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tome 2, Chapitre 1 « Lucid - Première partie (V2) » tome 2, Chapitre 1

Comment décrire un univers qui n'était constitué que de lumière ? À Erastria, tout se définissait par une part d'ombre et de clarté, même si l'équilibre changeait au fil des jours et des nuits. Mais le royaume de Lucid était fondamentalement différent. Un humain, transporté en ces lieux, s'y serait brûlé les yeux.

Ce qui rendait visible les objets, les êtres, les plantes et même les animaux – ou ce qui servait d'équivalent en ce monde – reposait sur un autre principe : de subtiles variations entre les énergies et les couleurs, probablement. Aurean n'aurait pu clairement l'expliquer. Il se savait issu de ce royaume, il en connaissait chaque reflet et chaque aspect à travers la Mémoire de la Lumière... mais il ne se souvenait plus y avoir vécu.

Le Gardien d'Or s'était assis au bord d'un lac – ou du moins, ce qu'on aurait nommé ainsi à Erastria : cette vaste nappe de luminescence fluide l'évoquait assez bien. Il observait songeusement les hautes flammèches de la Forêt Fulgurante, entre lesquelles voletaient des papillons multicolores. Leurs ailes étincelantes lui rappelèrent la forme qu'avait prise l'âme de son frère adoptif, Bastian, pour communiquer avec Estrella. Le Gardien sourit tristement ; il savait à présent quel destin avait connu son Attache, mais il ne se sentait pas pleinement apaisé ; il se reprocherait toujours son impuissance face aux agents de l'Ombre. Malgré tout, il avait réussi à protéger sa nouvelle Attache d'un sort identique et en tirait un réconfort certain.

Une petite créature bondit à côté de lui, frôlant son genou. Aurean baissa les yeux et sourit en découvrant une flammette. Assez semblable à un lapin, elle arborait sur le dessus de sa tête quatre longues « oreilles » qui palpitaient dans les courants ondoyants de l'atmosphère. Il caressa son dos qui crépita doucement sous ses doigts. Peu farouche, la flammette se laissa faire béatement, avant de repartir vaquer à ses occupations.

Le Gardien d'Or passa la main dans les filaments de feu vert qui tapissaient la « berge » comme des herbes folles. Pourrait-il un jour se sentir moins étranger en ces lieux ? Il faudrait déjà qu'il ose avouer l'amnésie qui l'affectait, ce qu'il n'avait toujours pas trouvé le courage de faire.

Il restait tant de tâches à accomplir, tant de dommages à réparer ! Certes, Lizbet d'Arral et son père avaient été découverts et chassés. Kina, l'Ombre qu'ils tenaient captive, avait été libérée et liée à leur amie, la compagnonne Segara. Mais le monde dont ils étaient tous issus demeurait un mystère. Une future Erastria où l'Ombre avait triomphé ? Ou un tout autre plan d'existence ? Si, effectivement, cet univers constituait leur avenir, il fallait trouver un moyen de le modifier avant qu'un tel désastre puisse survenir.

Il serra les poings de frustration en songeant à l'étrange Alde Soveregne, ce mage légendaire qui, vraisemblablement, contrôlait les Sept Couleurs de la Magie et en savait plus que quiconque sur ce qui se tramait entre les trois mondes d'Erastia, de Lucid et de Penumbra. Il repensa à l'homme aux longs cheveux de neige qu'ils avaient croisé, Estrella et lui-même, alors qu'ils se promenaient au parc de Valadium. Il avait salué Aurean comme s'il avait été un prince ou un roi... Peut-être avait-il voulu exprimer son respect pour son statut de Gardien, mais il n'y croyait pas vraiment. Quelque chose lui soufflait qu'il aurait dû comprendre le message...

Quant à Estralla, Soveregne l'avait abordée comme s'il avait été un membre de sa famille. Sans doute se considérait-il comme tel, après avoir été le tuteur de son père, Francis d'Outremont. Mais il savait que la jeune fille commençait à nourrir quelques suspicions sur leur relation. Tous les secrets qui planaient sur l'histoire de sa lignée devaient bien relever d'une raison profonde... Sinon, pourquoi faire autant de mystères ?

