En quittant le palais de la reine, Aurean reprit le chemin de la demeure étrangère qui était la sienne. Il avait espéré trouver plus de réponses auprès de Lucida, autant pour la question de cette « autre Erastria » que pour la situation d’Eymeri. L’incertitude qui persistait l’affectait profondément. Il aurait voulu pouvoir offrir à ses amis humains les explications qu’ils attendaient si désespérément… et retrouver la clef de sa mémoire disparue. Mais il se sentait encore plus perdu qu’à son arrivée.
La « jonquille » qui lui servait de maison, avec son jardin fou et son cœur plein de souvenirs qui ne représentaient plus rien à ses yeux lui faisait presque horreur. Il savait à présent que durant les années qu'il se rappelait réellement, celles de son séjour à Reylissane auprès du précepteur de magie Jaune de la Transmutation puis des Trente, il n’était pour ainsi dire jamais revenu sur place. Sinon, il aurait au moins des réminiscences de cet endroit.
Confus, il s’arrêta aux abords de sa maison et quitta le chemin qui y menait, errant sans but dans la vaste étendue où flambait l’étrange végétation lucidienne. Il laissait ses pas le porter au hasard. Le royaume de la lumière était un monde luxuriant, mais relativement peu peuplé – surtout en comparaison de Rayliss, où l’on ne pouvait observer un paysage sans y apercevoir une chaumière, une route ou du moins une trace quelconque de l’activité humaine. Mais de larges portions de Lucid demeuraient vides de toute autre présence que celle d’une faune bigarrée et d'une flore mouvante et éthérée. Il contempla avec mélancolie cette contrée si insolite, avec un profond sentiment de solitude.
Quelque chose attira son regard près d’un bosquet de cornefeus bleus et violets. Un dôme aux douces couleurs irisées, dans les mêmes teintes que la végétation environnante – l’une des raisons pour laquelle il avait bien failli ne pas le voir. Mû par une curiosité soudaine, il se rapprocha de l’édifice, si simple et si différent des demeures florales des Gardiens. Les nuances semblaient ondoyer paresseusement sur la surface courbe de la coupole. Aurean s’arrêta à une distance respectable pour la contempler, ainsi que les alentours ; elle se dressait au milieu d’un petit jardin organisé en cercles concentriques, dont les « plantations » variées formaient des dessins extravagants mais élégants, comme une dentelle insolite. Il se rapprocha pour mieux admirer ces délicats motifs. Cette vision l’apaisait étrangement. Il pouvait se laisser piéger par cette beauté à la fois simple et raffinée et accepter de la trouver si bizarre, sans se sentir perdu pour autant.
« Gardien Aurean ? »
Il sursauta légèrement et tourna les yeux vers celle qui venait de l’appeler : une Irisée aux courbes généreuses et au visage bienveillant, dont la longue chevelure chatoyait de vert et de bleu avec des touches orangées, comme le plumage d’un paon, et dont la peau couleur de pêche se moirait de rosé. Sa robe d’azur pâle, un peu translucide, ressemblait à du cristal fluide. Ses larges ailes présentaient un étrange aspect feutré, comme si elles se couvraient d’un duvet de lumière. L’inconnue posait sur lui des prunelles d’or pur, pas tellement différent des siennes.
« Je suis ravie que vous ayez pensé à venir me visiter, dit-elle avec un sourire. Voulez-vous entrer ? »
Pris de court par l’apparition comme par l’invitation, il acquiesça.
« Bien sûr… merci beaucoup ! »
Il s’avança vers elle, admirant ce jardin flamboyant. La femme s’approcha du dôme et passa la main sur sa surface ; aussitôt, une porte s’ouvrit dans la paroi multicolore. Aurean la regarda avec surprise :
« Comme vous passez l’essentiel de votre temps sur la surface d’Erastria, expliqua la femme, j’ai songé que cette issue serait bien plus confortable pour vous… »
Charmé, il s’avança et pénétra sous cette coupole : il n’y trouva aucune chambre annulaire. L’unique pièce circulaire s’ornait d’autres fleurs de lumière, de toutes les couleurs, enracinées dans des orbes qui pulsaient doucement, leur apportant vie et énergie. Les fils étincelants qui servaient de lits aux Lucidiens n’avaient pas été dissipés après chaque phase de sommeil : ils formaient à divers emplacements des sièges et des couches. Enfin, quelque chose vibra dans le cœur d’Aurean. Il connaissait cet endroit. Bien mieux que sa propre demeure !
