Un silence de mort régnait dans la pièce. Les regards de Francis et de dame Ledelian pesaient lourdement sur la gardienne Azura. Celle-ci avait baissé les yeux vers le sol ; son visage pâle portait une expression sombre et pensive. Au bout d’un moment, son attache se leva pour poser la main sur son épaule, en lui demandant doucement :
« Azura… Est-ce qu’Estrella a raison ? C’est vraiment ce que tu soupçonnes ?
— Seul Indis, le Gardien Indigo, pourrait nous le confirmer, répondit la Lucidienne en un souffle. Mais il vit reclus et refuse de se mêler des affaires des humains… Personne n’en sait vraiment la raison et je doute même qu’il la connaisse lui-même. Par contre, si Kina est sincère, comment peut-elle manifester une telle ignorance ?
— Peut-être qu’elle ne sait rien, objecta la jeune fille. Elle a été invoquée par les Arral pour les servir… et elle est juste à l’origine une habitante ordinaire de Penumbra. Mais peut-être peut-elle déjà nous en dire plus sur l’histoire de son monde. »
Azura lui lança un regard dubitatif.
« Je pense, poursuivit Estrella, que Kina mérite mieux que ce que nous lui infligeons. Depuis qu’elle a quitté Penumbra, elle a beaucoup souffert. Et pourtant, elle a tenté au mieux de nous aider.
— Et que proposes-tu, Estrella ? demanda son père pensivement.
— Que nous la ramenions chez nous », répondit-elle avec applomb.
Elle frémit en sentant trois regards perplexes et réprobateurs se poser sur elle :
« Je veux bien croire que tu as une certaine sympathie pour elle, grommela Francis, mais de là à l’inviter dans notre demeure… sans oublier le risque que sa seule présence fait courir à Aurean !
— Je pense qu’il n’est pas si important. Comme elle l’a dit elle-même, Lizbet est une mage de l’Ombre, mais n’en utilise pas moins la magie Violette des Rêves.
— Vous iriez jusque-là ? Au mépris de votre sécurité… et de celle d’Aurean ? » lui lança Azura, les yeux étincelants de de colère.
Estrella hocha fermement la tête :
« Oui. Elle y sera bien mieux surveillée, d’ailleurs, et par plus de monde qu’ici, dans ce lieu perdu. Si Lizbet tente de la contrôler de nouveau par son lien, nous pourrons nous en rendre compte avant qu’il soit trop tard. De toute façon, je sais que vous projetez de vous servir d’elle pour vous mener jusqu’aux Arral… et je crains ce qui risque de lui arriver par la suite. Même si c’est pour un jour ou deux, elle mérite d’être bien traitée, au moins une fois dans sa vie. »
Elle les regarda tour à tour, tête haute, bien décidée à maintenir sa position : elle n’avait aucune envie de devenir un outil entre les mains de ses aînés… même s’ils étaient animés des meilleures intentions du monde, comme son père, ses professeurs ou les gardiens de Lucid. Mais celui dont elle craignait l’influence, c’était Soveregne : un jour viendrait où cet homme qui avait eu la prétention de contrôler sa destinée se dévoilerait à elle ; ce jour-là, elle lui ferait comprendre ce qu’elle pensait de ses initiatives… et de la façon dont il avait traité Francis, par la même occasion. Ce vieux barbon ne perdait rien pour attendre !
Au bout d’un moment, Dame Ledelian esquissa un sourire :
« Vous ne manquez pas de résolution, Estrella. Il pourrait être intéressant, pour une fois, de vous laisser prendre l’initiative. Mais vous devrez accepter d’être sous notre surveillance constante, Aurean et vous, tant que cette Ombre restera dans votre maison. »
La jeune fille acquiesça en silence ; ses yeux tombèrent sur son bracelet de lumière, pâli par la distance. Il était temps de rentrer et de retrouver Aurean. Dans son état de faiblesse actuel, il avait plus que jamais besoin de leur Lien. La fin de la décade approchait, mais elle disposait encore de la journée du lendemain avant de regagner l’Académie. Elle en profiterait pour renforcer sa relation avec son Gardien et pour offrir à Kina un peu d’amitié et de chaleur. Après toutes ces années à se lamenter sur son propre sort – ce qu’elle n’avait décemment plus aucune de raison de faire – il était grand temps qu’elle s’ouvre enfin aux autres.
