Des coups retentirent à la porte de la chambre d'Estrella. Le bruit familier la tira d'un lourd sommeil.
« Mademoiselle ! Mademoiselle Estrella ! »
Elle reconnut la voix de Madame Maysie et se demanda si la mage Bleue avait relâché son emprise sur la pauvre gouvernante.
« Il faut vite vous préparer, vos parents ne vont pas tarder à arriver! »
Elle avait une terrible envie de dissimuler sa tête sous son oreiller. Elle aurait préféré repousser autant que possible l'échéance, mais elle savait que ce n'était pas possible. Même si elle souhaitait que leur train tombe en panne en pleine campagne, les bloquant pour la demi-journée, elle savait que cela ne servirait à rien de l'espérer.
Le souvenir de la conversation de la veille avec dame Ledelian tournait et retournait dans sa tête, au point de polluer ses rêves, qui se retrouvaient emplis de cryptes sombres, de lumières étranges et d'ennemis invisibles. Mais malgré ce sommeil agité, elle se sentait plus reposée que la veille.
Avec effort, elle repoussa couverture et draps brodés. Elle se leva et gagna pieds-nus la porte. Quand elle l'ouvrit, elle découvrit une gouvernante plongée dans la confusion – mais celle, très ordinaire, qu'elle manifestait habituellement :
« Tout va bien, Madame Maysie ? demanda-t-elle avec sollicitude.
— Merci de vous inquiéter, mademoiselle Estrella... mais tout va bien... »
La petite femme boulotte porta une main à son front, fronçant légèrement les sourcils :
« Je dois bien reconnaître que j'ai eu comme des absences... A propos de la présence de nos invitées, en particulier. Je ne me souvenais pas que vos parents m'avaient annoncé la visite de personnes aussi prestigieuses. »
Estrella n'avait qu'une envie, se débarrasser de cette présence envahissante, mais elle ne voulait pas froisser la susceptibilité de Madame Maysie : elle se sentait déjà bien assez coupable d'avoir laissé dame Ledelian jouer avec l'esprit de la pauvre femme, sans protester, même pour la forme. Les trois dernières années lui avaient fait prendre conscience du manque de considération des Hautes Lignées envers le peuple. Elle ne pouvait, pourtant, totalement reprocher son attitude au professeur de l'Académie : elle connaissait assez bien sa gouvernante pour savoir à quel point elle pouvait se montrer entêtée...
Il y avait bien des lois pour prévenir ce genre de manipulation, mais dame Ledelian faisait probablement partie des personnes qui disposaient d'une dispense en cas de force majeure. Estrella décida de compenser cette injustice en se montrant particulièrement docile. Elle accepta, pour une fois, que Madame Maysie l'aide à se préparer, en l'écoutant bavarder sur des sujets qui se succédaient si vite qu'elle en avait le tournis.
Elle avait depuis longtemps perdu le fil quand la gouvernante décréta soudain :
« Je suis navrée de la méprise qui nous a fait loger le jeune Aurean de Trente dans cette pièce à peine salubre. Je me suis permis de lui attribuer la chambre d'amis, celle à la tapisserie verte. »
La dite chambre verte se trouvait dans la même couloir que la sienne... Madame Maysie avait été fort bien conseillée !
Estrella baissa les yeux vers son poignet : un bracelet d'argent ciselé, offert par sa mère mais qu'elle n'appréciait pas outre mesure, dissimulait la marque lumineuse. Elle n'avait aucune envie d'entendre des questions ou des remarques sur l'étrange phénomène.
« Vous avez bien fait », mentit-elle avec un sourire forcé.
Elle laissa son imagination vagabonder, vers des périodes plus insouciantes, quand sa mère était encore une femme qu'elle admirait profondément – même si elle la trouvait parfois épuisante – , et son père un héro qu'elle idolâtrait. Francis d'Outremont travaillait pour l'administration royale, où il occupait des fonctions importantes au secrétariat à la Sécurité Intérieure : sa tâche consistait à réprimer les abus exercés par des mages des Sept Couleurs, en relation avec la Haute Chambre de la Magie.
