Amée reparut bientôt avec Alicia, qui tenait entre ses mains un volumineux paquet enveloppé de papier brun :
« Tiens, Aurean, déclara la grande sœur d’Estrella en le lui tendant. Nous avons tout réuni pour que tu puisses débuter sans souci ! J’avoue que j'aime mieux les fleurs dans les vases que dans les albums, mais je suis certaine que tu sauras employer ce matériel ! Mais j’ai une condition, tout de même ! »
Ses yeux gris brillaient d’amusement ; Aurean se doutait de la suite bien avant qu’elle ne poursuive :
« Je tiens à voir cet album rempli quand tu reviendras !
— C’est promis, Alicia ! Merci beaucoup ! »
En vivant à ses côtés pendant plus d’un an, Aurean avait découvert chez la jeune femme des traits positifs que même sa sœur peinait à remarquer. Certes, elle montrait quelques défauts : elle pouvait se conduire de façon frivole, orgueilleuse, parfois un peu égoïste… mais elle était aussi gentille et incroyablement bienveillante. Et surtout, très généreuse. Elle aimait distribuer aux siens des petits cadeaux finement choisis. Même quand Estrella se trouvait cloîtrée à Gallantide, elle lui avait fait parvenir nombre de présents. Toute à son désespoir, sa brune cadette s’était persuadée qu’Alicia avait agi ainsi seulement pour se déculpabiliser de la laisser moisir dans cette campagne perdue. Aurean savait que c’était faux et que son aînée tenait réellement aux siens.
« Merci beaucoup, Alicia, et à vous aussi, madame Amée. Je trouverai sans mal un peu de place dans ma malle pour loger tout cela ! »
À l’idée de déballer le matériel et de l’utiliser, il éprouvait un enthousiasme passionné, alors qu’il avait choisi cette occupation par défaut – ou du moins le croyait-il. Peut-être avait-il, par le passé, manifesté un réel attrait pour les plantes et leurs vertus ? Hélas, rien dans sa demeure de Lucid ne semblait en témoigner.
Aurean rouvrit ses bagages pour ranger tout de suite le précieux présent, une preuve de plus que les d’Outremont le voyaient comme une personne – et pas seulement comme un « gardien de Lucid ». Même s’il n’y pensait pas très souvent, les Trente n’avaient jamais montré la moindre prévenance à son égard. ? Bien sûr, ils connaissaient sa nature ainsi que la place prestigieuse qu’il tenait dans son monde d’origine. À leurs yeux, malgré tout, il était à peine plus qu’un serviteur. Il avait disposé d’un certain confort et mangé à leur table, mais ils lui avaient laissé comprendre qu’ils ne le considéreraient jamais comme un membre de la famille, quand bien même il avait reçu le patronyme de Trente. La violence d’Eveas envers lui, quand il avait voulu lui témoigner ses regrets pour la disparition de son fils, ne l’avait pas vraiment surpris.
À part Bastian – avant qu’il se fasse contrôler par Lizbet d’Arral, du moins –, seul Richer, le frère aîné de son attache, s’était montré courtois et attentif. Malgré tout, il craignait visiblement d’encourir le déplaisir de ses parents s’il manifestait un peu plus de chaleur envers le Gardien.
La naissance d’un Mage des Sept Couleurs dans leur lignée les avait rendus incroyablement arrogants. Quand Aurean avait essayé de les alerter des changements inquiétants qui étaient apparus chez Bastian, Eveas l’avait réprimandé puis lui avait ordonné de rester à sa place. Même si cet épisode appartenait au passé, il en éprouvait encore une profonde tristesse.
« Aurean, est-ce que tout va bien ? » demanda Amée d’un ton préoccupé.
Il s’aperçut qu’il était resté agenouillé à côté de la malle ; il se releva précipitamment :
« Je suis désolé… Juste quelques souvenirs désagréables !
— De ton passage chez les Trente, je suppose… » remarqua Alicia, avec une sévérité inhabituelle.
Le garçon lissa ses habits et les regarda tour à tour ; elles se ressemblaient énormément, mais si Alicia possédait les cheveux blonds de sa mère, elle avait hérité de son père des prunelles grises emplies d’une sagacité d’autant plus surprenante qu’elle la dissimulait bien. Aurean comprenait mieux comment elle avait obtenu un poste à la Sécurité magique du Royaume de Reyliss.
« N’aie aucune inquiétude, Aurean, déclara Amée avec un sourire affectueux, nous comprenions très bien ce que tu peux éprouver. Ni Francis ni moi-même n’avons caché notre point de vue à Eveas. Et j’espère de tout cœur que la vie que nous t’offrons ici te permet d’oublier un peu ce que tu as pu subir ! »
Un peu gêné par cette déclaration, même si elle lui réchauffait le cœur, le garçon inclina la tête en signe de gratitude :
« Je… je le sais parfaitement bien, madame Amée. Depuis que je suis ici, je ne peux que me réjouir de la vie qui m’a été offerte. Même si cela peut paraître un peu présomptueux de ma part, j’ai vraiment le sentiment de faire partie de votre famille…
— Parce que c’est le cas ! s’exclama Alicia. N’aie aucun doute sur la question ! »
Le gardien demeura muet, submergé par une vague de gratitude si puissante qu’elle menaçait à tout moment de l’engloutir. Une part de lui-même se demandait pourquoi lui, une créature intemporelle venait d’un monde étranger, plaçait autant d’importance dans les liens tissés avec les habitants d’Erastria. Devait-il l’attribuer à la nature humaine qu’il adoptait quand il se trouvait auprès d'eux ?