Pour changer ce futur effrayant qui s’était dessiné à travers les paroles de Kina et regarder sereinement l’avenir, ceux qui avaient été entraînés bon gré mal gré dans cette lutte devraient se soutenir mutuellement et se fier les uns aux autres.
La voiture de Francis d’Outremont s’arrêta sur le chemin qui menait devant l’hôtel particulier. Estrella ouvrit aussitôt la porte et sauta sur le gravier, avant de se retourner vers l’autre passagère de la voiture :
« Viens, ne crains rien ! »
Kina hésita un moment, avant de descendre lentement dans sa robe de bal froissée et de suivre timidement Estrella. Ses yeux étaient redevenus normaux, même si ses prunelles conservaient une teinte de nuit, parcourue d’ombres bleutées. Sur le pallier, elles tombèrent nez à nez avec madame Maysie, qui les fixa avec stupeur :
« Mademoiselle Estrella… D’où venez-vous ainsi ? Et qui est cette jeune personne ? On m’a dit que monsieur Aurean était tombé malade, j’espère que ce n’est pas trop grave ! »
La voix de son père s’éleva derrière elle :
« Tout va bien, madame Maysie, déclara-t-il avec une feinte jovialité. Aurean souffre d’un mal bénin qui l’oblige pour le moment à garder la chambre. Quant à cette jeune fille, elle va rester un jour ou deux avec nous. Elle a eu un différend avec sa famille et j’ai accepté de lui donner asile. J’espère que vous n’y voyez aucun inconvénient…
— Oh non, bien sûr que non, Monsieur, grommela la gouvernante. Juste du travail supplémentaire… déjà que les amis de mademoiselle Estrella sont restés cette nuit… Bientôt, Millie et Sofie ne vont plus rien faire d’autre que s’occuper des invités ! »
La jeune fille ne put s’empêcher de sourire en constatant que même à Reylissane, la gouvernante demeurait fidèle à elle-même. Après son départ de Gallantide, les deux petites bonnes étaient restées à son service, tout enthousiastes de pouvoir désormais vivre en ville.
« Bonjour, madame Maysie ! lança-t-elle malicieusement. Cela faite plaisir de vous voir de si belle humeur ! »
Prenant Kina par la main, elle le tira après elle vers l’intérieur de la demeure, sous l’œil attentif de son père. Elle ne doutait pas des capacités de ce dernier à calmer la gouvernante : il possédait une méthode imparable, un mélange de compliments et de fermeté qui avait fait ses preuves depuis longtemps.
Après l’ambiance oppressante de la maison abandonnée, l’hôtel particulier semblait rayonner de lumière et de couleur. Elle espéra que cela ne mettait pas son invitée trop mal à l’aise ; en fait, Kina avait surtout l’air interloquée. Alors que les deux jeunes filles traversaient le hall, un obstacle de taille se dressa soudain sur leur passage : Amée d’Outremont. Vêtue d’une simple robe bleue, les mains sereinement jointes devant elle, elle posa sur elles un regard étrangement lucide.
« Soyez la bienvenue chez nous… mademoiselle Kina d’Arral, si je me souviens bien ? »
L’Ombre hocha timidement la tête. La mage des Sept Couleurs regarda sa mère avec appréhension, en se demandant ce qu’elle allait bien pouvoir lui dire. Sentant son inconfort, Amée esquissa un léger sourire :
« Tu n’auras à répondre à aucune question, Estrella. Il y a bien longtemps que j’ai compris qu’il était inutile d’en poser à ton père. »
Malgré l’étonnement qui s’était emparé d’elle, la jeune fille décida de ne pas faire de commentaires. Amée était-elle au courant pour l’histoire de Francis et de Soveregne ? Après tout, elle-même ne savait pour ainsi dire rien de son propre père, pourtant l’une des personnes qui lui était le plus proche au monde. À bien y réfléchir, elle ne lui connaissait aucune famille ; avant sa confession, elle ne l’avait jamais entendu parler de son enfance. L’Hôtel particulier dans lequel ils habitaient, avant de devenir pour tout Reylissane la demeure des Outremont, appartenait aux Avallon, la famille de sa mère.
