La porte s’ouvrit brusquement, livrant passage non seulement à Estrella, mais aussi à Eymeri, Yllias, Kaeli, Fontain, Kina et Segara. Aurean n’en fut pas autrement surpris de la part de leur petit groupe soudé par les épreuves. Ils ressentaient le besoin de constater que leur ami allait bien, après une attaque d’autant plus choquante qu’elle avait eu lieu dans un endroit où ils se sentaient tous en sécurité.
Même s’il tâchait de faire bonne figure, Eymeri était livide de rage :
« Depuis le temps qu’Andres multiplie les écarts de ce genre, les autorités de l’école auraient dû agir !
— Apparemment, il ne s’attendait pas à ce que je résiste… remarqua Aurean amèrement. Et je ne pouvais décemment pas invoquer mon bâton de lumière pour lui mettre une raclée !
— Il a de la chance que je ne l’ai pas croisé depuis l’affaire, je lui aurais expliqué ce que je pense des gens qui s’en prennent à des innocents… et d’autant plus à mon meilleur ami ! »
Yllias poussa un soupir et remarqua d’une voix étonnamment douce, même s’il s’adressait à son éternel rival :
« Et tu aurais fait quoi, Eymeri ? Dans un combat physique, tu l’aurais sans doute mis à terre en moins de deux secondes… Mais contre sa magie… »
Le visage du garçon roux se crispa ; il hocha la tête avec un petit sourire triste :
« Pour une fois, tu as raison, Yllias… Je n’aurais rien pu faire. »
Gêné pour son ami, Aurean posa une main rassurante sur son bras.
« Ne t’inquiète pas, Eymeri… je sais très bien que tu aurais tout fait pour m’aider si tu avais été là ! Tu es la preuve vivante qu’à la différence de cette crapule et de ses amis, les membres de l’École Rouge peuvent être des personnes dignes et honorables, tout comme monsieur Francis ou maître Bertlam… Ou bien Torie Valach. »
Son ami rougit légèrement à ce compliment.
« D’ailleurs, tu connais Torie ? » reprit Aurean.
Eymeri fronça légèrement les sourcils :
« Pas plus que toi, en fait. Il fait partie de l’année au-dessus de nous et c’est quelqu’un de très solitaire, d’après ce que j’en sais… Plus encore que les autres compagnons. En général, ils ont tendance à se rassembler pour se soutenir, mais pas Torie. En tout cas, je suis très soulagé qu’il te soit venu en aide avant que la situation tourne encore plus mal ! »
Le reste du temps se passa en conversations joyeuses. En présence de ses amis, le Gardien blond pouvait abandonner ses craintes et ses interrogations et se conduire comme un adolescent de seize ans, même si tous savaient ce qu’il était réellement. À la vérité, il ne se considérait pas comme si différent d’eux. En entendant Eymeri et Yllias se chamailler pour un rien, Kaeli s’enthousiasmer à la perspective d’être enfin autorisée à participer au bal du Nouvel An de l’Académie, Fontain discuter avec passion d’un point de théorie avec Estrella, pendant que Segara et Kina les écoutaient en souriant, juste heureuses se se trouver avec eux, il sentait son cœur se gonfler d’allégresse.
« Tu es bien silencieux, remarqua Eymeri, toujours attentif aux autres. Tu as sans doute besoin d’un peu de calme…
— Non, ne t’inquiète pas ! le rassura Aurean précipitamment. Je me sens encore un peu fatigué, je l’avoue, mais vous ne me gênez pas du tout. Je suis juste heureux de savoir que vous êtes venus pour moi.
— C’est tout naturel. Après cette attaque, tu dois être sacrément secoué… je veux dire, pas seulement physiquement. Mais tu n’as pas à te sentir coupable, quoi qu’il arrive ! »
Coupable ?
Aurean ne s’était pas posé la question, mais à présent qu’Eymeri en parlait… Certes, il savait qu’il n’était pas responsable des actes d’Andres et de ses complices, mais il s’en voulait malgré tout… de les avoir provoqués plus avant, de ne pas avoir trouvé moyen de se défendre, de s’être révélé si faible, d’avoir monopolisé le temps de Torie, d’Estrella et de maîtresse Ylliria… Comment Eymeri pouvait-il décrire aussi bien ce qu’il ressentait ?