Plus encore, il s’y sentait bien, comme si elle évoquait pour lui des souvenirs heureux… ou du moins, rassurants. Il se tourna vers l’Irisée, tentée de demander son nom, mais il y renonça de crainte de trahir son secret. Les gardiens, et tous les Lucidiens en général, n’étaient pas censés avoir des trous de mémoire ! Et pourtant…
Elle s’aperçut de son hésitation :
« Quelque chose ne va pas, Gardien Aurean ? Peut-être souhaitez-vous vous reposer ? On m’a dit que votre séjour sur Erastria s’était révélé particulièrement éprouvant. Quand j’ai entendu que vous aviez été convié au Conseil royal, j’ai pensé que tout devait aller un peu trop vite pour vous ! Après tout, cela fait plus de deux ans que vous n’êtes pas rentré à Lucid. Même si vous avez été inconscient une grande partie de ce temps, votre corps a sans doute du mal à se réhabituer aux conditions de Lucid. Ces mondes sont si différents ! »
Il se demanda si cette femme, contrairement aux autres Irisés, avait déjà eu l’occasion de se rendre dans le royaume du Papillon de Nuit. La justesse de ses remarques le surprenait.
« Êtes-vous sûr que vous allez bien ? s’inquiéta-t-elle.
— À vrai dire, murmura-t-il avec un sourire un peu triste, vous n’avez pas tout à fait tort… Par moments, je ne sais plus si je suis un Lucidien ou un Erastrien. Je ne comprends plus vraiment où est ma vie… »
Le visage de la femme exprima une vive inquiétude – ou plutôt, une stupéfaction mêlée d’appréhension. Mais rapidement, elle reprit sa neutralité souriante et Aurean se demanda s’il n’avait pas rêvé. Malgré tout, il se sentait toujours porté à faire confiance à son hôtesse. Avec une lassitude plus morale que physique, il s'installa dans l’un des berceaux de fils irisés, laissant son regard errer sur les gerbes de fleurs qui s’agitaient doucement dans l’air transparent du dôme.
Pour l’instant, seule Estrella était au courant de son amnésie. À Erastria, sa condition posait peu de problèmes : il se souvenait de son temps passé auprès de Bastian et même du professeur de l’École Jaune de la Transmutation. La Mémoire de la Lumière lui fournissait assez d’informations pour qu’il puisse donner le change dans la plupart des cas… Mais à Lucid, la situation prenait une tournure d’autant plus épineuse qu’il se trouvait dans son monde d’origine, dont il était censé tout connaître. Surtout quand on lui demandait de juger de graves questions et de trancher des décisions qui pouvaient affecter tout le royaume, sans même pouvoir s’appuyer sur un contexte qui lui échappait pour l’essentiel.
Il avait bien tenté, à son arrivée à Lucid, d’explorer la Mémoire de la Lumière, cet immense orbe où chacun déposait ses souvenirs et qui était accessible à tous les habitants du royaume de Lumière, mais il s’était manifestement montré secret, ce qu’il regrettait amèrement. Après les épreuves qu’il avait vécues sur Erastria, il s’était promis de confier le plus d’informations possible à la mémoire commune, mais certains éléments restaient trop mystérieux pour qu’il puisse les offrir à la connaissance de tous.
