« L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur. »
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Est-ce donc là le devenir ainsi promis, la liberté obtenue en échange du temps d’une vie ?
Sur ma table de chevet trône un obscur opuscule, jadis écrit par un bourgeois devenu presque prolétaire. Il y a dans ces mots une espérance, un chemin à emprunter, mais ils ne pourront s’élever que s’ils s’approprient le savoir et deviennent l’égal de leur maître.
Sournoise, la douleur me soumet et le délire devient ma seule expression possible. Mourir n’est plus de ma condition, cependant que la souffrance demeure une compagne bien présente.
Bien sûr, je pourrai la faire taire.
La morphine n’est-elle point une douce et exquise amante ?
Pourtant, je m’en éloigne, car la douleur seule me rappelle encore à mon humaine condition ; non point l’amour. Amour, quel étrange mot pour dire une chose aussi vaste, aussi douloureuse et aussi heureuse ! Mon oncle, vous fûtes amoureux et vous en payâtes le prix, car vous l’aviez négligé ; votre création vous l’avait ravie. À la fin, vous vous laissâtes happer par votre amer chagrin, qui se mua en une vengeance aussi terrible qu’aveugle, laquelle vous consuma jusqu’au bout.
Sans doute est-ce la terrible raison qui m‘empêche de brûler ces carnets ; ils sont un rappel à vos fautes afin que je ne trébuche point à mon tour.
Par la fenêtre, de nouveau, je contemple le triste spectacle. Jamais je ne l’évoque, chaque fois je le tais. Mais il est des années qui seront toujours comme une plaie à vif dans mon coeur. J’ignore si un jour j’oserai les coucher, tant il me rappelle à la folie, que je commis, en cette date si funeste, en acceptant de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour sauver ma nièce. La folie est un engrenage terrible, l’on ne sait où il commence ni où il finit. Pour l’heure, la douleur m’accapare et je l’en remercie ; je me sens humain, si humain.
Les sensations : la pluie qui tombe en rideau sur la route, les relents fétides des égouts pourrissants qui débordent et déversent sur la chaussée leur trop-plein méphitique, l’odeur chaude du bitume mouillé mêlé du parfum musqué de sa compagne. Débordant de son casque, ses cheveux détrempés se collent à sa combinaison.
Rouler, rouler, rouler et fuir !
Derrière eux la Tour Pointue n’est pas encore un souvenir, pas tout à fait un soupir. Pointe élancée dans un ciel noir de gris, sa façade encore blanche semble étouffée au milieu d’un océan terne à la vie lisse et polie. Roulant en direction du pont Alexandre III, dont les statues flamboyantes narguent les flots fangeux, ils filent dans une ville de carte postale où ne demeure, au fond, que des acteurs et des figurants : couples désaccordés, clochards au faciès ravagé par de l’alcool frelaté, fonctionnaires policés et pressés, anonymes cachés derrière des vitres fumées ; tous sont là, participant d’un carnaval qui a toujours su taire son nom. Le long des quais, les bouquinistes ont depuis longtemps disparu, ne reste d’eux que leurs étals ouverts à tous les vents, fracassés pour les moins chanceux. Le pied posé sur le macadam, la moto penchée à quarante-cinq degrés, ils prennent le virage et s’engagent sur le pont. Sous les roues, les pavés sont traîtres, à la moindre faute, ils feront le grand saut ; plongée dans les eaux noires et glacées d’un fleuve, dont le nom fut un jour Sequana. Mais sa conduite est sûre, maîtresse de son engin, elle évite les chausse-trappes ; elle se rit de la mort qui, assise sur un banc, les contemple, un sablier à la main. Dans le lointain, l’obélisque de la place de la Concorde se dresse encore fièrement, sa pointe d’électrum comme un défi à l’éternité. Autour, les fontaines des Fleuves et des Mers se sont tues, témoins muets de leur folie, de leur vie. Devant eux se dresse un monument, une arche de ténèbres, monticule de pierre à la gloire de victoires au goût amer. Plus loin encore, un fantôme, un spectre, les ruines d’un navire qui jamais ne s’élança vraiment, déjà accablé de tourment sa construction achevée. Étoile filante sur les Champs, ils dirigent vers l’Hadès, là où jadis se dressaient les bâtiments les plus fiers, devenus en quelque temps les champs d’une guerre qui taisait son nom à jamais.
– Pourquoi nous emmènes-tu là-bas ? chuchote-t-il dans son casque, raffermissant sa prise autour de sa taille.
Mordorés, les symboles flottent à la lisière de son champ de vision, comme autant de flocons ; il ferme les yeux, cependant que des larmes amères roulent le long de ses joues.