Quand ce détail lui revint en mémoire, elle fut saisie d'appréhension : n'était-il pas du devoir de son père de réprimer le délit que représentait la présence d'Aurean sur Erastria ? Elle serra les poings, tâchant de dissimuler sa nervosité grandissante.
Les choses étaient tellement plus simples jadis... Parfois, durant les périodes les plus calmes, son père l’emmenait avec lui à son bureau, dans le grand bâtiment de pierre blanche veinée d'or qui arborait fièrement la pavillon royal de Reyliss. Jusqu'au jour où avait eu lieu cet accident...
L'accident.
Elle n'y avait plus repensé depuis des années, et pourtant...
Les quelques heures pendant lesquelles elle pouvait s’asseoir à la petite table à côté du bureau de son père étaient toujours des moments privilégiés. A vrai dire, vu de près, son travail ne semblait pas si attrayant, surtout pour une fillette de six ans : il passait beaucoup de temps à parler à d'autres personnes de choses incompréhensibles ou à lire d'épais dossiers. Il ne se servait même pas de sa magie de Combat.
Mais malgré ces désagréments, Estrella restait à ses côtés, et cela valait bien quelques instants d'ennui. Elle dessinait, découpait des guirlandes dans des papiers de couleurs ou rêvassait, s'imaginant en train de pourfendre de ses futurs dons les contrevenants aux consignes de la Haute Chambre de Magie.
Ce jour-là, elle se trouvait seule dans le bureau, entre les étagères garnies d'énormes volumes. Elle en avait profité pour grimper sur le haut fauteuil de cuir de son père et s'y asseoir, les jambes ballantes, les bras posés sur les accoudoirs en s'efforçant de prendre un air important.
Subitement, elle se sentit prise d'un long vertige, comme si elle était emportée dans un immense tourbillon. Elle tenta bien de lutter, mais elle était capturée inexorablement dans cette chute sans fin... Elle restait suffisamment consciente pour entendre les bruits autour d'elle : deux séries de pas approchaient. Comme de très loin, elle crut entendre la voix de son père... et une autre, qui lui était inconnue.
« Voici donc l'enfant ? demanda l’inconnu d'un ton curieux et attentif.
— Oui, c'est bien elle. »
Elle sentit une main ganté se poser sur son front, puis sur son cœur. Une odeur étrange se dégageait de l'homme. Pas désagréable, juste... étrangère. Comme si elle n'appartenait pas à ce monde. Quelque chose dans la simple présence de l'inconnu la fascinait et la repoussait, sans qu'elle sache dire pourquoi.
Au contact puissant de cet homme, elle sentit ses derniers liens avec la réalité se briser.
Quand elle s'éveilla, une éternité plus tard, elle se trouvait dans sa chambre, dans l'hôtel particulier de ses parents. Sa tête était atrocement douloureuse et elle sentait comme un poids sur son cœur. Ouvrant péniblement les paupières, elle aperçut sa mère à son chevet, le nez plongé dans un livre.
Elle se redressa et rencontra un regard inquiet :
« Estrella... Comment te sens-tu ? » demanda Amée en posant l'ouvrage.
Estrella s'étonna du calme inhabituel de sa mère : elle en conclut que la situation devait être sérieuse.
« J'ai mal à la tête...répondit-elle avec une petite grimace.
— C'est normal, tu as dû tomber en grimpant sur le siège de ton père et te cogner la tête... Tu es restée inconsciente tout un jour... »
Les lèvres de sa mère tremblaient légèrement. Estrella ouvrit la bouche, pour expliquer qu'elle ne se souvenait pas être tombée, et parler de l'homme étrange dont elle avait ressenti la présence... Mais quelque chose l'en empêcha. Peut-être la peur de ne plus avoir le droit d'accompagner son père à son travail... Ou une autre crainte, plus profonde...
