La lumière qui se frayait un chemin par les anfractuosités des volets vint taquiner les paupières du garçon. Aurean s’étira et se redressa. Même cette faible clarté permettait de distinguer mieux que la veille l’intérieur de la chambre. Les parois de bois avaient été badigeonnées d’un revêtement couleur de miel qui en soulignait les nervures tout en lui conférant de chauds reflets dorés. Un vaste placard occupait tout un mur. Une table et deux chaises constituaient le reste du mobilier. De belles couvertures de laine aux teintes vives égayaient les deux lits.
En se tournant vers sa droite, il rencontra le regard d’Eymeri, qui s’était éveillé en même temps que lui.
« Je vais ouvrir les volets ! » proposa le garçon roux en repoussant ses draps.
Sans attendre, il écarta les volets et ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon, pour aérer la pièce. Après une rapide toilette, les deux amis prirent un moment pour admirer le paysage qui s’étendait devant eux : le soleil du matin inondait d’or pâle des montages, sous un ciel d’un bleu profond.
« Tu crois que les autres sont déjà levés ? demanda Aurean.
— Sans doute maître Bertlam et Rufus sont déjà debout… Messire Francis également. Mais pour les autres…
— Peut-être pourrait-on tirer Yllias et Fontain du lit ? proposa le Gardien, les yeux pétillants.
— J’y pensais, justement… Ils sont juste dans la chambre à côté, non ? »
Les deux pièces communiquaient par le balcon ; ils allèrent frapper à la vitre encore occultée. Aurean regretta de ne pas pouvoir, comme Fontain, manipuler les mécanismes sans avoir à y toucher. Au bout d’un moment, le volet s’écarta ; derrière les carreaux, apparut le visage ensommeillé d’Yllias, qui finit par leur ouvrit avec contrariété :
« Vous n’avez rien d’autre à faire qu’empêcher les gens de dormir ? grommela-t-il.
— Allons, Yllias, retentit la voix de Fontain à l’intérieur de la pièce, il fait déjà grand jour, et tu le sais !
— C’est un complot ! » gémit le garçon aux yeux verts, qui semblait avoir du mal à émerger.
Malgré tout, il se hâta de se préparer et bientôt, les quatre jeunes gens descendirent ensemble vers la grande salle pour prendre leur petit déjeuner.
Sans surprise, maître Bertlam et Rufus s'y trouvaient déjà, plongés dans une conversation animée avec Francis. Segara et Kina, ainsi que la vieille Renate et Virdis étaient elles aussi présentes. Avec amusement, Aurean vit Eymeri se diriger vers la place libre à côté de la Gardienne Verte de la Vie. Il décida de le laisser tranquille et s'installa un peu plus loin avec Yllias et Fontain. Francis les salua d’un sourire.
« Bonjour, les enfants. Vous avez passé une bonne nuit ?
— Excellente, monsieur d’Outremont, répondit Fontain qui arborait un air frais et reposé. Merci beaucoup !
— Tant mieux, déclara maître Bertlam avec un large sourire. J’espère que vous avez pu en profiter, parce que demain, nous ne vous laisserons pas vous lever si tard ! »
Yllias lança un regard horrifié vers le responsable de la sécurité de l’Académie, avant de souffler à ses amis :
« Dites-moi que c’est une blague ! Nous sommes censés être en vacances, non ?
—Hélas pour vous, ce n’est pas le cas, monsieur de Clare, répliqua Bertlam qui avait entendu sa protestation. Certes, vous êtes en vacances, mais nous comptons bien en profiter pour vous aider à développer vos capacités, étant donné les situations auxquelles vous devrez faire face en rentrant. Disons que ce sera le prolongement de votre entraînement au combat ! »
Yllias acheva de se décomposer. Aurean ne put réprimer un petit sourire. Il appréciait réellement l’élève de l’École Verte, même s’il n’était pas aussi proche de lui que d’Eymeri, mais il devait admettre que son côté « beau gosse sûr de lui » l’agaçait parfois un peu. Le voir perdre un peu de sa superbe n’était pas pour lui déplaire.
