« Tu viens vraiment là tous les jours ? » demanda Estrella, les yeux écarquillés d'admiration.
Segara esquissa un sourire d’excuse :
« Pour être tout à fait honnête, je ressens le besoin de travailler deux fois plus, étant donné que je ne suis pas... comme vous. J'ai l'impression que certaines choses vous viennent naturellement, mais que c'est différent pour moi. »
La jeune fille mit les mains sur ses hanches et toisa la compagnonne :
« Segara, si tu oses encore une fois prétendre que tu vaux moins que nous... »
La brune sourit timidement :
« Je sais, Estrella... Je suis toujours surprise de la façon dont vous m'avez acceptée parmi vous. Je peux t'assurer que c'est loin d'être le cas de tout le monde ! Mais pour l'instant, ce n'est pas le sujet, n'est-ce pas ? J'ai promis de t'aider à trouver ce que tu cherchais. »
Estrella avait l'impression que la tâche serait insurmontable. Elle ne parvenait pas à croire qu'elle n'avait encore jamais mis les pieds dans ce lieu fabuleux. La bibliothèque était installée dans une vaste pièce en plein cœur de l'académie, dont le plafond s'élevait en une magnifique coupole, loin au-dessus de leur tête. Tous les murs étaient couverts d'étagères où s'alignaient des milliers de livres, sauf aux endroits où s'ouvraient des fenêtres hautes et étroites garnies de vitraux chatoyants. Un système complexe d’échelles et de galeries permettait d'avoir accès aux niveaux supérieurs.
Chaque grande travée était réservée à un sujet particulier ; les ouvrages concernant chaque couleur de magie étaient reliés dans la teinte correspondante. Ceux qui abordaient la question de façon plus globale se caractérisaient par leur blanc éclatant. Les livres plus généraux se contentaient de cuir naturel plus ou moins sombre. Tous les dos, et parfois même les plats, s'ornaient de titres et de motifs dorés.
Au bout d'un moment, Segara la tira par la manche :
« Estrella... Si tu veux rêvasser, tu pourras revenir quand tu voudras. Mais pour l'instant, il faut vraiment que nous trouvions ce que tu cherches ! »
La jeune fille sentit le courage lui faire défaut :
« Mais comment veux-tu retrouver quoi que ce soit parmi ces milliers de livres ? »
La mage Indigo du Temps éclata de rire :
« Ne t'inquiète pas ! Si tu regardes bien, tu verras que chaque section est marquée par une lettre et chaque étagère par un chiffre. Il suffit que tu cherches dans le catalogue les livres qui t'intéressent et que tu notes la référence. Elle t'indiquera sur quelle étagère se trouve celui dont tu as besoin. »
Elle entraîna son amie vers une longue table où étaient posés une dizaine d'énormes volumes. La jeune fille ouvrit de grands yeux :
« Nous allons être obligées de lire tout cela ?
- Non, ne t'inquiète pas ! C'est très bien fait. Que cherches-tu exactement ? »
Estrella hésita un instant : elle doutait du bien fondé de partager ses secrets même avec ses amis les plus proches. Cela dit, elle n’était pas obligée de tout révéler... et elle faisait confiance à Segara pour se montrer discrète.
« Un livre sur l'histoire des Hautes Lignées... Penses-tu que cela se trouve ?
- Bien sûr ! Il y a le Grand dictionnaire des Hautes lignées de Reyliss, en cent-douze tomes, ainsi que le Répertoire des Biographies magiques.... et...
- Ça me semble très bien... la coupa Estrella, un peu horrifiée.
- Ne t'inquiète pas ! répliqua Segara en riant. Il sont par ordre alphabétique, il suffit de repérer quel volume concerne la la lettre qui t'intéresse. Nous n'aurons même pas à fouiller dans le catalogue ! Il s'agit d'ouvrages usuels de références, ils sont à portée de main ! »
Elle prit Estrella par l'épaule et l'entraîna vers un coin de la salle, où s'étendaient plusieurs rangées de tables. Elle lui désigna, sur une suite d'étagères, l'impressionnante série de volumes qui constituaient le fameux Grand dictionnaire. Les doigts fins de la compagnonne effleurèrent les dos ornés de fleurons dorés :
« Cette version est la plus récente. Elle a été mise à jour pour la dernière fois il y a une quarantaine d'années.
