Après avoir fait quelques pas au-delà de la sombre bouche du temple, Francis se tourna vers le reste de la troupe :
« Nous aurons besoin d’un peu de lumière ! »
Le plus simple aurait été de faire appel aux Lucidiens, mais le lieu les laissait profondément humbles ; ils tentaient de se faire oublier. Fontain, qui gardait toujours l’esprit pratique, sortit de son sac une boule de cristal de roche évidé, suspendue par une chaîne. Estrella transmuta les atomes d’air qui s’y trouvaient pour créer une étoile miniature. Une lueur claire en jaillit bientôt, assez puissante pour illuminer le bref corridor quand ils y pénétrèrent.
Aurean eut le souffle coupé ; des panneaux de part et d’autre du passage représentaient des évènements historiques mettant en scènes les Gardiens. À l’abri du soleil et des intempéries, les fresques s’étaient étonnamment bien conservées, même si elles avaient pâli par endroits et que certains détails étaient devenus difficiles à distinguer. On voyait sur le premier une Lucidienne d’une blancheur éclatante appuyer la main sur la poitrine d’un humain agenouillé devant elle ; une lumière étincelante émanait de sa paume, pour se transmettre au corps de l’Erastrien. Autour d’eux, d’autres personnes en tenue archaïque se prosternaient.
Cette image illustrait-elle le don de la Lumière par les Lucidiens aux Héritiers ? Lucida – ou son cycle antérieur – s’était-elle vraiment rendue à Erastria ?
Le second panneau représentait le combat des Erastriens qui servaient la Lumière contre ceux assujettis à l’Ombre. Au-dessus des deux forces ennemies, dont les fantassins et les cavaliers déferlaient les uns sur les autres, planaient leurs alliés respectifs : les sept Gardiens, disposés dans l’ordre d’un arc-en-ciel, et les Ombres, qui ressemblaient à des phalènes noires aux ailes déchiquetées.
Aurean éprouva du chagrin en examinant la fresque, sans pouvoir en détacher son attention.
« Toi aussi ? » souffla une voix à côté de lui.
Il se tourna pour apercevoir Kina, qui le regardait avec une expression amère.
« Nous n’aurions jamais dû les manipuler ainsi, et leur faire porter à notre place le poids de nos luttes, remarqua-t-il tristement. Cela s’est passé comme ça… dans ton monde ?
- Oui. Les mages humains maîtrisaient également les Sept couleurs.
— Et le roi Morregan… A-t-il aussi régné chez vous ? »
Kina parut étonnée par sa question ;
« Le roi Morregan ? Oui, bien sûr ! Il a gouverné Erastria durant plusieurs décennies. Nous l’appelons « le grand recréateur ». C’est lui qui nous a fait venir dans son univers pour éliminer les derniers mages de la Lumière. Je n’étais pas encore là… Ou du moins, cette silhouette… »
Aurean comprit que pour les Ombres, les silhouettes devaient constituer l’équivalent des cycles. Ainsi, l’histoire des deux mondes semblait avoir divergé à l’époque de Morregan. Dans celui de Kina, au lieu de disparaître, il avait transformé Erastria de façon radicale. Mais c’était tout de même étrange… Au début de son règne, n’avait-il pas asservi les Gardiens à sa volonté ? Pourquoi avait-il changé de stratégie ?
« Est sa sœur, Valeria ? »
L’ombre fronça les sourcils et secoua négativement la tête :
« Je ne me souviens pas en avoir entendu parler…
— Pas même du prince Dorian ? »
Elle se mordilla la lèvre d’un air pensif avant de répondre :
« On parle vaguement d’une rébellion, mais vite réprimée. Le nom de ce prince n’est pas resté dans notre histoire. »
À ce qu’il semblait, les disparitions de Valeria et de Dorian avaient eu lieu de la même manière dans son monde... mais pas celle de Morregan.
« Et sais-tu à quelle époque cela remonte ?
— Sans doute… dans les cinq cents ans ? »
Ainsi, la mystérieuse Erastria des Ombres se situait bien sur le même plan temporel qu’Erastria, ce qui écartait l’idée qu’il puisse s’agir d’une Erastria future. Pourquoi personne n’avait pensé à interroger Kina sur le passé de son monde ? Et pourquoi leur histoire divergeait-elle justement à cette date ?