Quand ces pensées le rattrapaient, il se sentait si isolé… au point de risquer le tout pour le tout :
« Pardonnez-moi, murmura-t-il. Cela va sans doute vous sembler étrange… mais le temps que j’ai passé en captivité a altéré ma mémoire. Je sais que je vous connais, mais je n’ai plus de souvenirs précis de vous ! »
La femme le fixa d’un regard triste :
« Bien sûr… J’aurais dû m’en douter. Vous avez l’air tellement perdu ! »
Aurean esquissa une petite grimace :
« Plus qu’un peu, à vrai dire ! Mais… puis-je vous demander de garder ce détail pour vous ? Je ne voudrais pas affoler mes sœurs ni mes frères… ni même la Reine, si elle venait à l’apprendre !
— Bien entendu, Gardien, je vous le promets.
— Merci beaucoup, répondit Aurean avec soulagement, en espérant qu’elle tiendrait sa promesse. Pour commencer, pouvez-vous me rappeler votre nom ?
— Bien sûr ! Je me nomme Raya. »
À présent qu’elle l’avait révélé, son nom lui paraissait vaguement familier.
« Est-ce qu’en temps normal… je viens souvent chez vous ? Sommes-nous… amis ? »
Elle hésita un instant, avant de répondre :
« Je pense qu’on peut le dire, dans la mesure où un Lucidien ordinaire peut être ami avec un Gardien, bien entendu. Nous sommes si semblables… et pourtant si différents. »
Aurean songea aux mages de Reyliss : le fossé entre les membres des Hautes Lignées et les Compagnons, les rares mages nés dans des familles roturières, semblait immense… Et pourtant, cela n’empêchait pas ses amis de l’académie de côtoyer Segara – et même, à présent, une Ombre en la personne de Kina ! Sans compter un Gardien de Lucid. Tout aurait pu être si simple si les gens étaient jugés sur leurs personnalités, et non leur origine. Certes, il pouvait comprendre ce qui avait mené, dans son monde autant que sur Erastria, à diviser ainsi la société, mais cela ne voulait pas dire que la situation ne pouvait pas changer. Il se remémora les revendications que les représentants des Irisés avaient déposées au Conseil. Il restait hésitant sur la conduite à tenir vis-à-vis de cette demande… Le mieux serait sans doute d’en parler seul à seule avec Lucida, une fois qu’il aurait repris un peu d’assurance et réfléchi sérieusement à la question. Il espérait juste qu’elle lui en laisserait le temps.
« Je comprends, murmura-t-il. Mais comment avons-nous été conduits… à nous fréquenter de cette manière ?
— Vous avez toujours apprécié mon jardin. Le regarder vous apportait du réconfort. Au fil du temps, nous avons commencé à parler de plus en plus souvent. Puis je vous ai fait entrer ici et vous êtes venu y trouver du repos et de la paix. »
Cette histoire si simple et crédible le rassura. Il lui adressa un large sourire :
« Et c’est toujours le cas ! Mais dites-moi… Êtes-vous déjà allée sur Erastria ? »
Raya opina, promenant les yeux sur la pièce unique de son logis :
« Un fois, il y a bien longtemps… avant que les portes ne soient fermées. À cette époque, nous avions la possibilité de parcourir les terres du Papillon du Crépuscule, pour peu que nous ayons… une attache spéciale. Cela n’avait strictement rien à voir avec votre attache humain, c’était bien plus contraignant. Mais elle me permettait de passer un peu de temps auprès d’une humaine qui était devenue mon amie. Puis il y a eu le Grand Désastre, les portes ont été closes, et je suis rentrée ici pour toujours. »
Le Grand Désastre…
Il y avait dans la Mémoire de la Lumière une zone d’ombre, une béance autour de la période entourant la disparition du roi félon Morregan et de sa sœur Valeria, la plus puissante mage des Sept Couleurs qu’Erastria avait portée. Le Grand Désastre représentait-il l’avènement du souverain et sa tentative d'asservir les Gardiens, par l’intermédiaire de sa sœur, pour servir ses noirs dessins ? La façon dont il semblait s’être effacé de l’histoire ? Ou autre chose encore ? C’était ce que laissaient entendre les textes qu’il avait lus dans la bibliothèque des d’Outremont. Avant cet événement, Lucida ne portait pas le gantelet qui cachait à présent sa main gauche. Nul ne savait ce qu’il recouvrait, blessure, cicatrice, mutilation, ou marque étrange… Il ne pouvait croire que ce n’était pas lié d’une façon ou d’une autre.