Peut-être parce qu’il avait éprouvé la même chose après avoir été mutilé et presque tué par le Prétorien… Il regrettait que son ami n’ait pas allégé son fardeau en se confiant à lui… Mais Eymeri avait compris qu’Aurean, et plus encore Estrella, se sentaient eux-même coupables de son état, et il n’avait pas envie de les accabler davantage. Dans le fond, Aurean et lui n’étaient pas si différents…
Il adressa un sourire sincère au garçon roux :
« Tu as raison, Eymeri… Il me faudra sans doute encore du temps pour digérer, mais je vais bien. Ce n’est déjà plus qu’un mauvais souvenir ! »
Il espéra l’avoir convaincu, mais Eymeri demeurait soucieux. Heureusement, madame Maysie choisit ce moment pour apparaître, suivie d’une des petites bonnes de la maison, avec des plateaux chargés de tasses et de pâtisseries pour le thé de fin d’après-midi.
L’heure de se séparer arriva un peu trop vite pour Aurean, même s’il parvenait à peine à garder les yeux ouverts. Les uns après les autres, ses amis quittèrent de la chambre, avec chacun un mot de réconfort ou un souhait de prompte guérison. La dernière, Segara s’apprêtait à sortir de la chambre, quand Aurean la retint :
« Attends une seconde… j’aurais une question à te poser. »
La jeune femme se retourna vers lui, un peu surprise :
« Oui, Aurean ? Je peux t’aider ?
— Je voulais juste savoir… puisque tu es une Compagnonne… Peut-être en sais-tu un peu plus qu’Eymeri sur Torie Valach ?
— Torie ? »
La jeune femme pencha pensivement la tête :
« À vrai dire, je ne connais pas plus que vous le très mystérieux Torie Valach, même si nous avons le même âge. Il est extrêmement brillant… Sa mère a longtemps vécu à Vostrean, où elle s’est mariée. Quand son époux est mort, elle est rentrée avec Torie. On raconte que son père possédait des pouvoirs similaires à ceux des Héritiers et qu’il était un mage de ces contrées – sauf qu’à Vostrean, ceux qui manient la Lumière ne sont pas considérés comme des nobles ou des élites, juste comme des artisans dotés d’un talent particulier… Mais ils sont bien sûr plus rares qu’à Reyliss. Certains professeurs ont défendu l’idée que Torie ne devait pas être considéré comme un compagnon, compte tenu de ce détail, mais les Héritiers sont très protecteurs de leurs prérogatives, et même Torie a insisté pour être traité comme un compagnon. Malgré tout, nos camarades… »
Elle hésita un instant, avant d’ajouter :
« Disons qu’ils ne l’apprécient pas vraiment. Ils prétendent qu’il est arrogant, mais je n’y crois pas une seconde. Je pense plutôt que c’est un jeune homme très réservé, qui peine à trouver sa place et tente malgré tout de se montrer à la hauteur de ce qu’on attend de lui. Il doit se sentir seul… Et il ne bénéficie pas d’amis tels que vous pour qui la lignée n’est pas essentielle… »
Aurean acquiesça, un peu éclairé par les explications de son amie. Segara se pencha pour déposer un rapide baiser sur sa joue :
« Essaye de ne pas recommencer une chose pareille. Aucun d’entre nous n’aime te voir souffrir. »
Avec un léger sourire, elle fila retrouver Kina qui l’attendait derrière la porte.
Plus tard dans la soirée, Francis d’Outremont rentra enfin à la maison. Quand il parut devant Aurean, le Gardien se sentit presque effrayé par la colère qui émanait du mage Rouge du Combat. Il semblait plus irrité encore qu’Eymeri, et ce n’était pas peu dire !
Après s’être enquis de la santé d’Aurean, il se mit à marcher de long en large dans la chambre, comme pour rassembler ses idées, avant de s’asseoir à son chevet, en respirant profondément pour se calmer.