Aurean reporta son regard vers les deux dernières fresques. L’une d’elles figurait le roi-tyran. Souvent, les gens l’imaginaient comme un homme âgé au physique ténébreux, mais ils se trompaient. À l’époque où le panneau avait été peint, il ne devait pas avoir plus d’une trentaine d’années. Un bandeau d’or orné de joyaux retenait ses cheveux blonds, lissés vers l’arrière. Son visage aux traits réguliers portait une expression altière. Rien de son ivresse de pouvoir, qui frisait la folie, n’apparaissait sur cette représentation. Aurean admira les fins détails de son costume, un pourpoint bleu brodé d’arabesques et des chausses de même teinte, avec un manteau plus sombre. Il supposa que sa Couleur de magie devait être celle de l’Esprit.
Dans sa main droite, il tenait une lance au manche doré qui devait déjà sembler archaïque de son temps ; la pointe, en forme de feuille deux petits ergots de part et d’autre, lui parut étrangement familière. Où avait-il vu un objet de ce type ?
Irrité de ne pas s’en souvenir, il se tourna vers la dernière fresque. Celle-ci représentait une jeune femme d’une vingtaine d’années environ. Aussi blonde que Morregan, elle arborait une couronne similaire, mais ornée de sept joyaux, chacune d’une des couleurs de l’arc-en-ciel. Sa longue robe blanche mettait en valeur sa taille élancée. Autour de son cou, il remarqua un pendentif de la même forme que la pointe de lance.
Aurean en arrêta de respirer…
Le portrait dans sa maison de Lucid était donc… celui de Valéria ? La soeur du roi-tyran ? La ressemblance lui paraissait certes superficielle, mais il ne pouvait invoquer le hasard !
Aurean sentit un vertige s’emparer de lui.
« Est-ce que ça va ? »
Le ton de Kina s’était fait inquiet. Déjà, les autres visiteurs avaient quitté le couloir pour se diriger vers la salle principale du temple, sauf l’Ombre ainsi qu’Estrella, qui l'observait par-dessus l'épaule de leur camarade.
« Je… »
Il secoua la tête, peu disposé à faire part de son trouble devant une créature de Penumbra, même une amie et une alliée. Non parce qu’il n’avait pas confiance en elle, mais parce qu’il ne pouvait exclure qu’elle se fasse de nouveau manipuler par des mages issus de l’Autre Erastria – il pouvait à présent lui donner ce nom. De plus, il préférait limiter au maximum le nombre de personnes qui connaissaient ses soucis de mémoire… « Tes révélations m’ont un peu perturbé, c’est tout, déclara-t-il en s’obligeant à sourire. L’existence de l’Autre Erastria semble donc liée à Morregan. C’est très intéressant ! Nous pourrons en parler plus tard... »
Il lança un regard vers la mage des Sept couleurs, qui comprit aussitôt qu’il ne révélait pas tout. Elle s’approcha et le prit par le bras :
« Viens, je suis sûre que tu vas trouver cela très intéressant ! »
Dans les prunelles bleues qu’elle avait plongées dans les siennes, il lut un avertissement muet ; quelque chose avait attiré son attention, un autre élément susceptible de le marquer… ou de le troubler.
Il la suivit, le cœur battant.
La salle qui s’ouvrait devant ses yeux ressemblait à une énorme caverne, dont les murs s’incurvaient pour former un immense dôme, totalement couvert de frises qui représentaient des dessins géométriques, mais aussi figurés : plantes, animaux… Au centre de ce vaste espace circulaire, s’élevait une estrade d’albâtre, décorée de délicates ciselures. Son poids l’avait protégée du pillage. C’était là que Fontain avait déposé son orbe, dont il avait augmenté l'intensité pour éclairer tout l'intérieur du temple, sans pour autant aveugler les visiteurs.
Même cette lueur soutenue ne ternissait pas les sept rayons qui passaient par les orifices au-dessus de la porte ; chacune venait illuminer la statue d’un Gardien. Jadis, du verre teinté avait dû colorer la lumière, mais il ne restait à présent que l'éclat du soleil.