Au début, il y avait l’odeur ; une odeur fade et écoeurante, de celle que l’on sent lorsque l’on pénètre pour la première fois dans une morgue. Tout paraît si irréel. Engagée à mi-chemin dans la station, la rame de tête a été projetée dans les airs par la déflagration ; il l’aperçoit encastré dans le plafond de béton et de faïence. Telle une poupée désarticulée, le corps du contrôleur est suspendu dans le vide, retenu par sa seule ceinture. Les autres, passagers et resquilleurs, se sont écrasés sur les rails. Plus loin, la seconde voiture, emportée par le souffle a balayé le quai, fauchant la masse grouillante des voyageurs. Enchâssée dans l’un des écrans, une femme, son bébé encore dans les bras, figés dans un ambre organique. La troisième, mais existe-t-elle seulement ? Demeurant dans sa gueule ténébreuse, il ne s’en échappe plus que des gémissements, cependant que des colonnes hagardes jaillissent de profondeurs obscures. Blafardes, le regard vide, elles marchent d’une démarche d’automate, comme si seul le cervelet assurait seul les fonctions vitales.
– Je suis flic ! veut-il s’écrier.
Mais ce n’est qu’un sifflement désespéré qui sort de sa gorge, cependant qu’une douleur fulgurante lui traverse l’aine. Un voile écarlate passe devant ses yeux. De rage, il frappe de son poing le revêtement caoutchouteux.
– Si, s’étrangle-t-il, alors qu’ils s’engagent en direction de ce qui jadis fut la plus grande cité d’affaires du continent.
Au loin, il aperçoit les larges panneaux d’avertissements, annonçant que celui ou celle qui s’y engagera, le fera à ses risques et périls.
– De rêves et de matière, j’ai façonné une chair. De chair et de matière, j’ai donné naissance à un rêve. Du rêve et de la chair a jailli une chimère, un homme dont je ne suis ni tout à fait la mère, ni tout à fait le père. Né de ma chair et de mes rêves, il m’a condamné à vivre dans le tourment. Un seul démon me hante et il n’a pas de nom.
Parched land, no desert sand
The sun is just a dot
And a little bit of water goes a long way ’cause it’s hot it’s hot
Three good buddies were laughin’ and smokin’
In the back of a rented Ford
They couldn’t know they weren’t going far
Au rythme de la musique, Hyo-jin se love contre lui et glisse son sexe dans le sien.
– Ne fuis pas, Hugo. Ton démon n’a peut-être pas de nom, mais il n’en est pas moins pourvu de chair et de sang, mortel comme chacun d’entre nous.
– Hélas, souffle-t-il tandis qu’il l’enserre et dépose un baiser brûlant a creux de son épaule. Il n’en est que l’incarnation, un être malheureux né d’une folie qui a grandi en mon sein jusqu’au jour où il ouvrit les yeux.
Dans sa main, la menotte semblait si minuscule, si fine, des larmes roulaient le long de ses joues cependant que le vent humide cinglait son visage. Chair de son rêve ; rêve de sa chair, il fixait l’horizon où s’étiraient les derniers rayons d’un soleil au couchant.
– Le verrons-nous, père ?
Un sourire illumina sa figure tandis qu’il se baissait et hissait le petit d’homme sur ses épaules.
– Qui sait ? Une maladresse est si vite arrivée.
Étonné, le garçonnet le fixa un moment sans comprendre, puis se ravisa comme son bras se tendit vers l’horizon embrasé, traversé d’un éphémère rayon émeraude.
– Oh ! s’émerveilla-t-il. Toutes les choses de la vie sont-elles ainsi, père.
Les yeux grands ouverts, Hugo contemple la face ténébreuse de ce rêve à qui il a fait don d’un corps de chair.
– Un jour, elles le seront mon fils, je t’en fais la promesse.
Ses mains sinuent sur sa chair, suivant les courbes serpentines, s’arrêtant sur les aspérités d’un grain de beauté, ou sur les rugosités d’une pilosité égarée.
– Hyo-jin. Je ne fuirai plus. Es-tu ma femme, ma compagne ou celle qui oeuvrera à mon achèvement ? Je ne sais pas. Je m’étais juré de ne jamais aimer, pourtant lorsque je te vis, alors même que n’émergeait de ta camisole de chair que ton œil ouvert, je sus que j’avais brisé ce serment, prêté plus de cent ans auparavant.
Silencieuse, elle prend sa tête entre ses bras et la blottie contre sa poitrine. Ses cheveux viennent lui chatouiller les paupières ; il les chasse, les repoussant sur ses épaules dénudées, enserrant de plus belle son corps de félin contre lui.
