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tome 2, Chapitre 16 « Une crise inédite – Quatrième partie » tome 2, Chapitre 16

Ce voyage serait bien plus long que les trois heures qui séparaient Reyliss de la propriété de Campagne des d’Outremont. Le petit groupe passerait presque un jour entier dans le train, avec plusieurs arrêts le long du chemin pour ravitailler la locomotive en eau et en charbon. Le temps s’annonçait agréable pour une journée d’automne, un peu frais, mais ensoleillé. Le Gardien se sentait soulagé de prendre de la distance avec Reylissane et l’académie. Il espérait retrouver un peu de sa tranquillité d’esprit… Avec de la chance, pendant les vacances, le reste des élèves finiraient par oublier l’affaire d’Andres, et lui-même aurait l’occasion de se changer les idées et de mettre derrière lui les paroles rudes, mais non dénuées de vérité de Torie. Il se tourna vers Estrella, en se demandant ce que pouvait bien penser la jeune fille. Ces derniers temps, il avait évité de lui faire part de ses soucis afin de ne pas la troubler. L’agression et ses suites leur avaient donné bien assez de tracas, sans compter les mystérieuses attaques… La mage des Sept Couleurs lui adressa un petit sourire d’encouragement. Était-elle réellement dupe de sa bonne humeur apparente ? Il en doutait, mais il appréciait ses efforts pour le rassurer.

Aurean décida de se changer les idées et regarda autour de lui : les sièges, rassemblés par quatre, de part et d’autre de tables spacieuses, occupaient une moitié de wagon. L’autre partie ressemblait à un salon luxueux, meublé de canapés profonds, avec un bar et une bibliothèque. Le tout aurait pu accueillir confortablement le double de voyageurs.

Francis s’était installé autour d’une des tables avec Bertlam, Ledelian et Renate. De toute évidence, les « adultes » souhaitaient rester entre eux, du moins pendant le début du trajet. Aurean se demanda depuis combien de temps ces quatre-là se côtoyaient. Le père d'Estrella et maître Bertlam devaient avoir le même âge ; Francis ne paraissait pas troublé par la condition de compagnon de son ami. Quant à Renate, rien chez elle ne semblait indiquer qu’elle descendait des Héritiers. Ledelian était bien plus jeune, en fin de vingtaine ou débit de trentaine, tout au plus. Peut-être les avait-elle connus enfants ? Il en savait décidément bien peu sur eux… Y compris sur son protecteur. Jamais il n’avait engagé Estrella à lui en dire plus sur Francis, au-delà de cette étrange affaire de famille pour brouiller la généalogie de la lignée… et Aurean en devenait aisément la raison.

« Excusez-moi... »

Tiré de sa rêverie, le Gardien releva la tête pour apercevoir, à sa grande surprise, Virdis qui venait les rejoindre. Dès que le train avait démarré, la Gardienne Verte avait ôté son manteau à capuche, sous lequel elle portait une robe toute simple, couleur d’herbe nouvelle. Rufus et Azura s’étaient assis un peu plus loin, de même que Fontain, Yllias et Kaeli. Segara et Kina avaient choisi de demeurer un peu à part, comme bien souvent.

Aurean ne doutait pas qu’au cours du voyage, ces petits groupes bougeraient et évolueraient. Il adressa un sourire encourageant à Virdis, troublée par sa propre audace.

« J’ai tellement hâte que nous arrivions ! lança Eymeri, qui n’avait pas son pareil pour détendre une atmosphère. J’espère que le temps restera beau. La montagne doit être superbe en automne ! Tu es souvent allée au chalet, Estrella ?

— Quand j’étais plus jeune, je m’y rendais une fois par an, pas toujours à la même saison. J’aimais beaucoup l’hiver, mais ni ma mère ni Alicia n'appréciaient le froid et la neige. Mais l’automne est un très beau moment pour se promener dans les montagnes et découvrir la région. Il reste beaucoup de vestiges du temps de la Royauté. Certains villages n’ont pas changé depuis des centaines d'années. Même le chalet est bâti sur les fondations d’une demeure plus ancienne ! »

Les yeux d’Eymeri s’élargirent :

« Vraiment ?