Les statues formaient un demi-cercle qui épousait la courbure du mur. Les Gardiens apparaissaient sous leur forme lucidienne, ou du moins celle de leur cycle d’alors. Il s’agissait de magnifiques œuvres façonnées dans une fine pierre blanche, qui portaient encore la trace d’une ancienne polychromie, en grande partie fanée par l’âge. Aurean se serait volontiers contenté de leur jeter un rapide coup d’oeil avant de sortir. Il savait à quoi s’attendre : tous les Gardiens avaient changé de cycle durant les derniers cinq cents ans. Tous, sauf lui, d’après la Mémoire de la Lumière. Cette vision ne ferait que lui rappeler ses souvenirs absents et l’écart entre la créature séculaire, voire millénaire qu’il était réellement et son esprit d’adolescent.
Hélas, rien ne pouvait réprimer la curiosité de ses amis. Ramassant sa lanterne magique, Fontain l’approcha du demi-cercle des statues pour les examiner avec attention, suivi d’une Kaeli très enthousiaste.
« C’est fabuleux, souffla Estrella. Tu crois que c’était là qu’officiait Valeria ?
— Un des endroits, du moins… répondit-il d’un ton évasif.
— Mais c’est tellement isolé !
— Ça ne l’était pas tant que ça, à l’époque, intervint Francis, admiratif. Il reste énormément de vestiges qui laissent penser que ce lieu était alors bien plus peuplé. Le temple attirait un grand nombre de visiteurs. On trouvait des auberges et des villages qui les accueillaient et les ravitaillaient tout au long du chemin. »
Aurean opina en silence ; il ne voulait pas trahir son ignorance. Les yeux d’Estrella demeuraient braqués sur lui, guettant la moindre de ses réactions.
L’idée d’une religion basée sur le culte des Gardiens le troublait profondément. Morregan l’avait utilisée à des fins politiques, pour asseoir son pouvoir ; comment aurait-il pu y arriver sans l’accord des intéressés ? Est-ce qu’ils s’étaient perdus dans cette voie, ce qui pouvait expliquer ce changement quasi général d’incarnations ?
Déjà, tout le monde s’était égayé entre les statues, admirant le réalisme pointilleux des détails. Même les fines nervures des ailes avaient été ciselées avec une exquise délicatesse.
Dans son cycle précédent, Indis avait été une Gardienne, mais sa physionomie restait presque la même ; si c’était possible, sa ressemblance avec Segara semblait plus forte encore. Le hasard faisait parfois bien les choses. Rufus et Azura avaient très peu changé malgré leur passage à un nouveau cycle. L'ancien Brand possédait un corps plus mince, avec un doux visage d’artiste et des mains déliées. Lilias avait une allure enfantine dans son incarnation d'alors, à l'inverse de Virdis qui paraissait plus mûre, au grand désarroi d’Eymeri qui la contemplait d’un air un peu perdu.
Finalement, le Gardien d’Or porta les yeux sur la statue censée le représenter. Il s’attendait logiquement à découvrir ses propres traits ou, du moins, une physionomie proche de sa version lucidienne. Son regard remonta sur les longues jambes dévoilées par une courte tunique, le torse et les bras plus développés, les cheveux qui s'arrêtaient au-dessus des épaules… les ailes moins larges et plus puissantes… Il ne trouvait rien qu’il pouvait reconnaître ou lui offrait la moindre familiarité.
Enfin, il arriva au visage.
C’était celui d’un étranger.
Il ne s’agissait que de sculptures, mais le travail dont elles avaient fait l’objet laissait penser qu’elles se voulaient parfaitement fidèles à leurs modèles. À côté de lui, il entendit Estrella prendre une vive inspiration. Il ne lui demanda pas pourquoi…
Tout comme elle, il examina frénétiquement, dans les clairs-obscurs de l’orbe magique, les traits réguliers, mais bien plus carrés que les siens. Certes, certains détails présentaient une similitude : les yeux, le tracé des lèvres… Mais son propre visage, même dans sa version lucidienne, possédait une forme plus ovale, des pommettes plus hautes, une apparence plus délicate et juvénile. Ce qu’il découvrait ne pouvait être qu’un autre cycle… Un cycle qui, dans la Mémoire de la Lumière, n’avait jamais existé !