« Je ne saurai jamais comment vous remercier, souffla-t-il.
— Parce que ce n’est pas nécessaire, déclara Amée. Tu as déjà fait beaucoup pour nous. »
Sur ces paroles qui laissaient clairement insinuer qu’elle en savait plus qu’elle ne voulait bien en dire, Amée lança un coup d’œil à l’horloge au mur, avant d’ajouter :
« Allons, il faut finir tes bagages au plus vite si nous ne voulons pas être en regard à la gare. Il faut encore faire porter les malles dans la voiture avant de se mettre en route. »
Sans attendre, elle quitta la chambre pour s’occuper des détails logistiques. Alicia lui adressa un petit signe :
« N’oublie pas que je compte sur toi pour les albums !
***
En finissant d'empaqueter ses derniers effets, Aurean se demanda à quoi ressembleraient ces vacances. Il ne se rappelait pas en avoir jamais pris – car on ne pouvait considérer comme tels les séjours des Trente dans leur demeure de Gallantide. Ce serait certainement une expérience étrange, de se trouver entouré de personnes qui connaissaient toutes son secret : les autres Gardiens et leur attache, ses amis de l’Académie et des membres des Compagnons de Soveregne. Il espéra que le Haut Conseil de la magie n’avait pas l’intention de poursuivre ses investigations dans les moindres replis du royaume.
À peine venait-il de boucler son bagage que des coups retentirent à sa porte :
« Entrez ? »
Le battant s’ouvrit sur la forme affairée de madame Maysie, qui se mit à papillonner dans la pièce tandis que deux des palefreniers, réquisitionnés pour l’occasion, emportaient les bagages du garçon vers la voiture.
« Monsieur Aurean, est-ce que vous êtes prêt ? Vous souhaitez quelque chose de particulier avant de partir ? »
Le garçon blond ne put cacher son amusement à la vue de la gouvernante affairée :
« Merci beaucoup, madame Maysie. Tout va très bien.
— Tant mieux ! Mais si vous pensez à quelque chose, n’hésitez pas à me le dire ! »
Elle s'apprêtait à sortir, quand elle se retourna vers le garçon :
« Au fait, monsieur Aurean… Je ne sais pas si je l’ai demandé avant et beaucoup de choses se sont passées, mais… est-ce que votre sommeil est revenu ? »
Aurean se sentit touché par cette question. Il décida d'y répondre avec le plus de franchise possible :
« En grande partie, madame Maysie, même s’il demeure un peu… troublé. Et vous, dormez-vous mieux ? »
La gouvernante se figea sur place, stupéfaite.
« Monsieur Aurean… C’est très gentil de le demander… mais je ne souhaite pas vous indisposer avec mes soucis.
— Vos soucis ? »
D’autorité, Aurean tira une chaise pour la brave femme avant de s’asseoir sur le lit.
« Madame Maysie, pourquoi vous considérez-vous toujours comme une personne négligeable dans cette maison ? Votre rôle est irremplaçable, pourtant ! »
La gouvernante ouvrit de larges yeux :
« Bien sûr que non ! Je ne suis pas quelqu’un d’important, comme les descendants des Héritiers, ceux qui ont de la magie… Moi, je suis juste une femme du peuple. J’ai déjà bien de la chance de servir des gens aussi importants. Et qu’ils soient aussi bons avec moi. »
Aurean prit une profonde inspiration afin de garder son calme. S’il se mettait à argumenter, madame Maysie serait la première choquée… Il comprenait de plus en plus les positions de Torie, mais aussi, celle des Irisés.
« Madame Maysie, je ne veux plus vous entendre dire que vous n’êtes pas importante. Vous vous mettez toujours en quatre pour nous… Alors, si un jour vous avez besoin de quoi que ce soit, si vous avez un souci, n’hésitez pas à venir me voir ! »
La gouvernante se pencha et lui saisit les deux mains :
« Je vous remercie, monsieur Aurean ! Vous êtes tellement gentil de vous soucier ainsi de moi ! »
Aurean se força à sourire. Il ne voulait pas que madame Maysie le considère comme une sorte de bienfaiteur ; il aurait aimé qu’elle le voie comme un ami, avec qui elle pouvait se conduire avec naturel. Mais il ne pouvait bousculer davantage leur position respective ; des siècles de traditions ne se balayaient pas d’un revers de main !
Un peu gênée par son geste impulsif, la gouvernante se releva et lissa soigneusement sa robe pour se donner une contenance.