- Tu sembles bien les connaître », s'étonna Estrella.
Segara afficha une expression gênée :
« J'avoue que j'aime bien les parcourir... Cela m'aide à mieux comprendre votre univers. L'ancienneté de vos lignées, vos parentés compliquées... »
Estrella éclata de rire, avant de se souvenir qu'elles se trouvaient dans une bibliothèque et que certaines personnes risquaient d'être indisposées par les bruits inappropriés. Heureusement, la salle n'était occupée que par une petite poignée d'étudiants penchés sur leur travail ; les responsables n’étaient nulle part en vue. Elle s'avança vers l'étagère et consulta les intitulés avant de saisir l'un des ouvrages ; il se révéla aussi lourd que volumineux. La jeune fille fut obligée de le tenir à deux mains pour le porter vers la table la plus proche. Elle se demanda si Segara avait remarqué quelle lettre elle avait choisie.
« As-t encore besoin de moi ? s'enquit la compagnonne, attentive, comme à son habitude, aux désirs de ses camarades.
- Je... non… Merci, Segara ! » bafouilla Estrella.
La grande brune lui adressa un sourire encourageant :
« Parfait, alors ! Je pars retrouver les autres. J'espère que nous pourrons te sauver quelque chose quelque chose au réfectoire, si jamais tu as faim plus tard... »
Tandis qu'elle s’éclipsait, Estrella ouvrit le volume, avec un léger sentiment de malaise, comme si elle était de commettre un acte d'indiscrétion. C'était loin d'être le cas : tout le monde pouvait consulter l'armorial. Les mains légèrement tremblantes, elle chercha la lettre O.
Quand enfin elle découvrit le bon chapitre, elle fut impressionnée par les ramifications complexes de l'arbre généalogique représenté en double page. Il remontait au premier représentant connu de la famille, un certain Jehan d'Oustremont, près de huit cents ans plus tôt ! La notice correspondante le décrivant comme un guerrier de l'entourage de Victorien Paragone, le fondateur de la dynastie royale de Rayliss. Une lignée qui avait finalement abouti, après quatre cents ans, au règne de Morregan et à la chute de la royauté après la mystérieuse disparition du roi-tyran. Elle était à présent considérée comme éteinte.
Elle suivit du doigt les nombreuses générations, déchiffra les noms finement calligraphiés, vérifia les dates de naissance et de mort : tous ses ancêtres lui paraissaient soudain terriblement proches... Qu'auraient-ils pensé d'elle ?
Beaucoup de branches annexes avaient fusionné avec d'autres familles, certaines s’étaient éteintes – du moins officiellement. Elle descendit la ligne principale, celle qui aboutissait à... ses grands-parents ? La fameuse grand-mère de son père était une certaine Reyne de Pavane, issue d'une maison ancienne et discrète, dont elle était la dernière représentante. Elle avait épousé Gregor d'Outremont à l'âge de vingt-trois ans et lui avait donné des jumeaux, un garçon et une fille, respectivement prénommés Alayn et Alicia… comme sa sœur. Elle fronça les sourcils. Elle n'avait jamais entendu parler d'une grand-tante...
En regardant de plus près les dates associées à la première Alicia, elle s'aperçut qu'elle était morte quand elle n'avait que seize ans. Tout pile son âge. Même si elle ne l'avait jamais côtoyée, elle se sentit un peu triste à la pensée de cette vie fauchée si tôt. Il n'était pas étonnant que son père ne l'ait jamais mentionnée : il n'avait pas pu la connaître. Mais d'un autre côté, il n'avait jamais parlé de sa propre grand-mère, qui l'avait pourtant élevé.