Mais ce n'était pas ce qui le perturbait le plus. Il ne pouvait s'empêcher de songer à son meilleur ami, Eymeri. Lors de leur dernier combat, le Prétorien l'avait frappé de ses sombres maléfices, éteignant en lui la lumière innée qui faisait de lui un mage de Reyliss. Il était devenu l'équivalent d'un Incolore, d'une façon plus cruelle encore que ce qu'avait subi Estrella. Les pouvoirs de la jeune fille avaient été scellés, mais ils étaient restés intacts et elle les avait retrouvés dans toute leur intégrité. Tandis que pour Eymeri, les choses ne se présentaient pas aussi bien... Heureusement pour lui, les précepteurs de l'Académie ne l'avaient pas renvoyé. Le garçon continuerait à suivre les enseignements théoriques, mais il ne participait plus aux travaux pratiques.

Aurean ne savait ce qui l'affectait le plus : regarder son ami braver sa condition avec autant de courage, ou voir Estrella en proie à un sentiment de culpabilité qu'elle parvenait de moins en moins à cacher. Au départ, ils avaient pensé que les précepteurs de l'Académie trouveraient rapidement une solution pour le guérir, grâce à leurs connaissances et leur expérience... Mais les mois passaient, et rien ne changeait.

Sa main se crispa sur les brins d'herbe lumineuse ; ils éclatèrent entre ses doigts en une myriade d'étincelles colorées, dans diverses nuances de vert. À la vérité, Aurean se sentait aussi coupable que son Attache. Il s'était montré trop faible, en tardant à reconquérir son potentiel après ce long emprisonnement. Certes, Estrella avait commencé par rejeter leur lien, dont elle refusait les contraintes alors qu'elle venait tout juste de recouvrer sa place parmi ses pairs. Mais il n'avait rien fait pour l'aider à mieux l'accepter, tant il était resté focalisé sur son propre drame. Il avait même failli perdre la vie du fait de son inconscience. Il avait pu sauver Estrella ; à partir de ce moment, leur relation avait commencé à s'améliorer, mais les choses n'auraient jamais dû en arriver là.

Il soupira, levant les yeux vers le ciel inondé de couleurs irisées. Que venait-il faire dans ce royaume étrange, quand ses amis avaient besoin de sa présence ? Il connaissait parfaitement la réponse, mais cela ne l'empêchait pas de se sentir éloigné de tout ce qui était vraiment important.

« Aurean ? »

Il se tourna pour tomber face à face avec Indis, le Gardien Indigo. Son physique élancé, sa longue chevelure lisse et son expression sérieuse lui rappelaient Segara, son amie compagnonne. Il n'était vêtu que d'une simple tunique blanche. Ses traits élégants demeuraient parfaitement neutres, comme si rien ne pouvait atteindre sa sérénité. Aurean l'enviait un peu.

« Nous t'avons cherché, mon frère... Que fais-tu seul ici ? »

Le Gardien d'Or esquissa une ombre de sourire.

« Je réfléchissais... C'est difficile de reprendre pied après... »

Il ne put poursuivre sa phrase ; ses mots s'étaient bloqués dans sa gorge. Les deux ans d'emprisonnement ne lui avaient laissé aucun souvenir, mais les instants qui avaient précédé sa plongée dans l'inconscience, comme ceux qui avaient suivi son réveil lui donnaient encore des cauchemars. Il serra les dents. Il s'était promis d'être fort. Pour Bastian. Pour Estrella. Pour Eymeri.

« On m'a dit que tu ne t'étais même pas rendu à ton ancien logis. Que tu avais passé tout ton temps ici... »

Aurean n'aurait su dire si Indis se voulait réprobateur, ou s'il ne faisait que constater les faits.

« Indis, je... je me suis habituée à Erasstria. Ici, tout me semble... si grand, si vide. Le monde humain est imparfait, mais j'ai appris à aimer cette imperfection ! »

Le Gardien Indigo le considéra gravement.

