Après son salut majestueux, Madame de Vries rappela longuement le règlement de l'Académie. Estrella supposa que ce n'était pas inutile dans un établissement qui éduquait de jeunes mages capables de lancer des attaques douloureuses, de manipuler l'esprit des autres ou de vaporiser le sol sous leurs pieds. Dame Ledelian le lui avait déjà fait réviser en long et en large : selon elle, on pardonnait plus facilement d’éventuelles entorses à une enfant de treize ans qu'à une jeune fille de seize, même si c’était une nouvelle venue.
Le premier cours rassemblait les élèves des différentes Écoles dans un majestueux amphithéâtre, couvert d'une immense coupole cristalline, au cœur du cercle formé par les huit tours de l'Académie. Afin de faciliter la coopération entre les mages de spécialités différentes, les élèves se voyaient assigner des places fixées d'avance, afin que deux étudiants de même Couleur ne puissent être voisins. Estrella avait été obligée de se séparer d'Aurean ; elle avait senti son cœur plonger quand elle l'avait vu s'éloigner vers sa place désignée, trois rangs plus bas que le sien, sous le regard impitoyable des autres étudiants.
Plus intimidée qu'elle n'osait l'avouer, elle gardait la tête penchée sur son livret de note, sa plume en main ; elle ne relevait les yeux que pour jeter des regards discrets vers ses voisins. Elle tentait de calquer son attitude sur la leur, de crainte de sembler trop décalée par rapport aux autres élèves. A sa droite, était assise une mage de l'école Rouge, bien moins amicale qu'Eymeri de Vaste : elle se contentait de toiser Estrella avec hauteur, comme si sa présence l'indisposait.
« Ne fais pas attention à elle, fit le garçon à sa gauche, Ullania croit sans doute que tu es une Compagnonne et que cela l'autorise à te regarder de travers. »
Estrella haussa un sourcil intrigué :
« Une Compagnonne ? »
Les yeux du garçon s’écarquillèrent, comme si son ignorance était inconcevable ; elle s'attendait à une remarque cinglante, mais il se contenta d'un sourire amusé, avant d'expliquer obligeamment :
« Les Compagnons sont des mages nés de parents roturiers. Cela arrive très rarement, mais quand leur maîtrise d'une des Couleurs de Magie est avérée, ils sont autorisés à rejoindre l'Académie. Comme elle ne t'a jamais vue auparavant, elle doit supposer que tu n'es pas issue des Hautes Lignées... »
— Et ce serait un problème si c'était le cas ? répliqua froidement Estrella.
— Ça ne me dérange pas ! répondit hâtivement le garçon. Je trouve les Compagnons très méritants de persévérer alors qu'ils sont souvent méprisés par les autres. Mais je ne crois pas que tu en fasses partie. Ce que je pense plutôt... »
Il la contempla d'un air pensif, avant de conclure :
« … c'est que tes parents se trouvaient en mission dans un des autres royaumes d'Erastria et que tu as étudié dans une académie étrangère. Est-ce que je me trompe ? »
Estrella aurait bien aimé qu'il en soit ainsi, mais elle ne pouvait falsifier à ce point la réalité : Francis d'Outremont et sa famille étaient assez connus pour qu'une supercherie aussi évidente ne puisse tenir bien longtemps.
« Pas exactement, fit-elle avec hésitation. J'ai eu des... des problèmes de santé qui m'ont empêchée de fréquenter l'Académie avant cette année. Mais je suis guérie à présent, alors je dois rattraper le temps perdu. »
Il la contempla d'un air songeur, avant de demander :
« Tu ne serais pas Estrella d'Outremont, par hasard ? »
Elle frémit en constatant que son histoire était assez connue pour qu'elle soit obligée de renoncer à toute discrétion.
« C'est moi, en effet... avoua-t-elle à contrecœur.
— Le bruit courait que tu étais en fait incolore et que tes parents te cachaient à cause de cela. Je suis bien content de savoir que ce n'est pas vrai ! »
A ces paroles, la jeune fille sentit la colère la gagner : que savait-il de la condition d'incolore ? De la honte subie ? De la solitude ? Elle serra les poings et se retourna violemment, à la fois triste et déçue.
Le garçon dut s'apercevoir de sa bévue :
« Je... je suis désolé, balbutia-t-il. Je ne voulais surtout pas te faire de la peine. C'est vrai que ce que j'ai dit était plutôt stupide, non ? »
Elle le dévisagea attentivement : il semblait sincèrement regretter ses paroles. Ses yeux verts en amande quémandaient son pardon. Il possédait des traits fins et élégants qui pouvaient presque rivaliser avec ceux d'Aurean, et sa chevelure châtain légèrement bouclée adoucissait son regard perçant. Son uniforme le désignait comme l'un des rares mages de l’École Verte de la Vie. Elle se sentit rougir violemment :
« C'était totalement stupide, déclara-t-elle avec hauteur, pour masquer son trouble.
