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tome 1, Chapitre 4 « Incolore - Quatrième partie » tome 1, Chapitre 4

Estrella baissa la tête, plongeant les yeux dans les pupilles dorées du garçon. Dans son visage creusé, en partie caché par les longues mèches de sa chevelure, elles brûlaient d'un feu intense mais vacillant. Avec peine, il tourna la tête sur le côté, en direction de son frère adoptif. Les doigts de sa main gauche se replièrent faiblement, comme s'il cherchait à saisir le lien de lumière qui partait de son poignet.

« Ba... Bastian... ? »

Estrella secoua tristement la tête.

« Je suis désolée », murmura-t-elle.

Les traits fins se crispèrent douloureusement et un léger soupir s'échappa des lèvres pâles. La tête du garçon bascula sur le côté. Estrella resserra son étreinte sur le corps frêle, soudain terrifiée :

« Aurean... Aurean ! »

Il demeurait inerte, respirant à peine.

« Je t'en supplie, Aurean... »

S'il mourait maintenant, entre ses bras, c'était encore pire que si elle l'avait trouvé dans le même état que Bastian. Mais que pouvait-elle faire ? Demeurer avec lui en attendant son dernier souffle ? Pourquoi était-elle si impuissante ? Elle lutta pour retenir ses larmes, sans toutefois y parvenir.

« Aurean ? » supplia-t-elle une nouvelle fois, entre deux sanglots.

L'enfant blond, avec un effort considérable, rouvrit les yeux. Son visage maigre était si pâle qu'il ne semblait déjà plus appartenir à ce monde.

« Ta Lumière... souffla-t-il. Donne m'en... juste un peu... »

La « Lumière » était le nom que l'on donnait à l'énergie magique des Mages des Sept Couleurs. Elle leur permettait d'interférer avec les lois du monde, selon les spécialités de leur École. Elle secoua la tête, désolée :

« Je ne peux rien pour toi... Je suis... Incolore. »

Au delà de sa souffrance, l'étonnement s'afficha sur le visage d'Aurean :

« Incolore ? Non... »

Péniblement, il leva la main droite pour la poser sur le cœur de la jeune fille. Elle frémit légèrement à ce contact trop intime à son goût ; une rougeur subite lui monta au visage, colorant ses joues de tâches cramoisies.

De la main du jeune garçon, émanait une chaleur intense, qui semblait se déverser dans le vide profond qui résidait au fond d'elle-même. Un vide qui avait toujours existé, même si elle n'en était pas consciente jusqu'à présent. C'était comme si un millier de papillons palpitaient au plus profond de son être. Ses yeux s'écarquillèrent : elle demeura figée, incapable de bouger, de proférer une parole.

« Ta Lumière, reprit Aurean. Je... je la sens... »

Ma Lumière...

Estrella leva sa main et la plaça délicatement sur celle du garçon, toujours posée sur sa poitrine. Se pouvait-il, réellement, qu'elle ait... ne serait-ce qu'un petit soupçon de cette Lumière, de cette... Couleur dont tout le monde la pensait privée ?

Juste un peu de Lumière...

Elle ferma les yeux, tandis qu'un doux sourire éclairait son visage :

« Je ne sais pas comment faire, mais si tu peux la prendre, alors... je te la donne volontiers. Même si je n'ai pas grand chose à t'offrir.

— Non, murmura-t-il. Je la sens... elle est... puissante. Mais elle est scellée... au fond de toi. 

— Scellée ? »

Saisie de stupéfaction, elle faillit lâcher le garçon. Un long frisson la parcourut ; elle sentit ses entrailles se nouer sous l'effet d'une crainte insensée. Celle qu'Aurean se trompe. Ou qu'il ait raison. Elle avait passé trois longues années à se faire à sa condition d'Incolore, et si maintenant... Si maintenant les choses changeaient...

« Mais comment ?

— Je... ne sais pas... mais... »

Il ferma les paupières, et elle vit qu'il luttait pour restait conscient, pour respirer, pour vivre.

« Je peux... la libérer... » articula-t-il péniblement.

Elle écarquilla les yeux :

« La libérer ? Est-ce que tu es en état de le faire ?

— Peut-être... mais... cela prendra mes dernières forces... »

Estrella serra les dents. Que risquait-elle ? Pour sa part, pas grand chose. Mais est-ce que cela en valait la peine, si cette tentative consumait le peu d'énergie qu'il restait à Aurean ? Ne serait-il pas plus sûr de le sortir de là et de trouver du secours ?