Dame Ledelian et Azura apparurent à leur tour, puis, enfin, Estrella et Kaeli. Aurean se demanda si elles avaient partagé la même chambre. Elles avaient revêtu, comme Segara et Kina, des habits masculins, heureusement plus seyants que les uniformes d’entraînement. Leur coupe rappelait les tenues que portaient les garçons de l’académie, mais dans des matières et des couleurs plus ordinaires.
Estrella vint s’asseoir à côté du Gardien, qui en profita pour l'interroger :
« Est-ce que tu sais ce qui est prévu pour aujourd’hui ?
— Rien en particulier. Le programme commence demain… Aujourd’hui, nous pouvons profiter de notre temps pour faire ce que nous voulons. »
Deux des employées de la propriété avaient apporté le couvert et les restes de la veille, mais aussi d’immenses coupes débordant de fruits, nombreux et magnifiques en cette saison. Bientôt, tout le monde fit honneur au repas.
« Qu’est-ce que vous avez prévu de faire, aujourd’hui ? » demanda Fontain en marquant une pause dans la dégustation d’une énorme poire juteuse.
Aurean réfléchit quelques instants avant de se souvenir du précieux matériel enfermé dans sa malle.
« Je vais faire un tour dans les bois pour commencer mon herbier !
— C’est une superbe idée, approuva Estrella. Je ne suis pas passionnée par les plantes, mais j’ai envie de me dégourdir les jambes… avant d’y être obligée à marche forcée. »
Eymeri éclata de rire :
« Ne soyez pas aussi sinistres ! Je suis sûre que ce programme sera très distrayant !
— Parle pour toi, maugréa Yllias qui n’excellait pas dans les activités physiques. Pour ma part, je reste ici ce matin. Fontain, que dirais-tu de quelques jeux de société ?
— Ce serait avec plaisir, s’il y en a ici, bien sûr...
— Il y a une salle de jeu dans l’aile est, intervint la jeune fille, vous devriez trouver de quoi vous occuper ! »
Les discussions se poursuivirent ; chacun organisait ses plans pour la journée à venir. Au bout d’un moment, Aurean cessa de suivre les différentes conversations et reporta son attention sur le paysage au-dehors : le soleil brillait, illuminant un air pur et frais, sans doute un peu piquant. Le Gardien se sentait à sa place en ces lieux ; un sentiment étrange, mais moins perturbant que l’impression de « déjà vu » qui l’affectait si souvent.
Enfin, le repas se termina et les adultes donnèrent pour consigne aux jeunes gens d’être de retour pour l’heure du déjeuner. Toute l’assemblée s’égaya, sauf Estrella, ainsi qu’Eymeri et Virdis qui avaient décidé de l’accompagner, du moins tant qu’ils ne s’éloigneraient pas trop du chalet où Renate avait choisi de demeurer pour reposer ses vieux os.
« Nous allons nous rendre dans le petit bois sud, déclara la jeune fille. Nous ne risquons pas de nous y perdre. J’allais souvent y traîner quand j’étais enfant ! »
Aurean regarda son Attache avec curiosité.
« Quel genre de petite fille étais-tu ? demanda-t-il en la suivant vers la sortie du chalet.
— Moi ? »
Estrella esquissa un petit sourire gêné :
« En fait, je n’étais pas une enfant très sage… avoua-t-elle. J’avais toujours envie d’explorer le monde autour de moi, au grand découragement de ma mère. Elle passait son temps à me courir après ! Et toi, Eymeri ? »
Le garçon roux leva les yeux au ciel :
« J’épuisais aussi mes parents, mais parce que j’avais toujours trop d’énergie. Ils n’arrivaient pas à me suivre. »
Ses amis éclatèrent de rire :
« En fait, remarqua Virdis de sa belle voix musicale, vous n’avez pas vraiment changé… »
Les deux jeunes humains échangèrent un regard :
« Pas vraiment, non », avouèrent-ils d’une même voix.