« Aurean, ces moins que rien ont osé prétendre que tu les avais insultés le premier, et que tu avais demandé à Valach de les attaquer, par pure haine des Héritiers. »
Le Gardien se redressa dans son lit, outré par cette présentation des choses :
« Mais c’est totalement faux ! Je n’ai fait que me défendre et Torie est venu à mon aide en voyant ce qui se passait ! »
Francis posa une main rassurante sur l’épaule du garçon :
« N’aie pas d’inquiétude… Nous savons très bien tout cela. Dame Ledelian a utilisé ses dons pour leur soutirer la vérité. Valach s’est porté volontaire pour subir le même traitement, pour que sa parole ne puisse être remise en doute, mais nous n’en avons pas eu besoin… Il recevra des félicitations spéciales pour son comportement exemplaire, mais cela ne sera pas rendu public.
— Mais pourquoi ? s’indigna Aurean. Il mérite pourtant que ses qualités soient reconnues ! »
Francis soupira et détourna les yeux :
« Aurean… Andres et ses amis ont été reconnus coupables d’agression contre toi. Andres sera expulsé de l’Académie. C’est une décision grave, surtout motivée par le fait qu’il a contrevenu au règlement de l’établissement en blessant volontairement quelqu’un à l’aide de ses pouvoirs. Il n’aura probablement plus aucun avenir à Reyliss… Quant à ses amis, ce sont probablement juste des suiveurs. Une fois Andres parti, ils n’auront plus le courage de passer à l’acte. Ils ont reçu un blâme et seront expulsés pendant quinze jours. Malgré tout… nous ne pouvons éviter que certains élèves de l’Académie les considèrent comme des victimes. La cohabitation entre Compagnons et Héritiers n’est jamais facile et cela ne fera qu’attiser les griefs entre les deux groupes. »
Aurean baissa les yeux vers sa couverture, la bouche sèche. Il n’avait pas envisagé les choses sous cet angle…
« Il n’est pas impossible, poursuivit Francis d’un ton sombre, que certains élèves issus des Héritiers ne tentent de faire payer l’éviction d’Andres à d’autres Compagnons. Ou que certains Compagnons cherchent à venger les leurs…
— Mais… je n’en fais pas partie ! s’exclama Aurean, perplexe.
— Non, mais à présent que tu ne bénéficies plus d’un patronyme noble, bien que tu sois officiellement notre pupille, certains voient d’un mauvais œil que tu portes l’uniforme des mages et non des Compagnons. Et les Compagnons risquent de voir d’un tout aussi mauvais œil ton régime de faveur.
— Dans ce cas, ça ne me gêne pas de porter un uniforme de Compagnon ! répliqua Aurean. De toute façon, je ne suis ni l’un, ni l’autre ! »
Francis soupira et se pencha pour prendre le garçon par les épaules :
« Aurean… Je sais tout cela… Mais pour nous, cela équivaudrait à te renier. Tu y as pensé ? Nous n’avons pas voulu que tu prennes le nom d’Outremont pour éviter des rumeurs qui n’auraient pas lieu d’être. Mais nous étions loin de penser que cela te conduirait dans ce lit… »
Le Gardien ne sut que répondre. Il comprenait le désarroi de Francis ; la situation était compliquée, et au moindre faux pas, tout s’envenimerait. Cette existence d’adolescent, libre de souci majeur, qu’il avait pu mener à l’Académie était terminée.
Il baissa la tête, le cœur lourd.
« Aurean… reprit le père d’Estrella d’une voix douce. Les choses s’arrangeront sans doute, avec le temps. Je sais que c’est difficile pour toi. Il te suffit de faire profil bas et de ne pas rester isolé pendant un moment. Je sais que tu es capable de te défendre, mais tant que ta présence sur Erastria devra rester secrète, il faudra que tu demeures en apparence aussi vulnérable qu’un humain… »
Ses mains quittèrent les épaules du garçon ; il se releva avec lassitude.
« Repose-toi Aurean. Les choses te paraîtront moins compliquées quand tu iras mieux. »
Le Gardien acquiesça ; déjà, ses paupières se fermaient. Demain, à la lumière du jour, tout semblerait sans doute plus simple que dans la semi-pénombre de la chambre.