— Je veux bien le croire... »
Il secoua la tête d'un air confus, avant d'ajouter :
« Je suis Yllias de Clare. Est-ce que ça te dirait que nous déjeunions ensemble au réfectoire ce midi, je veux dire... »
Il hésita, craignant sans doute de dire encore une sottise, avant d'ajouter :
« Tu ne connais sans doute pas beaucoup de monde, et je suis sûre que mes amis seront heureux de te rencontrer. »
Estrella se demanda si elle devait accepter : elle n'était pas censée se séparer d'Auréan. D'un autre côté, peut-être valait-il mieux qu'elle laisse le Gardien et son ami Eymeri rattraper le temps perdu. Même s'ils ne se trouvaient pas à la même table, ils seraient dans la même pièce.
Elle adressa un léger sourire à Yllias :
« Ce sera volontiers... Mais il faudra que tu me montres où il se trouve. »
Un carillon retentit, annonçant le début des enseignements ; le brouhaha de l'amphithéâtre mourut, tandis que le professeur de l’École Violette s'avançait pour débuter son cours magistral.
Estrella laissa retomber sa plume et frotta ses doigts engourdis. Yllias éclata de rire :
« Je n'arrive pas à croire que tu aies pris en notes tout son cours ! »
La jeune fille tourna vers lui un regard surpris :
« Mais tu ne l'as pas trouvé intéressant ? Maître Lyhon a parfaitement clarifié la façon dont la Lumière interagissait avec la matière !
— Eh bien, pour tout t'avouer, cela fait la quatrième année que nous devons subir le même discours ou presque. On voit que c'était la première fois pour fois ! »
Devant la confusion d'Estrella, son nouvel ami sourit :
« Je suis désolée. Tu es sans doute une élève très studieuse, et je dois dire que je t'admire pour cela. Viens, il ne faudrait pas louper les bonnes places... »
Elle fut horrifiée de voir les les étudiants se précipiter vers la sortie comme si leur vie en dépendait. Elle réalisa alors qu'elle mourrait de faim : elle était si nerveuse le matin en se levant qu'elle n'avait pu avaler une bouchée. Elle sentit Yllias lui prendre la main pour la tirer à sa suite le long des marches qui desservaient les gradins. La jeune fille sentit ses joues s'empourprer. Ce n'était pourtant qu'un geste innocent : le garçon ne voulait pas qu'ils se retrouvent séparés dans la foule...
… rien de plus.
Soudain, elle entendit quelqu'un le héler :
« Hey, Yllias ! »
Les deux jeunes gens se tournèrent vers celui qui venait de les interpeller : non sans surprise, Estrella reconnut Eymeri ; et comme de bien-entendu, Aurean, à ses côtés, regardait le duo avec curiosité. Elle faillit lui dire que ce n'était pas ce qu'il croyait, mais se mordit la langue de justesse : depuis quand se sentait-elle obligée de se justifier face à lui ? Il n'était pas son frère, après tout. A la rigueur, son ami. En quelque sorte.
« Tu connais Estrella ? demanda le mage de l’École Rouge avec curiosité.
— Disons que nous avons fait connaissance », répondit évasivement son compagnon.
Il reporta son attention sur le garçon vêtu de jaune :
« Mais tu es bien... Aurean de Trente ? »
L'intéressé esquissa une petite grimace :
« Je crois qu'Aurean suffira. »
Yllias s’apprêtait à poser d'autres questions, qui seraient sans doute malvenues ; pour détourner son attention du Gardien, Estrella s'exclama :
« N'as-tu pas dis qu'il valait mieux se dépêcher pour le réfectoire ?
— Si, tout à fait ! Vous vous joignez à nous ? »
Tandis qu'Eymeri acceptait avec enthousiasme, Estrella rencontra le regard reconnaissant d'Aurean. Elle aurait apprécié, pour une fois, de prendre un peu de distance avec lui ; de toute évidence, le destin avait décidé de les coller inexorablement ensemble. Elle décida de faire contre mauvais fortune bon cœur : après tout, ce n’était que son tout premier jour à l'académie.
Ils parvinrent dans une immense salle sous un plafond voûté, et meublée de longues tables où verres, assiettes, couverts et serviettes étaient déjà disposés, attendant les convives. Les quatre jeunes gens s'installèrent face et face, Eymeri et Yllias d'un côté, Aurean et Estrella de l'autre. La jeune fille ne put s'empêcher de remarquer la nervosité du Gardien. Il s’était réhabitué à avaler de la nourriture solide, mais juste des plats légers et en petite quantité – au grand dam d'Amée et Alicia d'Outremont.