Comme s'il pouvait lire dans ses pensées, Aurean prit une inspiration forcée avant d'ajouter :

« C'est… ma.. dernière chance... »

Estrella ferma les yeux, résolue :

« Alors... vas-y. Je suis prête. »

ƸӜƷ ƸӜƷ ƸӜƷ

La chaleur qui se répandait en son sein se transforma en brûlure... intense, dévorante, mais pas douloureuse pour autant. Comme si une lame de feu d'une pureté inouïe plongeait dans son cœur pour en puiser l'essence même. Derrière ses paupières closes, surgit une explosion de couleurs intenses, qui se répandirent comme de la sève nouvelle dans tout son être.

Comment avait-elle pu ignorer ce qui était ainsi enfermé au fond d'elle-même, cette force si longtemps contrainte qu'elle ne demandait plus qu'à jaillir ? Un kaléidoscope fou d'images fragmentées tournoyait dans son esprit... Les souvenirs se heurtaient les uns aux autres, se mêlant aux rêves et aux illusions.

Elle perdit tout contact avec la réalité, comme si elle tombait dans un long tunnel d'un aveuglante clarté...

ƸӜƷ ƸӜƷ ƸӜƷ

Du haut de la Tour de l'Aurore, le bâtiment le plus haut de Reylissanne, la petite Estrella contemplait avec des yeux émerveillés la ville qui s'étendait sous ses yeux. Les toits rouges alternaient avec les carrés verts des parcs et des jardins, séparés par les larges rues où circulaient des fiacres aux couleurs vives. La rivière Issana promenait ses méandres en son cœur, brisant la perspective trop stricte de la capitale.

Au loin, tout au loin, se profilaient les tours de l'Académie. Elles étaient disposées en cercle, chacune couronnée de la couleur de l’École qu'elle abritait. Rouge, Orange, Jaune, Vert, Bleu, Indigo, Violet. Au centre, s'élevait la tour Blanche, le cœur de l'institution, éclatante sous le soleil.

« Père, Mère, regardez ! s'exclama Alicia, sa sœur aînée, aussi blonde qu'Estrella était brune. Dans trois ans, c'est là que je serai ! »

La mère des deux fillettes caressa les cheveux tressés en couronne de son aînée et sourit gentiment :

« Je suis certaine que tu t'y plairas beaucoup. Tu vas y apprendre des choses fabuleuses et te faire beaucoup d'amis.

— Dans quelle École pensez-vous que je serai ? »

Amee d'Outremont prit un air pensif :

« C'est difficile de le prévoir. Ce n'est pas forcément héréditaire, et même si tu peux maîtriser plusieurs couleurs, c'est celle dans laquelle tu as le plus de maîtrise qui déterminera ton École. Mes deux parents étaient de l’École Verte de la Vie, et je fais partie de l’École Bleue de l'Esprit, expliqua-t-elle en touchant brièvement son pendentif en forme d'étoile. Quant à ton père, même s'il appartient à l’École Rouge du Combat, il maîtrise aussi très bien la magie Orange de la Création. »

Alicia, toujours accoudée la rambarde de pierre blanche, fit mine de réfléchir, un doigt pressé sur sa joue, les yeux levés au ciel. Un sourire réjouie apparut sur son visage :

« Je voudrais moi aussi faire partie de l’École Bleue de l'Esprit ! »

Sa mère ferma les yeux avec un air attendri :

« Je suis si contente que tu comprennes à quel point la magie de l'Esprit est passionnante, Alicia ! Je n'en attendais pas moins de toi ! »

L'intéressée esquissa une moue légère, lissant soigneusement sa robe blanche ornée de dentelle :

« Oh, ce n'est pas ça, fit-elle d'un ton ingénu. C'est juste que si j'entre à l’École de l'Esprit, j'aurai un uniforme bleu, et c'est la couleur qui me va le mieux ! »

Sortie brusquement de sa félicité, leur mère ouvrit de grands yeux surpris avant de se pencher sur sa fille blonde :

« Mais à quoi penses-tu ! la gronda-t-elle. Tu ne peux pas être sérieuse une fois dans ta vie! »

Ignorant l'altercation, Estrella se tourna vers son père, dont le regard demeurait fixé sur les tours aux toits colorés :

« Moi, je trouve bien qu'on ait la surprise ! dit-elle avec un ton enjoué. Vous ne croyez pas, Père ? »

Estrella sentit son sourire se dissiper en voyant le visage soucieux que Francis d'Outremont penchait vers elle.

« Tu as tout le temps d'y penser, Estrella », fit-il d'un ton embarrassé.