Il était un peu trop tôt pour pousser sa chance, mais il tenterait d’en parler avec Raya. Pour le moment, il devait reconquérir sa confiance.
« Je vois. Vous avez été inspirée par les logis des hommes quand vous avez créé tout cela, n’est-ce pas ?
— Plus ou moins… »
Elle se déplaça dans la pièce, de cette démarche flottante si caractéristique des êtres de Lucid.
« Disons que j’ai un peu adapté les coutumes de Lucid à mes souvenirs. »
D’une main légère, elle arrangea les gerbes, modifiant l’intensité de la lumière et des couleurs de certaines effloraisons ; ses gestes machinaux montraient que son esprit était occupé ailleurs. Aurean ferma les yeux, se laissant aller un instant à goûter le repos auquel il aspirait tant. Il perdit le fil de la réalité, sombrant dans un demi-rêve où il se voyait allongé dans ce même endroit, affaibli et apeuré.
« Tout ira bien… lui soufflait une voix, celle de Raya. Tu t’y feras, même si c’est difficile. Ce monde est une part de toi… »
Il se releva subitement et regarda autour de lui ; son hôtesse se trouvait toujours à l’autre bout de la pièce ; elle le fixa d’un œil surpris :
« Tout va bien, Gardien ? »
Face à son expression interloquée, il ne sut que dire ; il repensa soudain à l’étrange portrait qui figurait dans sa propre demeure.
« Dites-moi, Raya… Êtes-vous déjà venue chez moi ? »
Une étrange gêne marqua les traits doux de l’Irisée :
« Je ne le pense pas, Gardien. Les demeures des vôtres sont vos sanctuaires. Il ne serait pas correct que j’y pénètre…
— Même si tel est mon désir ? »
En voyant son expression incertaine, Aurean soupira :
« Si cela vous gêne, je ne veux surtout pas vous y forcer.
— Je vous en remercie, Gardien, répondit-elle avec un évident soulagement. Ne vous sentez pas embarrassé si vous ne pouvez me rendre la pareille… Reposez-vous autant que possible, pour pouvoir retourner à Erastria en pleine possession de vos moyens… »
Elle détacha d’un des bouquets une grande fleur qui ressemblait à un lys à double corolle, dont les pétales dansaient légèrement, répondant autour d’eux des fines nuées d’étincelles.
« Votre mission sur les terres du Papillon du Crépuscule est loin d’être terminée. Alors prenez des forces, si vous voulez pouvoir aider vos amis et le monde qu’ils habitent… »
Elle lui tendait la fleur, qu’il saisit avec perplexité. Il plongea son regard dans les profondeurs dorées de ce végétal qui n’en était pas tout à fait un et qui semblait fredonner un air apaisant.
Aurean sentit ses interrogations et ses inquiétudes se dissiper progressivement. Après tout, Raya avait raison… Il devait cesser de s’épuiser dans ces questionnements sans fin – il y avait bien d’autres choses à faire. Ses amis à aider et à protéger. Le monde tel qu’il le connaissait à sauver. Tant de gens comptaient sur lui… Il ne devait pas les décevoir…
Ses paupières s’alourdirent ; il plongea dans le néant lumineux qu’elles dissimulaient. Les fils soyeux l’accueillirent de nouveau, tandis que ses ailes se drapaient autour de son corps comme un cocon rassurant. Avant de perdre toute conscience de ce qui l’entourait, il sentit une main douce passer dans sa chevelure.
« Pauvre enfant, murmura une voix au-dessus de lui. Si seulement nous pouvions lui dire toute la vérité… mais nous n’avons hélas pas le choix… »
Ce n’était pas la voix de Raya ; elle ressemblait étrangement à celle de… Lucida ?
Cette pensée s’évanouit dans les profondeurs d’un sommeil sans rêves.
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