« Vous êtes sûre qu’elle peut aider Aurean ? » demanda Estrella à Renate, pour la dixième fois au moins.
La vieille femme esquissa un sourire rassurant :
« Si quelqu’un le peut, jeune fille, c’est bien elle. »
Afin de laisser Virdis œuvrer en paix, tout le monde était sorti de la chambre, à l’exception de Rufus et d’Azura. Renate avait proposé à Estrella de rester aussi, mais la jeune fille se sentait bien trop angoissée pour assister sereinement à la guérison opérée par Virdis. La vieille femme lui avait conseillé d’aller s’asseoir au calme ; à son regard appuyé, Estrella avait compris qu’elle souhaitait lui parler seule à seule. Elles s’étaient retirées dans un des petits salons de l’étage. Au-dehors, le jour naissant enflammait le ciel d’une lumière d’or qui lui rappelait douloureusement Aurean.
Face à la visiteuse, dont elle ne connaissait que le nom, la jeune fille se sentait étrangement anxieuse. Que voulait donc lui dire cette femme dont elle ne savait rien – si ce n’était qu’elle était l’attache de la Gardienne Verte ? Sans doute allait-elle expliquer à Estrella combien elle s’était montrée indigne d’une telle responsabilité.
Mais Renate se contenta de l’examiner longuement, sous des sourcils à demi froncé, avant de murmurer :
« Étonnant… »
Estrella la fixa sans comprendre.
« … Que vous, une jeune fille, soyez devenue l’attache d’un Gardien, précisa son interlocutrice en souriant. Certes, Rufus m’a un peu expliqué les circonstances dans lesquelles vous vous êtes retrouvée liée à Aurean, mais cela n’en reste pas moins inhabituel ! »
Estrella se rencogna dans son fauteuil, la mine sombre :
« Je ne suis pas la meilleure des attaches… » murmura-t-elle avec contrition.
Contre toute attente, Renate éclata de rire :
« Allons… Ne vous fustigez pas. C’est toujours difficile au début. Surtout à votre âge. Même quand le Gardien est du même sexe que vous, d’ailleurs ! Se dire que l’on est désormais étroitement lié à une créature d’un autre monde, qui ne vous quittera plus d’une semelle, c’est très impressionnant… »
Estrella la regarda avec curiosité :
« Quand êtes-vous devenue l’attache de la Gardienne Virdis ? »
Renata prit un air mystérieux ; posant dignement les bras sur les accoudoirs du fauteuil, elle conserva un moment le silence avant de reprendre la parole :
« cela fait plus de soixante ans que Virdis est ma Gardienne. Auparavant, elle était celle de ma mère. Quand elle a été appelée à siéger au Conseil de Haute Magie, c’est devenu trop dangereux pour elle de conserver un lien que cette institution condamnait.
— Elle avait réussi à le cacher jusque-là ?
— Ma mère était plutôt discrète sur la question… enfin, elle essayait. Au point que bien des fois, on a raconté qu’elle avait une seconde fille cachée. »
L’anecdote fit sourire Estrella :
« Mais… personne à la Haute Chambre n’a deviné la vérité ? »
Renate haussa les épaules :
« La plupart de ses membres ne se posent même pas la question… Tant que l’évidence n’est pas devant leurs yeux, ils n’y prêtent pas attention. Je pense même que certains d’entre eux seraient rassurés de savoir que des Gardiens arpentent toujours ce monde… mais hélas, pas tous. Ma mère ne voulait pas prendre trop de risque, mais elle ne souhaitait pas perdre Virdis pour autant. Étant donné que j’étais tout comme elle une Mage de l’Ecole Verte, il a semblé naturel que je prenne la relève en tant qu’attache de Virdis. Mais cela n’a pas pour autant protégé ma mère : l’un de ses concurrents a découvert la vérité sur ma Gardienne et nous a dénoncé. Nous avons perdu tous nos privilèges de descendantes des Hautes Lignées et nous avons été contraintes toutes les trois de quitter Reyliss… »
Sa voix avait pris un accent de profonde mélancolie. Elle marqua une pause, avant de poursuivre :
« Nous avons arpenté le monde, en vivant de nos talents de guérison. Après la mort de ma mère, nous nous sommes décidées à regagner discrètement Reyliss. Heureusement, plus personne ne nous prêtait attention.
— Je… je suis désolée », murmura Estrella tristement.
Renate lui adressa un large sourire :
« Il ne faut pas : nous avons eu l’occasion de voir bien plus choses en ce monde que la plupart des gens de Rayliss. Et puis… j’aime penser que je suis toujours une hors-la-loi ! » ajouta-t-elle avec une lueur facétieuse dans le regard.
