Savoir Rufus avait découvert son secret rassurait et effrayait tout à la fois Aurean. Le Gardien d’Or décida de ne rien en dire à Estrella ; la jeune fille s’inquiétait déjà bien assez ! Heureusement, le programme de Francis les tenait suffisamment occupés pour les empêcher de trop réfléchir.
Le père d’Estrella avait organisé des activités différentes pour chaque jour. Le troisième soir, il réunit tous ses invités pour leur annoncer celle du lendemain :
« Au lieu des entraînements et des marches habituelles, nous allons partir en randonnée pour la journée.
— Pas d’entraînement aux armes ? demande Eymeri, un peu déçu.
— Non, juste de la marche en montagne ! »
Yllias poussa un soupir de soulagement presque audible, tandis que Kaeli laissa entendre bruyamment son enthousiasme.
« Quel est le but de la randonnée ? demanda Fontain, l’esprit pratique comme à l’accoutumée.
— Sur le mont Jaspen, existe un temple en ruine jadis dédié aux Gardiens des Sept Couleurs. C’est une curiosité intéressante, qui se rattache à une période de notre histoire que nous ne devons pas oublier !
— Celle du roi–tyran Morregan, ajouta pensivement Segara. À cette époque, les Gardiens étaient considérés comme des dieux et adorés comme tels…
— En effet. »
Francis se tourna vers les Lucidiens présents :
« Est–ce que cela vous pose un problème ? »
Contre toute attente, ce fut Virdis qui répondit en souriant :
« Non, nous avons tous changé de cycle depuis ! Nous pouvons contempler cette période avec des yeux étrangers. Seul Aurean… »
Le visage d’Estrella pâlit visiblement, tandis que les yeux de Rufus se plissèrent d’inquiétude. Le garçon blond se hâta de les rassurer :
« Non, ce ne sera pas un souci. C’est très lointain pour moi aussi ! Je serai heureux, d’une certaine manière, de redécouvrir cet endroit !
— Bien. Et pour toi, Kina ? » ajouta le père d’Estrella en se tournant vers l’Ombre.
— A priori, ce n’est pas un problème, répondit la fausse jumelle de Segara. À l'origine, ces temples étaient élevés autour des portes vers Lucid, mais elles ont été closes et après plus de cinq cents ans, il est peu probable qu’il reste même une énergie résiduelle. Ça peut même se révéler intéressant à titre d’expérience ! »
Quand tout monde eut approuvé plus ou moins approuvé le projet, Francis annonça qu’ils partiraient dès l’Aube, car le temple se situait à cinq bonnes heures de marche. Certes, tous ceux qui participeraient à l’expédition étaient de vigoureux marcheurs et le trajet ne leur prendrait pas autant de temps, mais ils comptaient bien prendre le temps d’admirer le paysage. Aurean avait prévu d’emmener sa sacoche à herbes afin de rapporter pour son herbier quelques spécimens qu’on ne trouvait pas forcément aux alentours du chalet.
Debout deux heures plus tôt que le reste de la semaine, le petit groupe prit un rapide petit déjeuner préparé la veille par les domestiques de la maison avant de saisir les sacs qu’ils avaient bouclés à l’avance. Ils se dirigèrent vers un chemin qu’ils n’avaient jamais pris auparavant, qui grimpait droit vers les hauteurs. Il faisait encore sombre, mais une lueur argentée nimbait déjà les grands pics qui cernaient le chalet. L’odeur résinée de la forêt se mêlait à une fragrance plus riche et humide de plantes et d’humus. De fines gouttelettes nimbaient les brins d’herbe, les pétales des fleurs d’automne et les feuilles des buissons et des arbres.
Le chemin louvoyait au milieu d’une végétation rase où affleurait un sol rocheux ; il montait tout d’abord en pente douce, même si les randonneurs devaient parfois escalader des éperons de pierres surgissant du sol. Au fil de leur avancée, il devint plus escarpé ; les rochers s’élevaient de plus en plus haut, au point qu’ils devaient parfois avancer dans un tunnel étroit entre deux formations verdies par la mousse et le lichen. Au-delà, les arbres se faisaient plus denses, autant les feuillus à la livrée de cuivre et d’or que des conifères aux aiguilles sombres. Ils laissaient choir un tapis odorant qui craquait sous leurs pieds.