Mais ce n’était pas le moment de s’en préoccuper. Elle adressa un petit sourire à Amée et entraîna Kina à sa suite.
« Où allons-nous ? demanda nerveusement l’Ombre.
— Dans ma chambre. Tu ne peux pas continuer à te promener en robe de bal. Il va falloir te trouver quelque chose à te mettre. »
Seul un silence confus lui répondit. Comme dans un rêve, Estrella vola dans les escaliers et les couloirs, heureuse de retrouver des murs propres et des meubles neufs. Arrivée dans sa chambre, elle se précipita vers sa penderie et l’ouvrit en grand, dévoilant plusieurs dizaines de tenues. Elle se retourna vers Kina avec une petite grimace :
« Je sais que j’en ai beaucoup. Certaines étaient à ma sœur, d’autres, même, à ma mère. Je ne suis pas sûre de pouvoir tout mettre. Si quelque chose te plaît, n’hésite pas. Je pense que nous devons être à peu près de la même taille ? »
Kina s’approcha et leva la main vers une robe toute simple, d’étoffe moirée bleu-vert, avant de la laisser retomber en détournant les yeux. Estrella sortit le vêtement de l’armoire et le lui tendit en souriant :
« Tu l’aimes bien ? Tu veux l’essayer ?
— Je… je ne sais pas, balbutia l’Ombre. C’est si étrange. Chez les Arral, je devais toujours m’habiller comme Lizbet. En uniforme, le plus souvent…
— Tu n’avais pas de difficultés à passer pour une élève auprès de professeurs ?
— Pas vraiment, non. La Magie des Ombres permet d’influer sur les rêves ou la perception de la réalité. De la même manière que la Magie Violette des Rêves.
— Je vois, répondit Estrella qui n’en était pas si sûre. Allez, mets cette robe, j’ai hâte de te voir dedans ! »
Kina esquissa un pauvre sourire :
« Estrella, je… je ne sais pas quoi dire. D’abord, tu me libères et ensuite, tu m’accueilles ici comme si j’étais ton amie…
— Mais tu es mon amie ! protesta la jeune fille avec véhémence.
— Tu ne sais pas ce qui peut arriver… Et si Lizbet reprend le contrôle sur moi ? Si elle parvient à se servir une nouvelle fois de ma magie pour invoquer le Prétorien ?
— Est-ce que c’est ce que tu veux ? lança sévèrement Estrella.
— Je… Non, bien sûr que non !
— Alors, qu’est-ce qui pourrait t’empêcher d’être mon amie ?
Elle plaça de force la robe entre les mains de Kina :
« Tu peux te changer tranquillement. Pendant ce temps, je dois aller voir quelqu’un. Si tu as besoin de quelque chose, tu peux tirer sur le cordon qui se trouve ici : quelqu’un viendra pour t’aider. »
Avant même que l’Ombre puisse répondre, elle quitta la chambre, refermant soigneusement la porte derrière elle. Une fois dans le couloir, elle s’adossa au battant et ferma les yeux, tentant de calmer les battements désordonnés de son cœur. Tant de choses s’étaient passées depuis la veille… Cette fin de décade lui semblait durer une éternité. En soupirant, elle lissa sa jupe froissée par le voyage en carrosse. Son regard tomba sur le bracelet doré autour de son poignet, brillant doucement dans la pénombre du corridor.