La jeune fille se détendit : peut-être qu’après tout, d’un mal pouvait découler un bien. Mais déjà une nouvelle interrogation la tracassait :
« Est-ce que les sept Gardiens sont tous sur Erastria… voire à Reyliss ? Pour l’instant, j’en ai déjà rencontré quatre : Aurean, Azura, Rufus et Virdis. Les trois autres ont-ils également choisi d’avoir des attaches pour rester parmi nous ? »
Renate secoua la tête en signe d’incertitude :
« A vrai dire… il me semble bien que Brand, le Gardien Orange, est lié à un artisan de Baradin, une ville de Sabirath. Pour Indis et Lilias, je dois dire que je n’en sais rien. Il me semble que Lilias n’a eu aucune attache depuis plusieurs décennies. Quant à Indis, je ne sais même pas s’il est revenu à Erastria après la fermeture de la porte, après le règne du roi Morregan. Il a toujours été un peu étrange, semble-t-il. »
Elle esquissa un sourire énigmatique :
« Mais une chose est certaine : il se trouvera toujours des gens prêts à accueillir les Gardiens en ce monde. Surtout ceux qui suivent les préceptes de Soveregne. »
Les yeux d’Estrella s’écarquillèrent :
« Soveregne… ? C’est… un homme ? »
Renate acquiesça :
« Oui… et peut-être, un jour, toi aussi, auras-tu la chance de croiser sa route. Et de percevoir l’importance de ses desseins… »
Estrella allait lui demander qui était ce mystérieux individu, mais elle sentit la fatigue s’emparer d’elle. Ses paupières se fermèrent doucement… Elle entendit à peine Renate se lever et poser doucement une main sur sa tête :
« Dors, mon enfant, murmura-t-elle d’une voix chargée de compassion, d’affection même. Vous devez retrouver des forces, ton Gardien et toi-même. Vous en aurez bien besoin. »
Elle entendit tout juste ses pas s’éloigner et la porte se refermer avant de sombrer dans un sommeil réparateur.
Une main se posa sur son épaule, l’éveillant soudainement. La jeune fille leva la tête et reconnut son père, qui la regardait avec un léger sourire :
« Il y a quelqu’un qui souhaite te voir, Estrella ! »
Elle le fixa avec perplexité… puis, soudain, elle comprit ce qu’il voulait dire. Tout à fait réveillée, elle sauta sur ses pieds, ramassa une brassée de jupes et vola littéralement vers la chambre d’Aurean. Une abondante lumière de fin de matinée se déversait par la fenêtre, tombant sur le lit du garçon. Seul Rufus était resté dans la pièce, assis avec raideur sur une chaise, prêt à défendre son « frère » de sa vie. La jeune fille trouva Aurean allongé sur le dos, appuyé sur des oreillers moelleux et revêtu d’un de ses pyjamas. Son visage semblait encore pâle et fatigué, mais il esquissa un large sourire ne la voyant apparaître.
« Estrella ? »
Elle resta figée à hauteur de la porte, incapable de faire le tri dans ses émotions en le voyant non seulement vivant, mais aussi conscient. Elle était partagée entre l’envie de lui hurler dessus, pour s’être mis en danger en s’isolant sur ce toit sombre et leur avoir causé une telle frayeur, et celle de se jeter à genoux à côté de son lit pour l’implorer de lui pardonner le peu d’attention qu’elle lui avait témoigné. Elle voulait juste rester à le regarder, pour laisser la réalité lentement l’atteindre.
Il était sauvé.
Elle s’approcha lentement, profondément intimidée et se racla la gorge, chercha quelque chose de pertinent à dire. Mais rien ne lui vint à l’esprit.
« Bon… bonjour, finit-elle par balbutier. Comment te sens-tu ? »
Il frémit légèrement :
« J’ai connu des jours meilleurs, murmura-t-il. J’ai l’impression que le train pour Gallantide m’est passé dessus… »
La douleur crispa brièvement son visage ; il prit une longue inspiration avant de poursuivre :
« On m’a dit ce que tu as fait pour moi… cette nuit…
— Ce n’est pas grand-chose, à côté de ce que tu as fait, toi, répondit-elle avec gêne.
— Je ne pouvais pas laisser cette… créature s’en prendre à mon attache. Pas après… »
Elle savait ce qu’il allait ajouter : pas après Bastian… Mais elle ne voulait pas l’entendre : non seulement parce qu’il n’était en rien responsable de la mort du jeune mage, mais aussi parce qu’elle avait envie de croire qu’il avait pris ce risque pour elle, Estrella, et non pour racheter une faute supposée. Elle posa brièvement le bout de ses doigts sur les lèvres d’Aurean, pour l’empêcher d’en dire plus.
« Tais-toi, ordonna-t-elle fermement. Tu as besoin de te reposer. »
Il acquiesça imperceptiblement. D’un geste affectueux, elle écarta doucement les mèches rebelles qui jouaient sur le front du Gardien, avant de tourner les talons pour regagner sa propre chambre. Mais avant qu’elle parvienne à la porte, Aurean l’interpella une dernière fois :
« Estrella ? Je suis… désolé d’avoir gâché ton bal… »
Elle s’immobilisa, les mains crispées sur le tissu de sa robe, réduite à présent à l’état de chiffon informe. La soirée était totalement sortie de son esprit. Elle rencontra le regard amusé de son père :
« N’aie aucune inquiétude, Estrella, la rassura-t-il en souriant. J’ai arrangé les choses avec ta mère et ta sœur. Officiellement, tu as été victime d’un léger malaise. Ta sœur s’est fait un plaisir de te remplacer auprès de nos invités », ajouta-t-il avec amusement.