Par curiosité, Estrella consulta l'adresse indiquée comme résidence de la famille : avec un peu de surprise, elle constata que les d'Outremont avaient vécu non loin de son séjour actuel. Il lui faudrait un plan pour le vérifier, mais elle était prête à parier qu'il s'agissait d'une certaine demeure à l'abandon, qu'elle avait eu l'occasion de découvrir peu de temps auparavant. Aussitôt, une myriade de questions explosa dans son esprit : pourquoi l’hôtel particulier avait-il été ainsi délaissé ? Sa famille avait largement les moyens d'entretenir une autre résidence. Elle aurait aussi bien pu la louer à un notable de province, désireux de se rapprocher du cœur de Raylissane. Pourquoi nier jusqu'à son existence ? Son père en était-il toujours propriétaire ? L'avait-il laissé plonger dans l'oubli pour qu'elle devienne le point de ralliement des disciples de Soveregne ? Elle nota l'adresse avec attention avant de refermer le lourd volume.
Jetant un coup d’œil vers l'énorme horloge suspendue au-dessus de la porte, elle réalisa qu'elle avait définitivement loupé le déjeuner. Par acquit de conscience, après l'avoir rapporté sur l'étagère, elle effectua une toute dernière recherche au nom de « Soveregne ». Aucune famille ne le portait. Comment cet homme sorti de nulle part avait-il pu ainsi rallier à lui des membres de Hautes Lignées ? Comment avait-il pu devenir le tuteur officiel de son père sans que personne ne le discute ?
Avec un soupir, elle rangea pour de bon l'ouvrage et frotta ses mains sur lesquelles le cuir de la couverture avait laissé des particules noirâtres. Il était temps de retrouver ses amis en espérant que, comme promis, ils avaient réussi à lui sauver un morceau ou deux.
ƸӜƷ
Assise sur un banc sous le préau, Estrella rongeait un petit pain mis de côté par Fontain en réfléchissant aux options qui lui restaient. Elle pouvait toujours traquer Lizbet par le lien qui la retenait encore à Kina, mais il ne faisait aucun doute que les Arral seraient prêts au combat... S'ils venaient réellement du futur, était-il envisageable de les y renvoyer... avant de changer l'avenir ? Elle était tentée de parler à Segara des sombres perspectives qui se profilait pour Erastria. Après tout, son amie était une mage Indigo du temps, elle en savait sans doute plus long qu'elle sur la possibilité de modifier le futur. Elle avait toute confiance en la compagnonne, mais elle hésitait à l'attirer dans une histoire aussi dangereuse.
La jeune fille se sentait contrariée à l'idée d'être exclue de la lutte finale, protégée par des mages et des gardiens... En quoi sa situation était-elle plus enviable que quand on la pensait incolore, après tout ? Elle baissa les yeux vers le bracelet de lumière autour de son poignet :
l’éloignement forcé affaiblissait le lien... mais il se révélait plus puissant que même dame Ledelian l'avait d'abord estimée. Au moins, Aurean était à l'abri tant qu'il n'aurait pas retrouvé ses forces. Elle finit son repas de fortune, pour s'apercevoir que le regard de tous ses amis restait braqué sur elle.
« Quelque chose ne va pas, Estrella ? demanda Kaeli avec sollicitude.
- Je... »
Elle baissa la tête, gênée : comment leur dire que leur Erastria de Lumière deviendrait un jour un Erastria des Ombres ? Et qu'elle ne pouvait qu'attendre que d'autres prennent les choses en main et se battent à sa place, sous la férule d'un homme qui contrôlait tout, mais semblait peu décidé à intervenir ?
Elle réfléchit à la meilleure façon de présenter les faits, sans trop en révéler.
« Je pense que mon père... m'a caché des choses... sur sa famille... » déclara-t-elle, espérant qu'ils n'en demanderaient pas plus.
Segara croisa les bras, la considérant gravement ;
« S'il l'a fait, c'était sans doute justifié ? As-tu des raisons de douter de lui ? »
Elle en avait plus d'une, mais cela ne regardait pas vraiment ses amis.
