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L’hiver était, de loin, la saison la plus difficile pour les graus.

Les ilandes ne se couvraient que rarement de neige comme les plus larges filders, mais elles étaient souvent battues par des pluies violentes qui transperçaient la brume, ruisselant de ponts en passerelles, de toits en corniches, pour transformer toute la ville en une seule grande cascade.

En cette période, Fridrik et Framke étaient heureux d’avoir élu domicile dans les hauteurs de Silberleut, sur la terrasse de la Lanterne, le vieux phare désaffecté. Certes, ils se trouvaient directement exposés aux éléments, mais au moins ne recevaient-ils pas toutes les eaux usées de la cité, comme les laissés pour compte qui vivaient au ras du sol.

Ce jour-là, l’averse était particulièrement désagréable, violente et mêlée de glace ; pour une fois, la petite rousse ne s’était pas recroquevillée dans son trou sous les escaliers. Elle avait préféré rejoindre Fridrik dans son cabanon branlant, de l’autre côté de la terrasse. Emmitouflés dans leurs couvertures rapiécées, ils attendaient que passent les intempéries. Framke n’avait même pas eu le courage de se rendre sur les quais pour se faire un peu d'argent en guidant les voyageurs. Quant à Fridrik, ses rhumatismes devenaient trop douloureux pour qu’il aille fourrager dans les déchets de la ville, afin de trouver quelque chose de récupérable pour améliorer leur vie – ce qui était de moins en moins le cas, car l’ensemble de Silberleut souffrait de pénurie…

Protégeant comme il le pouvait son brasero, il avait réussi à faire chauffer de l'eau dans sa bouilloire cabossée pour préparer du thee – ou du moins la substance bon marché que Framke avait pu acheter en économisant durant plus d’un mois. Le liquide chaud les revigorait un peu, tout comme leur proximité. Il y avait longtemps qu’occupés et épuisés par leurs journées respectives, la jeune adolescente et son grand-père d’adoption n’avaient pu passer autant de temps ensemble. Ils partageaient un silence confortable, écoutant le bruit de gouttes sur les planches branlantes de leur abri.

« Le temps est rude pour la saison, remarqua Fridrik. D’un autre côté, si j’ai bien calculé, c'est le jour de Veenarten. Le temps passe vite.

— Veenarten… Je n’y pensais même plus », murmura Framke.

Les dernières fois qu’elle l’avait fêté dans sa famille, la jeune rousse n’en avait tiré aucune joie. Les décorations suspendues dans le petit appartement n’avaient pas vraiment de sens dans un foyer où la chaleur faisait défaut.

Plus personne ne connaissait vraiment les origines de cette célébration ; certains prétendaient qu’elle marquait la nuit la plus longue de l’année, les autres qu’elle était liée à la naissance du Sauveur mentionné dans le Testament des Exilés. La tradition voulait que les membres d’une même maisonnée s’échangent de modestes cadeaux, mais quand on manquait de tout, il devenait difficile de rendre l’occasion spéciale en offrant autre chose que des objets utilitaires. Alors, la plupart des foyers se contentaient de suspendre quelques étoiles et quelques arbres stylisés découpés dans du papier doré, tirés d’une boîte poussiéreuse qu’on n’ouvrait qu'une fois l’an.

« Je dois dire que c’est la première fois que j’y pense depuis des années, tortchen, avoua Fridrik en resserrant sa couverture autour de lui. C’est sans doute parce que tu es là. »

Framke se pressa un peu plus contre lui ; elle songea qu’elle avait envie de partager une occasion spéciale avec lui.

« Quand j’étais un apprenti dans ma guilde, poursuivit le vieil homme, le regard lointain, on apportait un arbre planté dans un grand pot dans le hall et on le décorait entièrement. On y suspendait même des lanternes avec des bougies allumées et des skifs miniatures. »

Les yeux de Framke se mirent à briller :

« Ça devait être fantastique !

— Oui, ça l’était, répondit-il en un murmure, souriant à l’évocation de ce souvenir lointain. Je pense que ma guilde a dû être la dernière à célébrer dignement cette fête, qui rassemblait tout le monde, Erdans, Caliciens et Saxes. D’après ce que m’ont raconté les amis qui ont grandi sur des filders, certains pratiquent encore la tradition de l’arbre décoré. Mais ici, sur les ilandes, il serait bien trop difficile d’en trouver un… Et il devient de plus en plus difficile de dénicher quelque chose qui puisse servir de décor… »

La lueur qui avait un instant brillé dans les yeux de la petite rousse s’effaça. Un moment, sans doute, s’était-elle permis de rêver. Mais rêver n’était-il pas dangereux pour des laissés pour compte tels qu’eux ?