« C'est sans doute compréhensible, après tout ce temps... Mais nous ne pouvons plus attendre. Nous devons y aller. »

Avec un soupir, il se hissa sur ses pieds, secoua légèrement ses vastes ailes un peu engourdies et emboîta le pas à Indis. Sur le chemin, une silhouette familière les attendait. Celle d'une Gardienne aux cheveux courts et à la douce physionomie, qui irradiait une clarté émeraude. Elle adressa un sourire chaleureux à Aurean, qui le lui rendit volontiers.

La Gardienne Verte avait contribué, avec Estrella, à lui sauver la vie quand il avait été blessé par le Prétorien. Il appréciait sa personnalité réservée et calme, timide même, qui dissimulait, de son point de vue, une force véritable.

Les trois Gardiens retrouvèrent en route leurs quatre autres compagnons. Rufus, le Gardien Rouge et Azura, la Gardienne Bleue, passaient comme Aurean l'essentiel de leur temps sur Erastria, auprès de leur Attache. Il en allait de même pour Brand, le Gardien Orange aux larges épaules et au visage placide, mais il résidait loin du royaume d'Erastria, à Sabirath.

Lilias, la Gardienne Violette, se dressait un peu à l'écart. La tête légèrement baissée, elle laissait ses yeux d'améthyste errer sur ses frères et sœurs, attentifs et observateurs. Son abondante chevelure s'entrelaçait en un amas de tresses si complexe qu'il était impossible de discerner le début ou la fin des arabesques qu'elles formaient. Contrairement aux autres gardiens qui arboraient des vêtements très sobres sous leur forme lucidienne, elle s'enveloppait de voiles diaphanes qui flottaient doucement autour d'elle.

À la différence d'Indis, elle n'avait pas refusé tout contact avec Erastria depuis la fermeture des portes. Elle avait séjourné parfois sur Erastria auprès d'Attaches de diverses parties du monde humain. Mais depuis un certain temps, elle se tenait à 'écart et elle se contentait d'observer. Aurean savait qu'elle pouvait percevoir des réalités plus ténues, plus diffuses... Après tout, sa Couleur correspondant à la magie des Rêves !

Aurean lui adressa un salut un peu nerveux, auquel elle répondit par un sourire énigmatique.

« Nous sommes venus te soutenir ! déclara Rufus en posant une main vigoureuse sur l'épaule de son « frère ». Après tout, c'est la première fois que tu t'y colles depuis des années !

— Nous te souhaitons bonne chance ! Je suis certaine que la reine est ravie de t'avoir de nouveau à ses côtés ! renchérit Azura. Après tout, elle a eu vent de tes exploits sur Erastria !

— Je n'étais pas seul ! protesta Aurean. Vous étiez tous les deux avec moi et vous avez lutté aussi dur ! Et sans Virdis pour me sauver, je serais mort avant de pouvoir affronter le Prétorien !

— Tu es trop dur avec toi-même », murmura Virdis.

Brand éclata d'un grand rire :

« Tu ne changeras jamais, Aurean ! Toujours aussi modeste ! »

Le Gardien d'Or soupira faiblement ; il supportait difficilement toute cette attention ; il la méritait d'autant moins qu'il leur mentait à tous depuis bien trop longtemps, en leur dissimulant son amnésie. En gardant le silence, il n'avait fait que rendre sa situation encore plus compliquée. Il se voyait mal revenir en arrière et tout leur avouer au moment où ils comptaient tous sur lui.

Une étinmèche d'un blanc étincelant apparut parmi eux. Ces petites flammes présentes dans tout Lucid servaient de messagères à tous les habitants, mais seule la reine en employait de cette teinte immaculée.

« Gardien Indis, Gardienne Lilias, Gardien Aurean, pépia la petite voix, la reine vous attend dans la salle du Conseil. Si vous voulez bien la rejoindre dès à présent... »

Aurean sentit son cœur s'affoler ; il ne comprenait toujours pas pourquoi Lucida tenait autant à ce qu'il représente de nouveau les siens au Conseil de Lucid. Il avait confiance dans le bon sens d'Indis et l'esprit perceptif de Lilias. Et si elle voulait l'avis d'un Gardien résident à Erastria, Rufus, Brand ou Azura pouvaient tout aussi bien remplir cette fonction ! Même si dans son monde d'origine, Aurean ne possédait plus cette apparence enfantine qui bien souvent le desservait, il ne se sentait pas plus mûr que le garçon de quinze ans – seize ans maintenant ! – qu'il semblait être à Erastria.