— La demeure a été construite en bois, mais sur un sous-bassement en pierres. Il y a une grande salle voûtée et un escalier qui descend encore plus profondément, même si père ne m’a jamais laissée descendre dans le sous-sol.

— Eh bien, voilà déjà un projet pour ces vacances, déclara le garçon roux avec un large sourire .

— Descendre dans un sous-sol sombre et poussiéreux ? murmura Virdis. Je trouve cela plutôt effrayant…

— Il ne faut pas voir cela comme ça, la rassura Eymeri. Nous allons explorer les mystères du passé ! De toute façon, je doute qu’il y ait le moindre danger. Nous demanderons l’autorisation à ton père, Estrella. Même s’il ne voulait pas que tu y ailles quand tu étais enfant, tu n’es plus une petite fille.

— Je lui poserai la question, promit la jeune fille. Mais je crois que ce n’est pas la peine de proposer à Kaeli de venir avec nous ! »

Eymeri éclata de rire à ces paroles ; Aurean songea que quelque chose lui échappait, mais ce fut Virdis qui s’étonna ouvertement de cette remarque.

« Pourquoi ? Elle a peur des souterrains ?

— Elle n’a pas trop aimé explorer la cave de l’ancien hôtel des d’Outremont, rappela le garçon roux avec un petit sourire. Mais il n’y a aucune honte à cela, se hâta-t-il de préciser.

Aurean échangea un regard avec Estrella ; un lien assez singulier semblait se forger entre la douce et timide Gardienne Verte et l’élève de l’École touge. C’était déjà une surprise de la voir se joindre à eux. Le peu de souvenirs qu’il avait d’elle confirmait une réserve extrême qui la poussait à fuir toute compagnie à part celle de son attache et des autres Gardiens. Il s'était promis de faire son possible pour qu’elle conserve de ce voyage une impression agréable, mais de toute évidence, Eymeri était mieux armé pour cela !

Il tourna son regard vers la fenêtre : ils quittaient à présent les faubourgs de Reylissane ; les maisonnettes aux murs immaculés et aux toits couverts de tuiles rouges laissaient place au quadrillage coloré des champs, qui prenaient toutes les teintes entre le vert et l'or. Des haies qui commençaient à se parer d'écarlate et de jaune les divisaient, offrant parfois un enclos à des moutons blancs à tête noire ou à de petites vaches aux longs poils dorés, voire à des chevaux à la robe veloutée. Des mares ou des étangs entourés de joncs et de massettes renvoyaient le bleu du ciel comme des miroirs oubliés sur le sol. Des bosquets aux premières nuances de l’automne élevaient çà et là leur chevelure. De temps à autre, un village émergeait du creux d’un vallon, semblable à une admirable miniature dans la distance un peu brumeuse du matin ensoleillé. Aurean sentait son cœur se serrer face à ce spectacle, dont la beauté simple et champêtre éclipsait à ses yeux la glorieuse magnificence de Lucid.

« Aurean ? »

La voix d’Estrella le sortit de sa rêverie. Il se tourna vers la jeune fille.

« À quoi pensais-tu ? demanda-t-elle avec curiosité.

— À Erastria… Combien j’aime ce monde… »

Elle l’observa curieusement. Devant eux, Virdis et Eymeri conversaient à voix basse. Le garçon roux évoquait des anecdotes de son enfance pour faire sourire la Gardienne Verte. Il se dépeignait lui-même en roi des catastrophes, mais Aurean le soupçonnait d’exagérer pour distraire sa voisine.