Quand Aurean descendit de voiture devant l’Académie, trois jours après l’agression, il sentit aussitôt le poids des regards braqués sur lui. Il ne se ressentait plus du tout de ses blessures ; le traitement de maîtresse Ylliria et le repos prescrit avaient opéré des miracles. Il avait pu ôter ses bandages et constater qu’il ne portait même pas une trace d’ecchymose ni de meurtrissure quelconque. Malgré tout, si les douleurs physiques avaient disparu, il était loin d’en être de même avec la douleur morale. Rien qu’à la vue du grand portail blanc, il éprouva une violente appréhension, exacerbée par l’attention non désirée qu’il suscitait. Il sentit la main d’Estrella se glisser dans la sienne ; la jeune fille lui adressa un sourire d’encouragement.
Il y répondit au mieux, bravant la honte qui menaçait de l’avaler tout entier. Il avait affronté et vaincu le Prétorien – certes, avec l’aide de ses amis, combattu de nombreuses Ombres… Et il était terrorisé par ses camarades ? Lui, le Gardien d’Or de Lucid ?
Quand il s’avança aux côtés de son attache, les rangs s’ouvrirent d’eux-mêmes devant lui, tandis que les regards se détournaient. Il marchait au milieu d’une allée bordée de dos. Même les jeunes filles auprès de qui il avait été si populaire manifestaient clairement leur mépris. Par contre, certains yeux demeurèrent braqués sur lui, emplis d’une colère rentrée et d’un reproche patent : ceux des quelques Compagnons, rassemblés en petits groupes.
Le garçon blond serra les dents et poursuivit sa route, la main d’Estrella dans la sienne, en essayant de ne pas écouter les murmures sur son passage et surtout les mots qu’il redoutait d’entendre… sans savoir précisément lesquels. Soudain, il sentit un bras autour de ses épaules : il se tourna, pour rencontrer le visage accueillant d’Eymeri :
« Ça fait un bien fou de te revoir ! » déclara-t-il, d’une voix assez forte pour être audible à tous ceux qui les entouraient.
Aurean lui rendit son sourire, un peu consolé par l’appui de ses amis.
« Ça va bien ensemble, le roturier et les incolores… qui usurpent leur uniforme… »
Le regard d’Estrella fulmina ; Aurean pouvait percevoir la magie qui affleurait sous la peau de la jeune fille, à deux doigts de surgir :
« Ils vont voir si je suis une incolore ! ragea-t-elle.
— Non, Estrella, ne te mets pas à leur niveau ! Tu vaux bien mieux que cela, lui répondit sagement Eymeri. Ces petits crétins n’imaginent même pas ce que vous avez accompli pour Erastria ! S’ils peuvent encore se conduire comme des enfants gâtés, c’est uniquement grâce à vous !
— Et à toi aussi », souffla Aurean.
Le garçon roux ouvrit la bouche pour protester, mais se ravisa sous le regard comminatoire d’Estrella.
Bientôt, Segara et Kina se joignirent à eux, dignes et gracieuses dans leurs uniformes de Compagnonnes indigo et violets. Les deux « sœurs » restèrent silencieuses, mais l’affection de la première et la gratitude de la seconde lui semblaient presque palpables. Enfin, Fontain, Kaeli et Yllias les retrouvèrent juste avant de pénétrer dans la vaste cour.
Mais une surprise les attendait : quand ils passèrent le porche, ils se trouvèrent face à la silhouette généreuse, tout de blanc vêtue, de madame de Vries, la directrice de l’Académie. Avec un charisme qui n’était pas loin d’égaler celui de la reine Lucida, elle salua Aurean :
« Nous sommes soulagés de vous voir de retour parmi nous, et en bonne santé, monsieur Esclar. Passez une bonne journée ! »
Sans autre commentaire, elle tourna les talons pour se diriger vers son bureau tout en haut de la tour couronnée de blanc. Le moment avait été bref, mais chacun en avait saisi la portée. Si les enfants des Héritiers se montraient imbus de leur position, ils étaient facilement impressionnés par le pouvoir, et celui dont bénéficiait madame de Vries n’était pas négligeable. À contrecœur, les détracteurs du garçon blond se turent et regagnèrent les rangs, dans un silence maussade.
Aurean poussa un soupir de soulagement, même s’il se sentait un peu honteux d’avoir dû être ainsi protégé. Mais ce n’était qu’une question de temps, tous finiraient par oublier.
Ou du moins l’espérait-il…
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