Estrella était rarement malade, mais cette fois ci, elle mit une bonne dizaine de jours à se remettre. En plus de sa tête douloureuse, elle se sentait affaiblie, et elle avait l'étrange sentiment que ses sens s'étaient émoussés. Elle pouvait voir, entendre, toucher exactement comme auparavant, mais avec la sensation qu'une sorte de cocon l'isolait du monde, l’empêchant de le percevoir comme elle l'avait toujours fait.
Mais ce qui l'affectait le plus était de ne pas recevoir la visite de son père. Elle savait qu'il venait la voir, quand elle dormait ; elle s'était plusieurs fois éveillée et avait aperçut vaguement sa silhouette se découper dans le rectangle de la porte. Invariablement, il finissait par tourner les talons et disparaître. Peut-être était-il en colère contre elle ? Et s'il ne lui parlait plus jamais ? Ce fait la perturbait tant qu'elle avait fini par en parler à sa mère :
« Pourquoi Père ne veut-il plus me voir ? » demanda-t-elle tristement.
Les doigts d'Amée d'Outremont s'immobilisèrent sur sa broderie. Elle baissa la tête en se mordillant la lèvre :
« Ce n'est pas qu'il ne veut pas te voir, mon Ange. C'est juste qu'il se sent très coupable de ce qui t'est arrivé... Il dit qu'il n'aurait jamais dû te laisser seule dans le bureau. Je lui ai expliqué qu'il n'était pas responsable, mais quand il a une idée en tête... »
Elle lui adressa un sourire un peu forcé :
« Je vais essayer de lui parler, je te le promets. En attendant, repose toi bien. »
Lorsque son père lui rendit enfin visite en journée, elle pouvait déjà se lever et rester assise avec un livre à côté de la fenêtre. Il s'arrêta un moment sur le pas de la porte, en la regardant sous des sourcils froncés. Estrella sentit son coeur battre à tout rompre dans sa poitrine, mais elle se força à lui sourire :
« Père ? Vous voyez, je vais bien ! »
Francis d'Outremont la fixa de ses yeux gris, au regard pénétrant.
« J'en suis heureux, Estrella, murmura-t-il d'une voix tendue. Te rappelles-tu de ce qui s'est passé ? »
La petite fille secoua légèrement la tête, et frémit en sentant ce geste réveiller un reste de douleur :
« Non, Père. J'ai l'impression que ma tête tournait, et puis vous êtes arrivé avec un homme... »
Elle baissa la tête et se mordilla la lèvre, tentant de se rappeler mieux, mais elle ne retenait que des bribes confuses.
« Je suis arrivé dans le bureau avec un collègue avec qui j'avais rendez-vous, et je t'ai trouvée à terre, inconsciente. Nous avons essayé de te réveiller, en vain... »
Elle hocha la tête avec précaution, soulagée d'apprendre qu'après tout, rien de bizarre ne s'était passé cet jour-là. Sans doute avait-elle rêvé... Son père se détendit visiblement. Il lui sourit et traversa l'espace qui le séparait d'elle, pour s'agenouiller à côté de sa chaise et prendre sa main. Tout était redevenu normal.
L'étrange sensation dont elle était victime s'atténuait progressivement... ou peut-être qu'elle s'y habituait, finalement, c'était difficile à dire. Au bout de quelques semaines, elle était totalement remise et elle finit même par oublier presque totalement l'incident.
Seule la gravité du regard que son père posait parfois sur elle le lui rappelait, par moment...
Était-ce ce jour là que tout s'était passé ? Que ses dons avaient été scellé ? Son père avait-il voulu la protéger? Qui était-ce ce mage mystérieux qui l'avait accompagné ?