Après cet échange, ils demeurèrent silencieux, réchauffés par leur présence mutuelle et bercés par le son de l’averse sur les minces planches du toit. De temps à autre, une goutte traversait les joints fatigués, pour tomber dans leur cou ou leurs cheveux.

La pluie faiblit enfin en début d’après-midi. À contrecœur, Framke s’extirpa du nid de couvertures, décidée à aller travailler. Ils ne pouvaient pas se permettre la moindre négligence, quand le labeur d’une journée suffisait à peine à les nourrir, dans le meilleur des cas. Le vieil homme la regarda partir, à regret, mais conscient de cette nécessité parfois douloureuse. Il était impressionné par le courage et l’énergie de l’adolescente ; d’autant plus qu’elle n’avait pas toujours vécu comme une grau, mais elle avait pourtant accepté cette vie sans se plaindre. Il se demandait ce qu’elle avait fui pour se lancer ainsi dans cet inconnu aussi dur qu’inhospitalier. Il savait cependant que la société des Empires et toutes les règles qu’elle imposait poussaient parfois à de telles désespérances.

Le vieil homme s’inspira de son courage pour se lever ; il essaierait de voir ce qu’il pouvait ramasser dans les zones industrielles et commerçantes de la ville, sur les places de marché en particulier : les gens oubliaient souvent que les fruits et légumes avariés contenaient des graines. Il avait aménagé des jardinières le long du cabanon, avec le peu de terre qu’il avait réussi à obtenir en mélangeant le sol gratté dans les bas-fonds avec des déchets végétaux. Dans un vieux tonneau, il récupérait de l’eau de pluie qui servait à boire, à arroser les plantes mais aussi à se maintenir propre, même s’ils devaient économiser avec soin leurs maigres ressources.

Malheureusement, le temps humide avait réveillé ses rhumatismes ; descendre vers la ville serait un véritable calvaire. S’il ne parvenait pas à remonter vers son abri, Framke n'hésiterait pas à le rechercher à travers toute l’ilande jusqu’à ce qu’elle le retrouve, pour l’aider à regagner leur logis de fortune.

Il se sentait coupable d’être un tel fardeau pour la petite rousse : depuis quand un adulte devait-il dépendre à ce point d’une enfant ? Cela aurait dû être le contraire : c’était à lui de la protéger, de subvenir à ses besoins, mais chaque jour, il s’en révélait un peu moins capable. Le temps, les épreuves et la dure vie de grau l’avaient usé ; que lui restait-il à offrir à part sa compagnie et ces contes d’un passé révolu qui éveillaient des étincelles dans les yeux dorés de Framke ?

Il se souvenait encore des décorations qui ornaient toute l’ilande de Landawn, pour la plus grande joie des plus petits. Veenarten était une fête particulièrement prisée des enfants, qui recevaient de cadeaux confectionnés par leur famille. Les adultes aimaient faire croire aux plus jeunes qu’ils étaient apportés par de mystérieux bienfaiteurs : certains prétendaient qu’il s’agissait des Familiers de l’air, qui maintenaient le Nebel loin des habitations humaines ; pour d’autres, c’était l'énigmatique sauveur du Testament des Exilés, qui reviendrait un jour pour tous les mener vers un monde sans brume, ou les terres s’étendaient à perte de vue. Ou bien encore Santklas, un étrange personnage dont le skif pouvait toujours se repérer dans le Nebel pour porter aux enfants leurs présents.

Bien sûr, Framke était bien trop âgée pour avoir foi en l’une ou l’autre de ces légendes. Mais elle restait une enfant, elle devait aussi connaître des moments d’insouciances et d’émerveillement – même si la vie sur les Ilandes devenait de plus en plus dure pour tous leurs habitants.

Il décida de mettre un peu d’ordre dans leurs maigres possessions, nettoyant la portion de la terrasse sur laquelle ils vivaient à l’aide d’un balai de fagots, fabriqué avec des brindilles glanées dans les rares parcs de la ville. Il y avait peu de déchets à cette hauteur, essentiellement des fientes et des plumes d’oiseaux, celles de fochebels essentiellement, parfois de turdes et de ruks.

Alors qu’il se baissait péniblement pour les ramasser, il remarqua que les plumes de fochebels, en apparence sombres et ternes, brillaient sous certains angles de reflets irisés : des éclats bleus, verts, roses jouaient délicatement à leur surface. Le vieil homme se dit que c’était sans doute la seule belle chose qu’il pouvait trouver sur la Lanterne… et il eut soudain une idée.

Avec application, en dépit de son dos et de ses genoux douloureux, il se mit à les récolter. Peut-être qu’après tout, il pourrait offrir à Framke un peu de cette fête dont elle était si cruellement privée.

* * *

Framke revint à la nuit tombante de sa longue après-midi de travail.