Ils s’engagèrent sur un petit chemin qui contournait le chalet pour filer entre deux talus.
« Et vous, les Gardiens, reprit Eymeri en s’adressant à Virdis, est-ce que vous avez un stade similaire à l’enfance ? Comment êtes-vous nés ? »
La Gardienne resta silencieuse un instant, avant d’expliquer :
« À vrai dire, je ne m’en souviens pas – du moins, pas directement. Je suis un cycle assez récent de la Lumière Verte. Je ne garde aucun souvenir direct de mes existences antérieures. Je suppose que quand nous venons de nous réincarner, nous sommes un peu comme des enfants. Bien sûr, nous possédons tout le savoir et toutes les compétences des Gardiens, mais nous nous sentions maladroits et expérimentés…
— Est-ce que vous savez comment vous êtes nés ? s’enquit Estrella.
— Nous sommes une émanation de l'essence même de notre royaume… À ce titre, nous existons depuis aussi longtemps que lui, je suppose. Mais c’est différent pour les autres Lucidiens, même si notre nature est similaire. »
Tandis qu’ils progressaient dans le chemin creux, elle poursuivit ses explications :
« Il est tout à fait possible de créer un nouvel individu conscient, comme vous engendrez des enfants. Deux individus partagent leur lumière pour créer une petite sphère lumineuse. C’est une potentialité, un peu comme une sorte… d’œuf, si vous voulez. »
Aurean fronça les sourcils ; tout ceci lui paraissait tellement étranger, tellement complexe…
« Au fil du temps, si les « parents » alimentent cette potentialité, poursuivit Virdis, cette sphère grandit et se nourrit d’une Lumière de plus en plus intense. Jusqu’au jour où apparaît en son sein une nouvelle étincelle : la conscience. Personne ne sait si elle préexiste quelque part et trouve refuge dans cette potentialité, ou si elle émane de la conjonction de la lumière et de ces soins constants. Peu de temps après, elle commence à prendre forme. C’est un peu comme quand un œuf d’insecte devient une nymphe, puis un adulte…
— Alors en fait, vous êtes des insectes ? la taquina le garçon roux. Hum, j’aurais dû m’en douter… avec les ailes…
— Eymeri ! protesta Virdis. Comment peux-tu dire cela ? »
L’intéressé éclata d’un rire un peu penaud :
« Je suis désolé… c’était un peu trop tentant ! »
La Gardienne Verte bouda quelques secondes avant de poursuivre, d’une voix un peu triste :
« Je sais que nous sommes différents… les Lucidiens et les humains…
— Différents ? répéta Eymeri. En apparence, peut-être, mais pour le reste… À part les ailes, votre apparence se rapproche de celle des humains. Vous êtes dotés de sentiments, vous possédez une famille, des amis… Pour moi, nous ne sommes pas si éloignés ! »
Aurean ne put s’empêcher de sourire : son ami possédait un côté si lumineux, si transparent qu’avec lui, tout semblait soudain se débarrasser de la gangue de complication qu’il tendait à voir partout. Même s’il n’en était pas pour autant libéré de ses soucis, il considérait les choses sous un jour moins dramatique quand Eymeri se trouvait auprès de lui.
Les quatre promeneurs débouchèrent bientôt sur un bois soigneusement entretenu, à travers lequel le sentier poursuivait une course indolente. Un pont en rondins permettait de traverser un ruisseau qui avait creusé un vallon miniature dans le sol meuble, dégageant des blocs de pierre arrondis et moussus. Un peu plus haut, une petite cascade mêlait son chant à celui des oiseaux et à la rumeur du vent dans les branches.
« C’est un endroit vraiment magnifique… souffla Virdis. Je comprends pourquoi tu l’aimes, Estrella ! »
Aurean regardait tout autour de lui, un peu troublé : la sensation de familiarité devenait de plus en plus intense, au point que le garçon aurait pu rentrer d’un long voyage pour retrouver un lieu bien connu – ce qu’il n’avait pas éprouvé en revenant à Lucid. Il en était à présent persuadé : il avait dû vivre ici avec l’une de ses attaches. Pourquoi ces souvenirs manquaient-ils dans la Mémoire de la Lumière ? Avait-il cherché à les cacher ? C’était la solution la plus vraisemblable.
