura sans doute une idée sur ce sort de Temps. Quant à Kina, elle pourra te confirmer qu’il s’agissait bien d’un portail des ombres ! Mais cela attendra demain !

La jeune mage le repoussa sur son oreiller :

— Allez, essaye de te rendormir. Je vais chercher Eymeri, le pauvre mérite de regagner son lit !

Aurean la regarda partir avec un peu de regrets, mais elle avait raison. Cela ne lui servirait à rien de se tourmenter les méninges, surtout à cette heure tardive… En attendant le retour de son ami, il laissa errer son regard sur les poutres décorées, en se demandant quand s’arrêterait cette avalanche de mystères…


Texte publié par Beatrix, 7 décembre 2021 à 23h06
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