Rapidement, la lumière tourna à l’or pâle, tandis que le soleil levant lançait des fragiles rayons qui maculaient leur chemin de tâches clair-obscur. Encore mal réveillés, tout à l’effort de gravir cette route qui n’en finissait pas de monter, les randonneurs gardaient le silence.
Aurean cheminait juste derrière Estrella, prêt à l’aider si le relief se révélait trop ardu, mais elle se avançait sans se plaindre, surmontant les difficultés d’elle-même, comme à son habitude. Le Gardien se sentait très fier d’elle. Segara et Kina, qui avaient relevé leur longue chevelure noire en couronnes de nattes autour de leur tête, s’entraidaient régulièrement. Fontain et Ylliass en faisaient de même pour Kaeli, désavantagée par sa petite taille. Les adultes avançaient avec constance et vigueur ; Aurean s’étonnait de la forme superbe que Francis conservait, alors qu’il n’était pas un combattant physique comme Bertlam et qu’il accusait une quinzaine d’années de plus que Ledelian. Il se demanda avec curiosité où il avait pu acquérir une telle endurance.
Renate et Virdis étaient restées à chalet, car la vieille attache ne se sentait plus la force pour ce genre d’exercices et sa Gardienne ne pouvait s’éloigner elle. Avec amusement, il remarqua que son absence altérait le moral d’Eymeri, qui marchait en silence, un peu à part des autres.
Estrella avait dû également s’en apercevoir, car elle échangea avec lui un regard complice. Les deux jeunes gens rattrapèrent leur aami et fondirent sur lui, chacun d’un côté, pour glisser un bras autour de son cou :
« Eh, mais qu’est–ce qui vous prend ! Grommela leur victime, avec une mauvaise humeur inhabituelle.
— Tu avais l’air un peu seul, déclara Aurean.
— Tout triste et tout pensif, renchérit Estrella.
— Nous avons décidé de te remonter le moral ! Des amis, c’est fait pour ça ! »
Le garçon roux leva les yeux au ciel, mais déjà un sourire réapparaissait sur ses lèvres :
« C’est gen til à vous, mais j’ai besoin d'être un peu seul parfois !
— Ce n’est pas ce que tu dirais si Virdis était là ! » glissa malicieusement Estrella.
Le visage d’Ayeri pâlit légèrement. Déjà, Francis annonçait une halte. Ils avaient atteint un endroit idéal – une sorte de petit cirque au milieu des rochers, ombragés par des grands conifères qui diffusaient une douce odeur résineuse. Le soleil brillait même si l’air restait frais, sans pour autant devenir trop froid. Des blocs de pierre qui semblaient avoir été taillés de main d’homme et des portions des troncs offraient des sièges aux randonneurs. Estrella, Eyemeri et Aurean s’installèrent côte à côte, un peu en retrait des autres. Posant leur sac à dos au sol, ils récupérèrent leurs gourdes et des biscuits au miel pour s’offrir un petit en-cas bienvenu. Le garçon roux demeurait silencieux, mais ses amis ne le brusquèrent pas ; Aurean savait que tôt ou tard, il se confierait à eux.
Après avoir bu et s’être restauré, le Gardien lança la première offensive :
« Elle te manque tant que ça ? »
Le visage de son ami se crispa brièvement ; il resta muet un moment avant de répondre d’une voix basse, presque un murmure :
« À vrai dire… Oui. Je ne pensais pas cela possible… Nous n’avions rien en commun. Mais… elle me touche d’une façon que je ne parviens pas à comprendre. »
Le jeune homme baissa les yeux vers le seul, le visage pensif. Estrella et Aurean échangèrent un regard et se mirent d’accord pour ne pas le bousculer plus qu’ils ne l’avaient déjà fait.