« Vous allez trouver cela fou, mais... je voudrais aller dans l’ancienne maison de la famille de mon père. Jamais il ne me laissera m'y rendre… Pas seule, du moins... »
Estrella n'espérait pas y rencontrer Soveregne, mais peut-être repérer quelques indices sur son identité et son origine. Elle n'y trouverait sans doute que des pièces lépreuses et poussiéreuses, des meubles branlants, des décors fanés... mais peu lui importait. D'après ce que lui avait dit son père, il devait existait un lien entre sa famille et cet homme insaisissable, qu'elle devait découvrir à tout prix. C'était probablement le seul et unique moyen de comprendre pourquoi Francis avait accepté que Soveregne intervienne si lourdement dans sa vie et dans celle de ses enfants.
« Y aller seule, alors que tu pourrais être en danger ? s'exclama Eymeri. Tu es sûre que tu as envie de faire cela ? »
Raide, les bras croisés, il semblait exprimer par toute sa posture son désaccord avec la décision d'Estrella. La jeune fille hocha la tête avec détermination :
« Ce serait juste une brève visite...
- Et quand comptes-tu la faire ? demanda Yllias avec contrarié. Tu ne peux pas t'éclipser de l'Académie, pas tant que Rufus restera sur notre dos. Et ton père est bien décidé à te conduire et te ramener en calèche tant que le danger existera... »
- Mais il ne me surveille pas quand je suis chez moi !
- Parce qu'il a confiance en toi », remarqua Segara.
Estrella esquissa un sourire pincé :
« S'il avait confiance en moi à ce point, il m'aurait tout dit depuis le début. D'ailleurs, c'est très étrange... Tout se sait au sein des Hautes Lignées ! Pourquoi personne ne s'est jamais posé de questions sur le fait que les d'Outremont avait abandonné leur maison de famille depuis des décennies ? »
Yllias haussa les épaules :
« Sa grand-mère ne sortait pas trop en société... et son fils et son épouse sont morts quand leur enfant était encore petit...
- Je ne connaissais même pas le nom de ma grand-mère, murmura Estrella. Elle n’avait visiblement aucune famille ! Du côté de ma mère, j'ai trois grand-tantes, une tante, deux oncles et cinq cousins ! Mais du côté de mon père... Il n'y a... rien. »
Kaeli la regarda pensivement :
« C'est vrai que c'est bizarre... maintenant que tu le dis. Nous connaissons tous les liens familiaux qui existent entre nous. Fontain et moi sommes cousins au troisième degré. Et Yllias et Eymeri au second degré... »
Le garçon aux yeux verts enfonça la tête dans les épaules, tandis que le roux détournait le regard d'un air gêné.
« Ce n'était peut-être pas la peine de le préciser », grommela le Mage de l'École rouge, ce qui lui valut un regard maussade de la part de son meilleur ennemi.
Estrella sourit malgré elle. Elle épousseta les miettes sur sa jupe en soupirant légèrement.
« Je vous envie vos vies simples... murmura-t-elle tristement.
- Aucune vie n'est jamais simple, déclara Fontain sagement.
- Et de toute façon, grâce à Aurean et à toi, nous pouvons dire adieu à nos existences ordinaires, ajouta Eymeri avec un demi-sourire. Mais je peux comprendre que tous ces secrets te pèsent et que tu aies besoin d'en savoir plus... »
Elle acquiesça vigoureusement.
« Eh bien, soupira Yllias avec un demi-sourire, je pense que nous n'avons d'autre choix que de t’accompagner. Il faut bien que nous assurions ta protection si quoi que ce soit devait arriver... »
La jeune fille fronça les sourcils : ce risque existait-il véritablement ? Après tout, ni Lizbet, ni Arral ni cette créature qu'on appelait le Prétorien ne sauraient où la trouver. Si elle passait quelques heures dans cette vieille demeure, en quoi serait-elle plus en danger que dans sa propre chambre ?
« Eh bien... que diriez-vous de le faire ce soir ? »
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