Aurean avait la sensation de se retrouver piégé dans un mauvais rêve. On lui avait menti… D’après ce que lui avait révélé Rufus, les autres Gardiens n'étaient pas en cause, mais Lucida lui avait très certainement caché quelque chose… Il respectait sa reine et il se sentait d’autant plus trahi. Pourquoi le maintenir sous cette chape d’ignorance ?
Il regarda une nouvelle fois autour de lui, en proie à un malaise croissant ; dans les coins d’ombre que la lanterne magique n’atteignait pas, il devinait des dangers qui n’attendaient que de fondre sur lui. Comme un somnambule, il passa entre le rang de statues pour se diriger vers un espace libre à l’arrière de la salle ; sur le mur du fond, les décorations qui couvraient le reste des parois laissaient place à un large disque serti dans la roche, fait d’une matière lisse et brillante comme le verre. Elle pulsait d’une faible lueur, comme l’écho d’un passé lointain. Le garçon blond entendit à peine Estrella courir vers lui :
« Aurean, est-ce que ça va ? »
Il tenta de lui répondre, en vain. À la vision de ce disque lisse, quelque chose de brumeux et d’imprécis s’élevait au fond de sa mémoire.
« C’était là que se trouvait la porte vers Lucid, expliqua Francis derrière lui.
— En effet… murmura Azura. Nous le savons… par la Mémoire de la Lumière. »
Une porte vers son monde d’origine… C’était donc ça ! Pourquoi cette vision le perturbait-elle autant, au point d’affoler son cœur et de bloquer sa respiration ? Il tenta de se calmer, mais la sensation d’étouffement ne fit que s’aggraver.
« Aurean ? »
Elle se transforma en une terrible nausée, pire encore que celle qu’il avait éprouvée quand lorsqu’il tentait de s’alimenter au réveil de sa longue captivité. Réprimant un haut-le-cœur, il se dirigea vers la sortie, sur des jambes cotonneuses.
« Aurean ! »
Estrella lui emboîta le pas ; il entendait vaguement, comme de très loin, les réactions de surprise et d’inquiétude de ses compagnons. Une fois dehors, moitié courant, moitié trébuchant, il se rua vers la rambarde et se pencha par-dessus pour rendre tout ce qu’il avait mangé depuis le matin. Une main frotta doucement son dos, tandis qu’une voix prononçait des paroles apaisantes. Une partie lucide de son esprit, celle qui n’était pas atteinte par cette terreur irraisonnée, lui souffla que son attitude était ridicule… Mais c’était peine perdue. Il resta encore un long moment dans cette position, secoué de spasmes. Enfin, son malaise se calme, sous l’effet de l’air, de la lumière et de la présence rassurante de son attache à ses côtés. Pour la deuxième fois en peu de temps, elle l’assistait dans une situation de vulnérabilité. Il aurait voulu lui témoigner sa reconnaissance, mais il n’en trouvait pas la force.
Avec douceur, Estrella le guida vers un banc de pierre disposé à l’attention des fidèles à côté de l’entrée. Elle fouilla dans son sac à dos pour en tirer une serviette et une gourde d’eau, qu’elle lui tendit en silence.
« Merci, bafouilla-t-il quand il eut terminé de se rendre de nouveau présentable.
— Ce n’est rien ! »
Elle tendit la main vers son front, écartant les mèches rebelles qui pendaient devant son visage.
« Tu es glacé ! »
Aurean ne s’en était pas aperçu auparavant, mais à peine avait-elle prononcé ces paroles qu’il sentit un long frisson parcourir son dos. Bertlam, qui les avait rejoints, tira une couverture de son paquetage et la drapa sur les épaules du garçon. Il s’éloigna en silence, respectant l’intimité du Lucidien et de son attache. Estrella le remercia à mi-voix puis elle attira Aurean dans ses bras. Il ferma les yeux et nicha son visage au creux de son cou, respirant son odeur florale. La douce chaleur de son corps contre le sien le rassurait et le calmait. Lentement, la réalité s'évanouit et le laissa dans une bulle paisible où il sombra...
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