Aurean…
Et si les autres avaient raison, s’il y avait plus à perdre qu’à gagner en fraternisant avec une Ombre ? Au fond d’elle-même, elle se refusait à croire que le caractère de quelqu’un pouvait être déterminé par son monde de naissance ou la nature de ses pouvoirs. Depuis qu’elle avait retrouvé sa Lumière, on avait beau la regarder autrement, elle n’avait pas pour autant l’impression d’être une autre personne.
Péniblement, elle s’arracha au panneau de bois et se dirigea vers la chambre du jeune garçon, une étrange appréhension au creux du ventre. Elle toqua discrètement à la porte :
« Entrez ! » répondit une voix encore fatiguée, mais assez ferme pour la rassurer.
Elle manipula la poignée et pénétra dans la pièce inondée de lumière. Le Lucidien était assis dans son lit, le dos calé par des oreillers, tenant à la main le livre dans lequel il était plongé avant qu’elle ne l’interrompe.
« Estrella ! «
Le visage du Gardien s’illumina d’un grand sourire ; elle se sentit coupable de faire l’objet d’un accueil si peu mérité.
« Aurean, je… »
Gênée, elle repoussa sa chevelure sombre, laissant retomber quelques mèches rebelles devant son visage. Le garçon blond la regarda avec gentillesse :
« Je sais que tu as dû t’éloigner, j’ai senti le lien faiblir. Pas assez, cependant, pour que cela représente un risque. Et je sais aussi, poursuivit-il avec amusement, que tu n’es pas revenue seule… »
Elle s’approcha de lui et tira une chaise pour s’asseoir à son chevet :
« Il n’y a personne d’autre que nous à proximité ? souffla-t-elle d’une voix tendue.
— Non, même si maître Bertlam et Rufus ne doivent pas se cacher bien loin.
— Alors tu sais… pour Kina ? »
Il acquiesça gravement :
« Oui, bien sûr. Je sens sa présence, tout comme elle doit sentir la mienne. Maintenant qu’elle est libérée de la domination de Lizbet, ajouta-t-il pensivement, je parviens à lire plus clairement son essence. »
Estrella baissa la tête vers ses genoux :
« Je ne suis pas sûre d’avoir bien fait de l’inviter à me suivre… »
Une main se posa sur la sienne ; elle releva les yeux pour plonger dans les profondeurs dorées du regard d’Aurean :
« Estrella, quand tu m’as trouvé dans cette… faille de réalité, tu aurais pu laisser tomber, tu aurais pu fuir… Tu aurais pu me refuser ta Lumière. Mais tu as été forte et généreuse. Et moi aussi, ajouta-t-il avec un petit rire, tu m’as ramené chez toi, au grand dam de madame Maysie ! »
Estrella gloussa à ce souvenir : elle revoyait la gouvernante agitée comme une poule effrayée, dans sa robe de chambre rose à froufrous.
« … Alors, que tu te montres aussi généreuse avec Kina ne m’étonne pas du tout ! »
Sa voix vibrait de fierté. Les yeux brouillés de larmes, Estrella sentit sa gorge se serrer. Mais elle n’était pas venue pour entendre des compliments qu’elle ne pensait pas mériter.
« Aurean, elle sait probablement ce qui s’est passé… ce soir-là… avec Lizbet et Bastian. Tu auras enfin la vérité ! »
Le garçon blond baissa pensivement les yeux :
« Je sais, Estrella. Mais en fait, je ne suis pas sûr que ce soit si important désormais, puisque nous connaissons les coupables et que nous ferons tout pour les empêcher de recommencer. Quand je me suis réveillé à Gallantide, comprendre ce qui s’était passé était la chose qui m’importait le plus. Mais entre-temps… j’ai retrouvé des amis, je m’en suis fait d’autres… et je me dis que les vivants sont plus importants que les morts. J’ai le sentiment que Bastian m’approuverait. Il vaut mieux se tourner vers l’avenir que vers le passé, tu ne crois pas… ? »
Elle hocha la tête, avec un doux sourire.
« Je le pense aussi, Aurean. Je le pense aussi… »
Elle espérait juste que l’avenir auquel il faisait référence ne serait pas aussi obscur qu’elle pouvait le craindre.
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