– Hugo, peu m’importe que tu n’appartiennes plus au monde des vivants, que ton existence fût celle d’un mort. Tu aimes et c’est bien là le véritable privilège des vivants.
Un vent humide chatouillait son visage embrasé par les couleurs de l’aurore. Encore enfermé dans son cocon d’acier, les yeux fermés, c’était à peine s’il percevait le souffle ténu de sa respiration. Toujours plongé dans un coma artificiel, il vérifiait de temps à autre sur le moniteur ses constantes vitales, cependant qu’à l’horizon le soleil le cédait aux ténèbres étoilées. De temps à autre, il surprenait des sautes dans les tracés lisses et alors il déplaçait avec une délicatesse extrême sa chrysalide de manière à ce qu’elle eût toujours la plus belle vue.
– Un jour, vous réveillerez et de nouveau vous marcherez. Permettez alors que ce jour-là, je vous emmène ici et que je vous y chérisse, avait-il murmuré avant de la ramener à sa chambre d’isolement.
– Comment l’as-tu deviné ?
Noir sur noir, fondu obscur, Achille le fixe. De ses yeux, il ne voit que les abysses ourlés de blancheur. Ses dents luisent dans la nuit, dévoilées par un sourire qui lui rappellerait presque celui d’un personnage de comics américain du siècle passé. Une main tendue vers son visage, il effleure ses lèvres du bout des doigts, puis descend le long de sa joue, de son cou, de son être.
– Je ne l’ai pas deviné, tu as seulement confirmé les soupçons que j’avais, murmure-t-il d’une voix éteinte.
– Nous serons bientôt arrivés. Déjà, nous pouvons apercevoir le phare.
Le doigt pointé vers l’horizon, il lui montre le minuscule point lumineux qui clignote dans la nuit ; Eilat.
– Comment nous infiltrerons-nous ?
– Vous aimez le poisson ?
Une vague, un peu plus haute que les autres se fracassent soudain sur le flanc du bateau et balaient le pont ; échoué un poisson aux écailles argentées se débat à la recherche d’un souffle qui n’est plus le sien. D’un pas hésitant, rendu difficile par le tangage soudain, il s’en approche puis le saisit fermement entre ses mains. Pris dans une soudaine tempête, leur embarcation semble comme prise de folie, mais tient bon. Entre ses doigts, il sent la bête qui se calme ; sa bouche ouverte aspire toujours le vide. Autour de lui, il lui semble que les flots se gonflent, que le vent forcit. Déchaînées les vagues s’abattent, scélérates, prêtes à l’emporter avec elles. Mais non, il n’en est rien, seul le roulis du navire, accompagné de la pluie, lui en donne l’illusion. Rendu au sabord, il lâche la créature qui, dès que les flots l’ont englouti, s’enfuit. Derrière lui, son compagnon, les mains accrochées au bastingage, le fixe d’un regard étrange, entre compassion et admiration.
– Docteur ?
Le visage humide, ses cheveux poivre et sel plaqués sur le crâne, il semblait d’un coup vieilli de plusieurs décennies, malgré la jeunesse de ses traits ; un mince sourire étirait ses lèvres.
– Je crois que je peux deviner votre question. Je pourrai vous rétorquer que cela ne vous concerne pas, mais je n’en ferai rien.
Du haut de sa cabine, le capitaine les invite à le rejoindre ; dans un sourire entendu, Franz s’avance. Haut dans le ciel, les nuages se sont dissipés et laissent deviner les rondeurs exquises d’une lune croissante. Derrière lui, son compagnon hésite ; sa main droite levée vers le ciel se referme en un poing rageur qui retombe le long de son corps.
– Depuis quand avais-tu des soupçons, Franz ?
Le bras tendu vers lui, il en embrasse le creux de la paume.
– Depuis que nous avons franchi les portes de l’institut… et toi ?
Sa voix n’est qu’un souffle, un chuintement dans un silence devenu assourdissant, cependant que des lèvres se plaquent sur les siennes ; des larmes rageuses dévalent le long de ses joues avant de s’écraser sur les draps froissés.
– Moi… moi...
– Achille !
Autour d’eux, les cadavres empilés et desséchés les fixent de leurs grands yeux vides, jetés à la hâte comme l’aurait été n’importe quel déchet ménager. Appuyé sur l’épaule de son compagnon, Achille s’en approche, non pour les examiner, mais pour les contempler. Troncs, têtes, membres, tous sont emmêlés en une involontaire sculpture de chair. Dans un grognement que lui arrache sa cheville meurtrie, il s’agenouille. Le bras tendu, il effleure du bout des doigts, la joue fanée de l’une d’entre elles ; sa peau à la texture d’un vieux cuir.