« Cela paraît insensé, non ? poursuivit Eymeri en passant une main dans ses mèches rebelles. Je sais qu’elle n’est humaine que d’apparence… Je n'ai encore jamais vu à quoi elle ressemble à Lucid ! Elle n’a jamais repris son corps de gardienne devant moi, contrairement à Azura, Rufus et toi… Je me demande si elle n’a pas peur de m’effaroucher. Mais ça ne changerait rien pour moi ! »
Il tourna son regard brun vers Aurean :
« Quand j’ai appris ce que tu étais, j’ai été surpris, avant de me dire que tu restais la même personne. Nous pouvions rester amis, quoi qu’il arrive, et la suite a prouvé que j’avais raison ! Mais pour elle… c’est différent. J’ai toujours su qu’elle était, elle aussi, une créature très ancienne, et pas une simple jeune fille, mais ça ne me fait pas peur ! Elle est si timide… Si douce et compréhensive… mais aussi très forte ! J’ai envie de rester auprès d’elle, de la faire rire… »
Il haussa les épaules et esquissa un petit sourire d’excuse :
« C’est ridicule de tomber amoureux d’une créature de légende, non ? »
Estrella posa une main sur la sienne :
« Non, Eymeri, déclara-t-elle fermement, ce n’est pas ridicule. C’est quelque chose que j’aurais pu penser, avant… de mieux connaître Aurean, mais les Lucidiens ne sont pas si différents de nous, après tout. Ils éprouvent les mêmes émotions… »
Elle lança un petit coup d’œil au Gardien par dessus l’épaule du garçon roux.
Aurean contempla son visage au teint clair, mangé par de larges yeux bleus frangés de cils épais ; durant la dernière année, elle avait subtilement changé. Les traits de son visage s’affirmaient, un peu moins délicats que ceux de sa mère et de sa sœur, mais avec plus de régularité classique. Sa ressemblance avec son père s’accentuait encore, autant dans son physique que dans son caractère décidé. Même si elle pouvait se montrer obstinée, elle n’avait plus rien de l’adolescente amère qu’il avait rencontrée. Même si la douleur de son exil de trois ans ne s’effacerait jamais, la jeune fille s’était ouverte aux autres et se souciait de moins en moins de ce qu’on pouvait penser d’elle. La façon dont elle l’avait soutenu loyalement après son agression le montrait de façon éclatante. Le Gardien éprouvait une grande fierté en la voyant devenir une femme remarquable.
Aurean vit l’ombre d’un sourire étirer ses lèvres ; il y répondit, sans trop savoir ce qu’ils étaient en train d’échanger. Qu’éprouvait-il réellement pour Estrella ? Et inversement ? Jusqu’à ces dernières semaines, il n’aurait jamais pensé partir sur ce terrain, mais les aveux d’Eymeri ouvraient un champ de possibilité qu’il s’était toujours interdit d’aborder.
« Il est temps de repartir ! »
La voix autoritaire de Francis le tira à point nommé de ces réflexions ambiguës. Aurean asséna une petite tape sur l’épaule de son ami :
« Chaque chose en son temps ! Pour l’instant, nous avons encore deux heures de route et ce sera bien plus agréable en ta compagnie ! »
Son ami lui adressa un petit sourire reconnaissante ; les trois jeunes gens se levèrent et rejoignirent ensemble le reste du convoi.
Sur la dernière partie du trajet qui les séparait encore du temple, le chemin devint moins escarpé ; on pouvait même distinguer les restes d’un pavement, même si les pierres s’étaient brisées et disjointes sous les assauts du temps et des éléments. Malgré tout, elles facilitaient leur progression.
« Nous avons rejoint l’ancienne route, expliqua Francis. Je suppose que les adorateurs des Gardiens estimaient que plus ils montaient, plus ils se rapprochaient de la Lumière !