« Tu dis ça comme si c’était étrange… remarqua Estrella. Mais je ne vois pas ce que ça a de surprenant ! Tu as beaucoup donné pour le sauver, après tout ! »

Aurean acquiesça en silence… Estrella avait raison : c’était son devoir de Gardien de préserver le royaume des incursions des Ombres. Il devenait un peu trop suspicieux, sans doute en raison de tous ces rêves étranges qui l’accablaient. Tout cela remontait à sa rencontre avec Soveregne. Le mage aux cheveux blancs lui devait des explications d’urgence, et s’il le croisait, Aurean ne le laisserait certainement pas repartir sans avoir obtenu de réponses !

Au bout d’une heure de voyage, une douce torpeur s’était déjà répandue dans le wagon. Certains passagers lisaient, d’autres somnolaient… Même si le paysage restait ravissant, Aurean commençait à s’ennuyer. Il regretta d’avoir rangé le livre sur les plantes dans la malle ; il aurait dû le glisser dans son sac pour le consulter en route. Il avait bien emporté d’autres ouvrages, mais il ne parvenait pas à se plonger dedans.

Il songeait encore et encore à l’agression dont les mages avaient été victimes. Même si toutes les théories qu’il pouvait formuler n’étaient que pures conjectures, surtout avec aussi peu d’éléments, une sourde incertitude le taraudait. Il appréciait la décision de Francis d’Outremont, qui pensait les protéger les Gardiens et leurs attaches en les éloignant autant que possible de la source des problèmes, le temps que les choses se tassent. Hélas, ce voyage leur faisait perdre l’opportunité d’enquêter efficacement. Après les initiatives d’Estrella, quand bien même elles avaient permis d’arrêter les méfaits des d’Arral, Francis devait avoir à cœur de contrôle leurs faits et gestes !

Pourquoi attaquer des mages ? Il grimaça en rependant à l’agression dont il avait été victime. Si les Héritiers se montraient capables d’actes aussi cruels et inconséquents, la réciproque n’avait rien d’inattendu. Les paroles de Torie tournaient toujours dans son esprit… Le jeune homme n’aurait certainement pas agi avec une pareille lâcheté – Aurean ne doutait ni de sa probité ni de son sens de la justice – mais d’autres ne nourrissaient pas les mêmes scrupules.

« Estrella, crois-tu vraiment que des compagnons peuvent être derrière cette série d’actes violents ? »

La jeune fille releva le nez de l’ouvrage dans lequel elle était plongée, visiblement contrariée d’être dérangée dans sa lecture.

« Aucune idée… grommela-t-elle. Comment auraient-ils pu faire apparaître des êtres de lumière ?

— Par illusion ?

— A priori, cette explication a été écartée.

— Est-ce déjà arrivé que des compagnons attaquent des Héritiers ? »

La jeune fille referma son livre, soudain pensive.

« Quand mon père avait à peu près notre âge, il a été victime d’une telle agression… Il en serait mort si Rufus n’était pas intervenu. Mais il avait pris l’habitude de traîner dans des quartiers mal famés et il s’est trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment… Juste une opportunité pour une bande de lâches… »

Aurean hocha lentement la tête en signe de compréhension. Il pouvait tout à fait compatir à ce que Francis avait dû endurer, quand il s’était retrouvé cerné par une bande violente et hostile prête à le faire souffrir à cause de sa naissance. Après une telle épreuve, il trouvait admirable de part de son protecteur de n’avoir gardé aucune rancœur envers les compagnons. Bien au contraire, il semblait plus ouvert à leur situation que bon nombre de ses semblables. Sans doute, le fait de côtoyer des personnes comme maître Bertlam avait pu contrebalancer cette terrible expérience. Et d’autres, peut-être, aussi ?

« Dis-moi, Virdis, demanda-t-il avec curiosité, dame Renate… est-elle compagnonne ou une descendante d’Héritiers ? »

À cette question, le doux visage de la Gardienne Verte s’attrista :

« Dame Renate était bien membre des Héritiers, mais quand notre lien a été découvert, elle a été exilée et déchue de tous ses droits et privilèges… elle s’est même retrouvée officiellement privée de son nom. »

Aurean frémit d’horreur.