La main de son père s'était crispée sur la rambarde ; son regard fuit vers le lointain, comme pour éviter de la regarder en face. Elle eut le sentiment, très bref, inexplicable, qu'un nuage passait devant le soleil. Puis les voix de sa mère et de sa sœur, toujours en train de se disputer, lui parvinrent de nouveau.

Dissimulant son trouble, Estrella se tourna vers elles pour assister aux derniers éclats de leur chamaillerie.

A ce moment précis, cette scène presque oubliée prenait tout son sens. Les interrogations de jadis s'était changées en un besoin intense de savoir la vérité : son père avait-il toujours su qu'elle était incolore... ou plutôt, que ses pouvoirs étaient enfermés en elle, au point que même le Conseil de l'Académie l'avait crue Incolore ? Elle avait toujours eu une admiration sans borne pour Francis d'Outremont, à qui elle ressemblait en apparence et en caractère. Avant son exil, elle avait été proche de lui, en dépit des relations très formelles que les membres des Hautes Lignées entretenaient avec leurs enfants.

« Pourquoi ? » murmura-t-elle doucement. Mais déjà, elle était emportée vers un autre souvenir, plus récent...

Elle se trouvait seule, dans la pièce de l'Examen, revêtue de l'uniforme blanc des élèves de première année, attendant de savoir vers quelle École ses dons l'orienteraient. Chacun des sept professeurs était passé devant elle, posant en silence sa main sur son front. Leur visage se confondaient et se brouillaient devant ses yeux. Hommes, femmes, jeunes ou vieux, jusqu'aux couleurs de leur vêtements. Elle ne se souvenait que de leur toucher, froid et distant, presque indifférent.

La salle était vide : pas de chaise, pas de mobilier... juste une énorme horloge au cadran ciselé, plaquée sur le mur. A force de la regarder, elle pouvait presque voir les aiguilles avancer. Qu'est-ce qui pouvait leur prendre aussi longtemps ? Elle tira sur sa jupe, lissa les plis de sa veste, passa une main dans ses cheveux. Mais rien n'y faisait. Le temps ne filait pas plus vite.

Enfin, au bout d'une éternité, une grande femme aux cheveux grisonnants et au port altier pénétra dans la pièce. Elle portait un uniforme blanc, comme celui d'Etrella, sauf que le col était plus montant et la jupe plus longue. Elle reconnut celle qui l'avait accueillie, la directrice de l'Académie, Madame de Vris. Son visage habituellement bienveillant était d'une extrême gravité ; elle s'arrêta en face de la jeune fille et la fixa en silence.

Estrella sentit son cœur se serrer. Rien de bon ne pouvait accompagner une telle expression. Elle leva les mains à sa poitrine, les serra l'une contre l'autre, suppliant du regard Madame de Vris. Mais elle savait que la femme ne lui mentirait pas.

« Estrella d'Outremont... Je suis navrée. Vraiment navrée... »

La jeune fille était envahie par un intense sentiment d’irréalité. Il n’était pas possible que ce soit vrai. Ce genre de chose n'arrivait qu'aux autres. Si cela arrivait même. Alors pourquoi à elle, pourquoi maintenant ?

Elle sentit ses jambes se dérober sous elle, et serait tombée si Madame de Vris ne l'avait pas retenue par les épaules.

« Venez, il est inutile que vous attendiez ici. Nous allons prévenir vos parents, afin qu'ils puissent venir vous chercher... »

Elle la suivit comme une somnambule. Cela importait peu. Plus rien n'importait.

A cet instant, pour Estrella d'Outremont, fille de Francis et Amee d'Outremont, âgée de treize ans, la vie avait perdu tout sens.

ƸӜƷ ƸӜƷ ƸӜƷ

Ses yeux s'ouvrirent brusquement, révélant la semi-pénombre de la crypte. Entre ses bras, reposait le corps inerte d'Aurean. Sa chevelure dorée cachait presque totalement son visage.

« Aurean... ? »

Chargée d'angoisse, sa voix enfla vers les aigus.

« Aurean !!! »

Elle repoussa les mèches éparses. Le visage de l'enfant était aussi pâle que le marbre.

Il ne respirait plus.

« C'est ma dernière chance... »

« Non ! »

Le cri d'Estrella résonna sous la coupole. Il était hors de question qu'une fois encore, la destinée se joue d'elle. Elle serra plus fort le corps du garçon. Dans une tentative désespérée, qu'elle ne comprenait pas elle même, elle tenta de déverser toute sa volonté, toute sa rage, toute son énergie nouvellement retrouvée dans ce corps immobile.

Il n’était pas trop tard. Il ne pouvait être trop tard.

Une vague d'intense lumière dorée l'avala.


Texte publié par Beatrix, 9 juin 2013 à 00h06
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