— C’est un raisonnement qui se comprend, même s’il n’a aucune base réelle, déclara Azura. Les royaumes n’existent pas dans le même espace physique qu’Erastria ; c’est pour cela que nos lois physiques sont si différentes ! »
Aurean se garda d’intervenir ; son sentiment de familiarité devenait de plus en plus intense, ainsi qu’une sourde inquiétude qui refusait de le lâcher, quand bien même elle ne reposait sur aucun fondement. Par moment, elle l’empêchait presque de respirer ; ses poumons le brûlaient, l’obligeant à s’arrêter pour aspirer quelques grandes goulées d’air. A la troisième fois, Estrella et Eymeri, qui cheminaient toujours auprès de lui, finirent par s’en inquiéter.
« Tu es sûr que ça va ? lui demanda son ami, les sourcils froncés par l’inquiétude.
— Je pense que mon corps n’a pas l’habitude des effets de l’altitude, répondit-il d’un ton rassurant. Il n’a pas pu encore s’adapter à ces circonstances particulières, mais cela viendra ! »
Eymeri et Estrella échangèrent un regard rien moins que convaincu, mais ils eurent le bon sens de ne pas insister. Malgré tout, ils gardaient un œil attentif sur Aurean tandis qu’ils se rapprochaient de l’édifice.
Le temple se déroba à leur vue jusqu’au dernier moment ; une volée de marche apparut soudain devant eux, assez préservées pour leur permettre de monter sans danger. A la perspective de cette ascension, la fatigue rattrapa le petit groupe ; les jeunes gens posèrent un regard découragé sur ce dernier obstacle, mais Francis les dépassa allègrement et s’y engagea le premier.
« Allez, nous somme presque arrivés ! Leur lança-t-il au passage. Une fois là-haut, vous aurez tout le temps pour vous reposer ! »
Yllias, qui haletait péniblement, lança un regard noir au père d’Estrella mais n’osa pas discuter. En dépit de ses étranges symptômes, Aurean ne se sentait pas particulièrement fatigué ni essoufflé. Sans doute s’agissait-il d’une conséquence de sa véritable nature ; le corps humain que les siens revêtaient sur Erastria bénéficiaient d’une parfaite santé s’il en allait de même pour leur forme lumineuse. Il saisit la main d’Estrella et se tourna vers elle pour lui offrir un sourire, puis l’entraîna avec lui vers l’escalier, suivi de près par Eymeri. Au bout d’une soixantaine de marches, ils débouchèrent sur une vaste esplanade en forme de croissant qui formait une avancée, comme suspendue à la falaise où avait été creusée l’entrée du temple. Les larges dalles polies restaient bien conservées, à part d’étrange creux à intervalles réguliers, disposés en arc de cercle, et un autre, plus large, en leur centre. Un muret sculpté d’une frise géométrique aux délicats entrelacs en suivait le bord.
« A l’origine, il existait sept dalles de pierre fine aux Couleurs de la Magie, expliqua Francis, plus une dalle blanche qui représentait l’union de toutes les Couleurs. Je suppose qu’elles ont été volées au cours des cinq-cents ans d’abandon… »
Aurean tenta de d’imaginer à quoi le parvis avait pu ressembler, cinq cent ans plus tôt, quand les fidèles gravissaient la montagne pour venir adorer les Gardiens de Lucid. L’idée de faire l’objet d’un culte le mettait mal à l’aise. Il n’avait rien d’un dieu… Même si ses pouvoirs outrepassaient ceux d’un mage humain, il restait une créature vulnérable et faillible. Azura et Rufus partageaient son humeur pensive.
La porte s’ouvrait entre des piliers décorés de sculptures du même type que celles de la rambarde : des motifs entrelacés typiques de l’époque du roi Morregan. Au-dessus du linteau, figuraient sept ouvertures ovales disposées en auréole. Quelques fragments de verre coloré laissaient deviner qu’elles avaient laissé entrer des rayons colorées dans le temple.
« Souhaitez–vous vous reposer ou explorer tout de suite ? » demanda Francis au reste de la troupe.
Devant le choix unanime d’explorer le temple, le mage Rouge leur désigna l’entrée :
« Eh bien, préparez–vous à plonger droit dans l’histoire d’Erastria ! »
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