Mais ce n'était plus le moment d'hésiter. Avec un soupir, le Gardien d'Or emboîta le pas à ses compagnons.

* * *

Le palais de la reine de Lucid ressemblait à une gigantesque corolle florale, dont les pétales de lumière se recourbaient gracieusement à leur sommet ; situé sur une butte qui dominait la vaste plaine, il irradiait une énergie si douce et si pure qu'y porter les yeux suffisait à apaiser l'âme de ceux qui le contemplaient.

Arrivée devant la paroi qui vibrait légèrement, les trois représentants placèrent leurs deux mains à plat sur la surface soyeuse ; aussitôt, elle s'incurva pour leur livrer passage.

La pièce où ils pénétrèrent se présentait comme un couloir circulaire ; une seconde corolle délimitait l'espace central où se trouvait la salle du conseil. Un doux tapis de filaments blancs formait une couche moelleuse sur le sol ; des myriades d'étinmèches flottaient autour d'eux, comme des bancs de poissons curieux. Aurean leva la main vers l'une d'elle, qui effleura ses doigts avant de se retirer. Il sourit malgré lui.

Il se retourna vers ses deux camarades et s'aperçut brusquement qu'ils n'étaient pas seuls dans la pièce... Trois autres Lucidiens se tenaient à l'écart, le visage grave. Des Irisés...

Si les Gardiens constituaient à Lucid l'équivalent des Héritiers de Reyliss, par leurs dons particulièrement puissants et leur position privilégiée auprès de la reine Lucida, les Irisés représentaient le peuple du royaume de Lumière.

Même s'ils possédaient, tout comme les Gardiens, l'apparence de beaux jeunes gens dotés de vastes ailes, ils différaient d'eux par la myriade de couleurs qui jouaient, éternellement changeantes, sur l'ensemble leur corps. Aurean se demanda s'il était censé connaître les deux Lucidiennes et le Lucidien qui lui faisaient face. S'il avait toujours été membre du conseil, c'était vraisemblable. Il s'avança vers eux, mais s'arrêta net en remarquant leur visage fermé et leur allure hostile.

Après un instant d'hésitation, il s'obligea à leur sourire aimablement, tout en leur adressant le salut formel de son peuple ; écartant légèrement ses vastes ailes, il s'inclina gracieusement, comme le voulait l'usage. Les trois Irisés se contentèrent de le toiser en silence.

« Nous sommes-nous déjà croisés ? » demanda-t-il d'une petite voix, espérant que ce manque de mémoire ne choquerait personne.

L'une des Irisées lui lança un regard réprobateur – voire méprisant.

« Cela fait des siècles que nous siégeons ensemble au conseil, Gardien d'Or. Je suppose que cet oubli est à mettre sur le temps que vous passez sur Esrastria, loin de notre monde. Je suis Scintilla, et voici Flamen et Opale. »

Si Flamen s'inclina assez poliment, Aurean fut choqué par l'immobilité d'Opale... et plus encore, par le regard haineux qu'elle lui lança. Il se tourna vers Indis et Lilias, sollicitant silencieusement un appui ou une explication, mais ils demeurèrent muets, visiblement aussi surpris que lui-même. Il lui faudrait explorer la mémoire de la Lumière, afin de comprendre quelles tensions pouvaient bien exister entre les Irisés et lui, ou plus précisément entre Opale et lui...

Il devrait choisir un moment plus approprié. Le mur qui donnait sur le cœur du palais se mit à onduler, puis une ouverture apparut, leur cédant le passage vers la salle du Conseil.

Il n'était plus temps de se poser des questions.


Texte publié par Beatrix, 3 avril 2018 à 16h02
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