Les épaules de la jeune fille s’affaissèrent. Elle pouvait parfaitement imaginer Alicia en train de papillonner au milieu de la bonne société de Reylissane, comme si de rien n’était. Et après tout, elle était vraiment douée pour cela. Bien plus qu’elle-même…
« Est-ce qu’elles… savent ? s’inquiéta-t-elle subitement. Nous ne pourrons les tenir à l’écart de la vérité bien longtemps… »
Francis enfonça les mains dans ses poches et leva les yeux vers le plafond lisse et blanc de la chambre :
« Pour tout t’avouer, je suis persuadée que ta mère en sait bien plus qu’elle veut bien le laisser croire. Et depuis pas mal de temps… Je lui fais confiance pour gérer Alicia. »
Estrella hocha la tête. Il n’avait sans doute pas tort.
« En attendant, reprit-il, je te rappelle que nous avons de jeunes invités qu’il faudrait peut-être rassurer sur le sort de leur ami ! »
Elle demeura un instant bouche bée : comment avait-elle pu oublier la présence d’Yllias, Eymeri, Segara, Kaeli et Fontain ? Elle se reprit rapidement :
« Vous pensez que je peux vraiment tout dire à mes amis ? demanda-t-elle avec hésitation.
— Après ce qu’ils ont vu sur le toit, je doute que tu puisses encore leur cacher grand-chose.
— Vous avez raison, admit-elle. Et pour… Kina ?
— Nous l’avons mise en lieu sûr, mais… Je suis tenté de la croire. Par contre, à part affirmer qu’elle n’est pas responsable… elle semble incapable de révéler quoi que ce soit d’utile.
— Il faut que je lui parle », intervint une voix ensommeillée.
Le père et la fille se tournèrent vers Aurean, qui s’était mis sur son séant au prix d’un effort manifeste et dirigeait vers eux un regard suppliant. Francis baissa la tête, pensif, avant d’acquiescer :
« Nous ferons en sorte que tu puisses t’entretenir avec elle, Aurean. Mais pour le moment, tu dois te reposer. Tu es encore très affaibli.
— Mon père a raison, renchérit Estrella avec fermeté, les mains sur les hanches. Reprends des forces, je crois que tu en auras très vite besoin ! Je vais annoncer aux autres que tu vas bien. »
Elle pivota vers la porte et se dirigeait à grand pas vers le vouloir quand elle faillit tomber, entravée par ses jupes.
« Je… je crois que je vais d’abord aller me changer », déclara-t-elle, un peu mortifiée.
— Je pense que ça vaut mieux, en effet… » approuva son père avec amusement.
Quand Estrella pénétra dans le salon, ce fut une assemblée quelque peu chiffonnée qui l’accueillit. Assis tout autour de la table, ses amis, encore vêtus de leurs habits de soirée à présent froissés et défraîchis, la fixèrent avec des yeux embrumés de sommeil, mais aussi emplis d’expectative.
« Aurean est tiré d’affaire », annonça-t-elle avant même que la moindre question ne fuse.
Des sourires s’épanouirent sur les visages fatigués.
« Est-ce qu’il est possible de le voir ? demanda Eymeri, aussitôt secondé par Kaeli.
— Il dort pour le moment. Il vaut mieux qu’il se repose autant que possible pour récupérer au plus vite. Dès qu’il ira mieux, vous pourrez lui rendre visite… mais un seul à la fois ! »
Yllias lui adressa un clin d’œil :
« Tu fais une redoutable garde-malade ! »
La jeune fille lui répondit d’une grimace. Segara lui fit signe de venir s’installer à une place vide à côté d’elle. Le petit déjeuner avait été servi ; en détaillant l’assortiment de pain, de fruits, de viande fumée et d’œufs brouillés, de confitures et de laitages, sans oublier les pots de thé et de chocolat fumant, Estrella réalisa qu’elle mourrait de faim.
Personne n’avait encore touché à ce copieux repas, sans doute parce qu’aucun des jeunes gens ne se sentait le cœur à manger quand l’un d’entre eux luttait contre la mort. À présent qu’ils étaient rassurés, ils commencèrent à faire honneur au festin avec toute l’énergie propre aux adolescents. Estrella choisit une belle pomme rouge et goûta au plaisir de croquer dans la chair sucrée et légèrement acidulée.
Elle sentait le regard de ses amis braqué sur elle ; elle pouvait deviner les questions qui s’agitaient dans leur tête, derrière leur expression volontairement neutre. Mais ils savaient tous, même Kaeli, que le moment n’était pas encore venu de les poser. Pour l’instant, ils goûtaient juste au plaisir serein d’être ensemble et de partager l’assurance que d’une façon ou d’une autre, tout irait bien.
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