Estrella réalisa qu'elle n'avait aucune idée de la façon dont les choses allaient se dérouler. Elle se retourna en entendant un bruit de roues : une domestique en gris poussait un large chariot sur lequel se trouvaient plusieurs marmites fumantes.Elle fixa avec scepticisme la mixture déversée dans son assiette. Il s'agissait de toute évidence d'un mélange assez compact de légumes, de céréales et de viande. Une épaisse tranche de pain fut déposée à côté de son assiette pleine, ainsi qu'un gros fruit rouge, qu'elle ne parvint pas à identifier mais qui avait le mérite d'avoir l'air appétissant.
Elle se fit une raison en se disant qu'elle était à l'Académie pour apprendre à se servir de sa Lumière, pas pour profiter de la gastronomie. Elle ramassa un peu du mélange avec sa fourchette et le porta à contrecœur à sa bouche : avec étonnement, elle réalisa que c'était tout à fait mangeable – certes pas de la qualité de ce qu'on lui servait quotidiennement chez elle, même à Gallantide, mais suffisamment savoureux pour qu'elle décide de terminer son assiette.
Aurean, par contre, regarda d'un air dubitatif le plat devant lui, avant de reporter son attention sur le pain et le fruit, qu'il grignota à petite bouchées en se forçant visiblement.
Yllias ricana ne le voyant faire :
« Tu es toujours aussi difficile ? On ne t'a jamais dit qu'il fallait manger pour grandir ? »
Même si elle avait cessé d'y prêter attention, Estrella réalisa que les quinze ans supposés du garçon blond étaient douloureusement apparents : que ce soit par sa taille ou par ses traits, il avait encore un air enfantin, tandis que la plupart des autres étudiants de quatrième année commençaient à prendre leur apparence d'adultes.
« Fiche-lui la paix, Yllias, rétorqua sévèrement Eymeri, prompt à défendre son ami.
— C'est à lui que je parlais, pas à toi ! rétorqua le garçon aux yeux verts. Il n'a pas besoin de t'avoir sur le dos. Tu es sa mère ou quoi ? »
Estrella se sentait terriblement mal à l'aise en voyant la dispute monter entre ses deux nouveaux amis. Soudain, un bruit la fit sursauter : Aurean venait de se lever, faisant tomber sa chaise dans la brusquerie de son geste :
« Arrêtez ! déclara-t-il d'une voix ferme. Je ne veux pas que vous vous disputiez à cause de moi. Yllias, je sais que tu ne songeais pas à mal. Il m'est impossible de faire mieux pour le moment. Eymeri, merci de me défendre, mais... je pense qu'il est préférable que je règle mes problèmes tout seul. »
Il semblait à peine conscient des regards qui pesaient sur lui, et pas seulement à leur table. La jeune fille se demanda si c'était une tentative malvenue de sa part pour se conduire en Gardien. Elle aurait cependant préféré qu'il ne se fasse pas remarquer de la sorte. Peut-être était-ce la raison pour laquelle Bastian avait fini par ne plus le supporter : être trop souvent embarrassé en public pouvait devenir insupportable...
Le garçon blond réalisa apparemment qu'il se donnait en spectacle, car il baissa la tête d'un air confus :
« Je suis désolée, murmura-t-il. Je ferais peut-être mieux de partir... »
Il se penchait pour relever sa chaise, quand une voix nouvelle s'éleva derrière le dos d'Estrella :
« Cela paraît une bonne idée, en effet ! »
La jeune fille se retourna et reconnut avec un mélange de surprise et de curiosité la fille de l’École Violette, celle qui avait lancé à Aurean un regard hostile quand ils se trouvaient encore devant le portail.
« Tu n'aurais même pas dû remettre les pieds ici, Aurean de Trente. Ou quel que soit ton nom maintenant que les Trente ne veulent plus de toi », poursuivit-elle avec une hostilité non déguisée.
La camarade qui l'accompagnait lui prit le bras et la tira légèrement en arrière :
« Lizbet... » murmura-t-elle avec réprobation.
Estrella s'aperçut avec étonnement que ses traits étaient en tout point identiques à ceux de Lizbet : même longs cheveux argentés, même grands yeux en amande, même visage en forme de cœur... mais contrairement à l'arrogante jeune fille, elle portait une expression douce et effacée. Sa jumelle se dégagea brusquement :
« Ne t'en mêle pas, Kina ! C'est entre l'avorton et moi... »
Interloquée, Estrella se tourna vers Aurean :
« Tu la connais ?
— Oui, répondit sombrement ce dernier. C'est Lizbet d'Arral. La petite amie de Bastian... »
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