Comme elle avait manqué la plupart des arrivées de skifs, elle n’avait trouvé personne à guider à travers les différents niveaux de la ville. Cette journée aurait pu être totalement horrible, si elle n’était tombée sur un groupe de bienfaisance comme il existait peu à Silberleut, de gentilles dames qui distribuaient des douceurs aux nécessiteux pour Veenarten. Framke n’aimait pas dépendre de la charité des autres, mais elle ne voulait pas revenir les mains vides vers Fridrik, pas en ce jour tellement spécial. La pluie avait retenu la plupart des déshérités dans leurs abris de fortune ; la jeunesse et la figure avenante de Framke lui avaient valu d’être particulièrement gâtée : dans sa besace, elle transportait des pommes, du pain et des saucisses en croûte, ainsi qu’une petite flasque de bière aux épices.

Elle avait largement remercié les dames et leur avait proposé son aide gratuite si un jour elles avaient besoin de circuler en ville ou de faire porter des bagages. Elles lui en avaient fait la promesse, même si personne n’était vraiment dupe de cette manœuvre pour préserver sa dignité. En contrepartie, elle ne les avait pas détrompées quand elles l'avaient prise pour un garçon.

Même si l’après-midi avait été fatigante, elle bondit dans les escaliers avec son habituelle vivacité. Elle avait hâte de montrer à Fridrik ce petit festin, qui remonterait probablement son moral faiblissant. Elle n’ignorait pas la lassitude qui s’emparait de son vieux compagnon, qui lui ôtait parfois toute envie de poursuivre le combat quotidien de la survie, mais elle comptait bien ne pas le laisser s’enfoncer dans cet état d’esprit. Si elle pouvait lui offrir une part de sa jeunesse et de son énergie, elle le ferait sans la moindre hésitation.

Mais quand elle arriva sur la terrasse, elle demeura bouche bée : devant elle, sous l’auvent du cabanon, se trouvait un arbre de Veenarten, illuminée par une dizaine de bouts de chandelles glanés çà et là. Sur une structure de bois léger avaient été attachées des « feuilles » irisées, en bouquets luisants qui renvoyaient subtilement la lumière. De petits rubans d’étoffe avaient été noués au bout des « branches ». Certes, il ne fallait pas regarder de trop près cette construction étrange, mais pour Framke, cet « arbre » était le plus beau du monde. Il était une des plus magnifiques preuves d’amour qu’elle avait reçu de toute sa vie. La jeune rousse se tourna vers le vieil homme, qui lui adressa un sourire incertain et se jeta à son cou en le remerciant en un flot de paroles confuses.

Une fois que l’émotion relâcha un peu sa prise, elle lui offrit ses propres trésors ; ils firent chauffer du thee pour accompagner le repas providentiel, qu’ils savourèrent en silence sous la trouée du ciel. Puis ils entonnèrent la petite comptine simpliste qu’ils avaient apprise enfants et qui était resté gravée dans leur esprit et leur cœur, évoquant le souvenir de jours heureux, depuis longtemps envolés :

Santklas qui parcourt le ciel,

À travers tout Handesel,

Ne perd jamais son chemin.

Il ne craint pas le Nebel,

Quand il traverse le ciel,

Il sera chez toi demain.

Tard dans la nuit, ils aperçurent à travers la trouée du Nebel, au-dessus de leur tête, la lune qui brillait au milieu des nuées, environnée de quelques étoiles. Regardant avec émerveillement la beauté du ciel, Framke se demanda ce qu'on éprouvait quand on pouvait quitter les ilandes sans redouter les effets du Nebel… Comme Santklas, comme les pilotiers et les exploreurs .

Elle se tourna vers Fridrik, qui était assis à côté d’elle à l’extérieur de l’abri :

« Dis, tu crois que Santklas est un exploreur ?

— Un exploreur ? »

Le vieil homme ne put 'empêcher d’éclater de rire :

« Tu n’as pas tort… C’est un exploreur, plus qu’un pilotier, libre d’aller et venir dans les brumes sans jamais perdre sa route, ramenant un peu de bonheur à chacun. Peut-être qu’à travers lui, les exploreurs survivent, au moins dans l’imaginaire des enfants. »

La jeune rousse hocha solennellement la tête pour approuver ses paroles, avant de murmurer :

« Fridrik, c’est toi mon Santklas. Pour toujours. »

Il ne répondit pas, mais elle sentit son bras noueux se poser sur ses épaules, tandis qu’ils regardaient tous deux dans la même direction, vers ce ciel dégagé qui pouvait leur faire croire que quelque part, il existait un avenir pour eux… et pour Handesel.


Texte publié par Beatrix, 3 décembre 2016 à 19h53
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