– Pourquoi êtes-vous là ? souffle-t-il.
– Ce sont des déchets, Achille. Seulement des déchets et comme tout déchet, on s’en débarrasse.
Plongé dans la pénombre, le visage du capitaine Vrénillac n’est plus qu’un masque de rage et de fureur. Soudain, son poing vole dans le mur, cependant qu’un craquement sinistre résonne dans la pièce. Les traits crispés, la mâchoire serrée, il contient la douleur qui point.
– Des déchets, répète-t-il, la voix gonflée d’une fureur retenue. Des putains de déchets.
Soudain, les mots dans sa bouche se brisent, tandis qu'il s’agenouille à côté d’Achille. Le poing gauche fermé, taiseux, il caresse de sa main dextre les étranges poupées.
– Je vais demander à l’équipe un renfort afin que nous les évacuions et que nous leur donnions une sépulture décente ; je connais fort bien l’imam de la mosquée de Madimbada ; c’est un ami sûr et de longue date.
Sa main s’est arrêtée sur le visage de l’une d’entre elles. Froissé, son œil reflète une lumière devenue soudain trop pâle.
– Depuis quand ai-je des soupçons ?
Sa voix se meurt.
– Sûrement… comme toi…
Dans sa gorge, l’air se coupe, ses poumons ne se gonflent plus ; il étouffe, la fureur l’étouffe.
– Achille ! Achille !
Son nom ! Il l’entend, il l’entend, mais ne réagit pas. Hagard, le regard vide, ses doigts griffent l’air qui ne lui arrivent plus.
Les corps décharnés et momifiés sont là. Balancés sans ménagement, ils ont été oubliés.
– Capitaine !
Dans sa bouche, les syllabes d’entrechoquent comme si elles avaient été des glaçons. Les mâchoires serrées, il entend ses dents grincer, cependant que des larmes amères de rage ruissellent le long de ses joues.
– Capitaine, nous traquons des trafiquants d’êtres humains, mais nous demeurons impuissants, devant des êtres plus ignobles encore.
Une main posée sur son épaule, il raffermit sa prise, avant de lui tendre une petite mallette
– Rien de tout cela ne doit demeurer cacher. Achille, faites votre travail.
Étonné, celui-ci le fixe un long moment, avant de reporter son attention sur le boîtier.
– Que croyez-vous qu’il se passera lorsque les renforts arriveront ; ils nettoieront tout et nous pourrons seulement leur offrir une tombe digne de ce nom, dans le carré des anonymes, lui rétorque Vrénillac. Attention, ce que je viens de vous confier est ce qui se fait de mieux en la matière.
– Mais…
Un sourire entendu se dessine sur les lèvres de son supérieur.
– Pensez-vous que je n’ai point pris mes précautions.
Complice, Achille, malgré la rage qui le consume, se met à l’ouvrage. Professionnel, d’une voix monocorde, il énonce : nous sommes en présence des corps de treize femmes, d’âge semblable, mais d’ethnies différentes. En premier lieu, j’ai repéré deux sujets d’origine caucasienne, trois d’origine africaine, cinq sud-américaines et une africaine. Seul un examen plus approfondi me permettrait de les identifier correctement, mais je pencherai pour une origine sud asiatique. La mort remonte à plus de deux ans au moins ; seules d’autres analyses pourraient le confirmer. Les corps ne présentent pas, après examen superficiel, de trauma. On peut donc exclure, a priori, une mort violente. Étant donné leur condition et leur état de conservation, je pencherai plutôt pour une mort par asphyxie, bien qu’aucune trace de lésions ne soit visible, ou par empoisonnement, ce qui serait compatible avec leur statut d’objet humanisé. Oui par empoisonnement, j’aperçois sur le sujet numéro quatre, d’infimes traces de piqûres au pli du coude. Nous procéderons donc également à une analyse toxicologique poussée avec prélèvement de tissus rénaux et hépatiques.
Ses gestes sont précis, méthodiques ; le flash silencieux de l’appareil crépite. Les mains gantées, il examine avec soin les corps, sans toutefois les déplacer. À l’aide d’un trocart, il effectue ses prélèvements qu’il dépose avec soin dans des tubes emplis de paraffine.
– Capitaine. Pensez-vous qu’il y aurait des pièces métalliques assez épaisses par ici ? J’apprécierais de pouvoir prendre quelques clichés X.
D’un hochement de tête, celui-ci acquiesce.
– Ce serait bien le diable, grogne-t-il comme sa main blessée le lance ; une large porte métallique sous le bras.
– Franz, soupire-t-il. Pourquoi as-tu réintégré le corps de la police judiciaire ?
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