« Aurean ? »
Estrella le regardait avec un peu d’inquiétude ; il se hâta de lui sourire :
« Tout va bien. Je suis juste… un peu nostalgique. »
Elle opina, comprenant sans doute que son air lointain découlait de ses souvenirs oubliés. Le Gardien décida de se pencher vers la flore du bosquet ; après tout, il était venu pour cela. Il s’arrêta dans une clairière, entièrement envahie de petites fleurs dont les couleurs allaient d’un rose tirant sur le violet à un bleu intense. Il aperçut aussi des bouquets de fleurs blanches qui formaient comme des étoiles au sommet de longues tiges et diffusaient une odeur piquante, ainsi que de discrètes corolles azurées, à demi-cachées sous les frondaisons des arbustes. Aurean sentait leur nom danser sur le bout de sa langue, sans qu’il puisse l’attraper, mais il gardait la certitude que les belles feuilles vertes légèrement tachetées qui s’épanouissaient à l’ombre d’un chêne possédaient des propriétés toxiques ou curatives, selon les cas…
« Écoute au lieu de muser… déclara la vieille femme, sévère. Tu sais très bien que le don de Flor ne peut rien pour toi ! Ces plantes sont tes amies et elles pourraient bien te sauver un jour. Tu leur dois déjà la vie ! Le destin a voulu que tu naisses particulièrement fragile, alors il faut le faire mentir en mettant tous les atouts de ton côté ! »
Aurean se retourna d’un coup, pensant voir la vieille dame en coiffe, robe longue et corselet serré dont la voix venait de s’élever dans son esprit. Mais il n’aperçut que ses amis, qui le regardaient étrangement. Il se tourna nerveusement vers Virdis :
« Dis-moi… Est-ce que tu sais s’il existe des cas où la magie Verte de la Vie ne peut rien pour guérir quelqu'un ? Je ne parle pas d’une blessure comme celle que j’avais reçue du Prétorien, mais de maladies ou de traumatismes physiques… »
La Gardienne Verte paru intriguée, mais elle réfléchira un instant avant de répondre :
« C’est très rare, à ma connaissance… J’ai vaguement entendu parler du cas d’un humain qui possédait la Lumière en lui, mais qui n’arrivait pas à s’en servir. Elle était tellement puissante malgré tout qu’elle semblait le brûler de l’intérieur… »
Aurean plissa légèrement les paupières, le cœur battant :
« Et te souviens-tu de qui il s’agissait ? »
Virdis baissa la tête avec confusion :
« À vrai dire… je n’ai pas dû le retenir… Le phénomène seul m’est resté en mémoire. Je suppose même que c’est mon ancien cycle qui en connaissait les détails, mais nous perdons l’essentiel de nos souvenirs quand nous changeons d’incarnation. »
Elle esquissa un léger sourire :
« Parfois, Aurean, je t’envie d’être resté toi-même si longtemps ! Il faut être incroyablement fort pour demeurer inchangé pendant des centaines d’années ! »
Le Gardien d’Or fit la grimace : il aurait bien voulu posséder toute cette expérience, qui se serait révélée bien utile pour déterminer comment il devait réagir devant le conseil. Mais à la place, il ne conservait qu’un vide plus profond encore que le passé des siens avant leur dernier cycle. Ainsi que d’étranges souvenirs dont il ne savait que faire… Et c’était bien là tout le problème !
« Peu importe, finit-il par déclarer. Je vais ramasser quelques plantes pour alimenter mon herbier ! »
Après tout, leur vertu médicinale pourrait peut-être servir d’une façon ou d’une autre. Au moins trouverait-il une utilité à ces souvenirs qui n’en étaient pas et qui parasitaient son esprit.
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