« Bien ! Je dois y aller, mon travail ne se fera pas tout seul. Je vous souhaite un bon voyage, monsieur Aurean !
— Merci, madame Maysie. »
Il la regarda partir pensivement ; il savait que rien ne se résoudrait facilement ni simplement. Mais prendre conscience d’un problème constituait le premier pas pour changer les choses, non ?
***
La gare de Reylissane était un vaste bâtiment de pierre blanche veinée de fins cristaux dorés, qui étincelait au soleil. Sa toiture et ses dômes de bronze poli, comme les sculptures délicates qui décoraient la façade, la faisaient ressembler à une gigantesque bonbonnière. Aurean ne s’y était rendu qu’une seule fois, quand il était revenu de Gallantide avec les d’Outremont. Les Trente avaient toujours préféré voyager par la route lorsqu'ils allaient dans leur demeure de Gallantide. La plupart des trains desservaient les différentes parties du royaume sur la base d’un programme soigneusement fixé, mais il était possible aux membres influents des héritiers d’affréter un convoi à leur propre usage.
C’était ce qu’avait choisi de faire Francis, non pas pour éviter de côtoyer le peuple, mais pour donner un peu de tranquillité à ses passagers plutôt particuliers. Une fois la voiture arrivée devant l’édifice, des bagagistes accoururent pour descendre les malles et les faire porter jusqu’au fourgon, pendant que Francis, Estrella et Aurean se dirigeaient vers le hall pour retrouver leurs compagnons. L’intérieur révélait un décor aussi précieux que l’extérieur, éclairé par de vastes baies dont les vitraux colorés représentaient différentes vues de la ville. Au centre de chaque, rutilait l’étoile à sept branches, le symbole du royaume.
Francis conduisit Aurean et Estrella vers un petit salon isolé par une paroi de verre dépoli. Dame Ledelian s’y trouvait déjà, accompagnée d’Azura. La préceptrice de l’École bleue ne portait pas, pour une fois, sa perpétuelle redingote, mais une veste gris perle avec un pantalon marine, bien moins voyants. Malgré tout, elle ne s’était pas séparée de ses hautes bottes lacées. Elle avait relevé sa longue chevelure noire pour la dissimuler sous un chapeau de feutre anthracite. La Gardienne bleue s’était contentée d’un très sage manteau de aigue-marine avec un foulard de même couleur. Aurean songea avec amusement qu’elles ressemblaient ainsi à un jeune couple en voyage d’agrément.
« Bertlam aura un peu de retard, les informa dame Ledelian, il doit arranger certaines choses avant son départ. Il arrivera avec Rufus avant le départ du train. »
À peine les d’Outremont s’étaient-ils installés que Renate fit son apparition, toujours aussi vive en dépit de son âge. À deux pas derrière, s’avançait la timide Virdis, toujours cachée sous un large capuchon. Estrella contempla avec une mine mi-effarée, mi-fascinée les vêtements bariolés de la vieille dame. Sa jupe à multiples volants empruntait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; si sa veste rouge sombre semblait bien plus sobre, une pléthore de foulards éclatants en relevait la nuance, comme les plumes sur son grand chapeau. Aurean trouva sa mise pleine de gaîté. Il n’avait pas beaucoup de connaissances ni d’opinions sur la mode Erastrienne ! Pendant qu’elle s’installait pour parler tranquillement avec Ledelian, une conversation animée attira l’attention du gardien : Eymeri et Yllias, besaces sur l’épaule, venaient d’arriver. Le bruit de leur dispute s’entendait depuis le milieu du hall, en dépit de la paroi vitrée. Il sourit malgré lui : ses amis ne changeraient décidément jamais ! Derrière eux, bien plus calmes, il aperçut Segara et Kina, ainsi que Fontain qui levait les yeux au ciel.
Il ne manquait plus que Kaeli, ce qui n’étonna pas vraiment Aurean. Elle survint finalement en même temps que Rufus et Bertlam, en se plaignant du mal qu’elle avait eu à faire charger toutes ses malles. Aurean n’eut pas envie d’en savoir plus.
Le moment était venu d’embarquer. La petite troupe se dirigea vers l’immense structure voûtée de métal et de verre qui abritait les quais. L’endroit ressemblait à un palais de cristal à travers lequel la lumière se décomposait en nuances irisées. Il y régnait une intense animation, entre les passagers qui arrivaient et repartaient, les porteurs qui traînaient les bagages sur des chariots, parfois tirés par des poneys, les conducteurs et les mécaniciens qui s’affairaient entre les machines rutilantes dont s’échappaient de longues volutes de fumée blanche… Francis entraîna la bande vers le quai le plus éloigné où les attendait une locomotive rouge et noire qui ne tractait que deux wagons : la voiture réservée aux voyageurs et le fourgon qui contenait les bagages.
Le wagon n’était pas divisé en compartiment comme le train qu’ils avaient emprunté au retour de Gallantide. Il ressemblait à un salon confortable, assez grand pour que tout le groupe puisse y prendre ses aises. Ce fut avec un cœur relativement apaisé qu’Aurean prit place entre Estrella et Eymeri.
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