« Comment peut-on être aussi cruel ? s’indigna violemment Estrella. C’est à croire que la Haute Chambre de la Magie n’a rien à faire du destin du royaume !

— Les lois sont ce qu’elles sont, murmura Virdis. C’est pour cela que Francis prend tant de précautions pour que les autorités ne découvrent pas l’existence des liens… Certes, l’Académie nous aide énormément. Madame de Vries est parfaitement au courant que certains de ses précepteurs et d’autres membres de son personnel sont des attaches… Mais c’est plus simple pour elle de feindre l’ignorance, au cas où les choses tourneraient mal. »

À la pâleur d’Estrella, Aurean songea qu’elle n’avait jamais pleinement réfléchi aux implications de leur lien – pas plus que lui, d’ailleurs. Et sans doute aussi à ce que risquait Francis, compte tenu de sa position… Par miracle, personne d’extérieur n’avait été témoin de la bataille qui s’était déroulée à l’ancien hôtel des d’Outremont. Eymeri dut penser la même chose, à la petite grimace qui déforma son visage.

« Bien, raison de plus pour profiter autant que possible de ces vacances loin de Reyliss et de la Haute Chambre de la Magie ! déclara le garçon roux avec un large sourire. Je parie que tu as plein d’endroits fabuleux à nous montrer, Estrella ! »

Avec soulagement, Aurean écouta les deux jeunes humains discuter avec vivacité des lacs d’altitude, des cascades, des vastes forêts et des montagnes aux sommets enneigés. Virdis partagea son silence, mais elle éprouvait un plaisir évident à suivre leur échange enthousiaste.

La petite troupe fit une pause à l’heure du déjeuner, dans une auberge modeste qui ne devait pas souvent voir autant d’animation, avant de reprendre la route à travers un paysage que commençait à changer. Les campagnes faisaient place peu à peu à des forêts profondes, aux arbres si majestueux qu’ils formaient comme un tunnel au-dessus de la voie ferrée. D’énormes rochers moussus apparaissent parfois entre les troncs et même, à l’occasion, des bâtiments en ruine, rendus depuis des siècles aux assauts de la nature. En contemplant ce spectacle, Aurean se surprit à éprouver une étrange nostalgie.

La forêt offrait une couverture providentielle, au sein de laquelle il serait difficile de les retrouver. Ils avaient appris à la connaître et à y survivre, au fil des mois. Il aimait marcher dans l’humus et sentir les odeurs de résine, de champignon et d’herbe nouvelle monter jusqu’à ses narines. La fraîcheur du sous-bois hérissait légèrement sa peau.

Il se pencha pour examiner les baies d’un arbre, tentant de déterminer si elles étaient comestibles. Avec satisfaction, il reconnut des prunelles qui avaient été attendries par le gel. Il en cueillit quelques-unes qu’il glissa au fond de ses poches. Son bâton pesait dans son dos. S’ils s’enfonçaient plus loin dans les frondaisons, il devrait l’ôter de son portant pour éviter qu’il se prenne dans les branches basses et n’entrave sa progression…

« Aurean ? »

Il sursauta légèrement en entendant la voix d’Estrella l’appeler.

« Tu semblais dormir les yeux ouverts, pouffa-t-elle.

— Je… j’étais en train de réfléchir. »

Malgré ses efforts, il ne put dissimuler la détresse dans sa voix. Les yeux d’Eymeri et de Virdis s’attardèrent sur lui, interrogateurs et inquiets, tandis que sa voisine se détournait pensivement. Combien de temps pourrait-il encore cacher ses problèmes de mémoires et les étranges souvenirs qui n’en étaient pas ? Il ne comprenait même pas ce qui le poussait à taire la vérité à des gens en qui il plaçait une entière confiance !

Il commençait à se demander si quelque chose d’incroyable ou d’effrayant ne reposait pas dans les abysses de son passé…


Texte publié par Beatrix, 11 juin 2019 à 01h18
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