« Mademoiselle ? »
Estrella revint à la réalité ; elle jeta un rapide coup d’œil dans la glace, appréciant la façon dont ses mèches sombres avaient été relevées pour cascader le long de son cou. Elle portait une simple robe de fine toile gris perle, rehaussée de galons pourpres, qui épousait étroitement son torse pour s'évaser à partir des hanches. Elle n'avait pas l'air trop apprêtée, mais au même temps, cette tenue lui conférait une allure digne et la faisait paraître plus âgée et responsable.
Millie apparut dans l'embrasure de la porte et leur adressa de grands gestes :
« Ils arrivent ! » lança-t-elle d'un ton affairé, sans s'embarrasser des convenances.
Estrella bondit sur ses pieds, le cœur battant la chamade : elle serra les poings, prit une grande inspiration et marcha en direction du hall d'entrée. Millie s'effaça pour la laisser passer ; Madame Maysie la suivait à deux pas.
Les visiteurs n'étaient pas encore entrés quand elle passa la porte. Par contre, Aurean était déjà présent, ses longs cheveux blonds attachés sur sa nuque. Dame Ledelian avait réussi à lui trouver des vêtements habillés, une chemise blanche, un pantalon brun sombre et une veste d'un beige doré, avec un foulard couleur bronze soigneusement noué autour de son cou. Elle se demanda si ces vêtements n'étaient pas faits de lumière solide, tout comme lui même.
Ledelian et Azura se tenaient un peu en retrait, silencieuses, tandis que Madame Maysie, à côté de la porte, peinait à rester calme. Quand elle constata que tout était en ordre, elle s'avança sur le perron. En se penchant légèrement, Estrella aperçut une voiture à cheval, légère et gracieuse, arrêtée au bout de l'allée. Elle reconnut de loin la silhouette fine de sa mère et cette, haute et digne, de son père. Deux autres personnes les accompagnaient : il devait probablement s'agir des parents de Bastian. Rien qu'à l'idée de leur parler, elle sentit ses entrailles se nouer douloureusement – ce qui lui fit presque oublier sa nervosité à la perspective de faire face à son père.
Quand ils furent suffisamment proche, Madame Maysie s'avança pour leur parler, ressemblant à tout point à une pie un peu replète et très affairée. Estrella détailla mieux les Trente : un homme mince au visage sec et sévère, aux cheveux ondulés d'un blond très pâle, tenait par le bras une femme aux traits doux, qui avait dû être belle avant que le destin ne s'acharne sur elle. Elle sentit aussitôt une profonde compassion pour le couple. Elle lança un regard vers Aurean, qui semblait particulièrement crispé.
Quand elle reporta son regard sur ses parents, elle rencontra leur regard intense ; sa mère leva une main à ses yeux pour essuyer une larme, tout en lui offrant un sourire mal assuré. Son père semblait surtout tendu et inquiet. Si les dires de dame Ledelian étaient vrais, elle pouvait très bien concevoir pourquoi...
Néanmoins, ils n'étaient pas les plus à plaindre dans cette affaire : les Trente avaient à présent la certitude qu'ils avaient perdu leur enfant à jamais... Leurs yeux étaient secs et leur visage fermé : sans doute avaient-ils laissés libre cours à leur douleur en privé. Elle ne tentait même pas d'imaginer leur détresse. Elle remarqua que ses parents les laissaient s'avancer en premier. Sans doute aurait-elle dû venir vers eux, mais Aurean prit les devants ; il s'arrêta devant le couple, joignit les mains devant lui et baissa la tête :
« Monsieur Eveas... Madame Karila... Je suis vraiment désolé de ce qui est arrivé. J'aurais donné ma vie pour protéger Bastian, mais... j'ai échoué. »
Sa voix était chargée de douleur ; ses épaules tremblaient sous le poids de cet aveux.
Les Trente demeurèrent silencieux et immobiles, leurs traits inexpressifs. La suite se passa très vite. Eveas de Trente s'avança vers le Gardien, leva la main et le frappa au visage, si violemment que le garçon tomba au sol à côté d'Estrella.
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