« L’homme a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance. […] Mais si on a honte du caractère obsolète de son origine, on a bien sûr également honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine, en l’occurrence soi-même. »
[g]Günther Anders[/g], L’Obsolescence de l’homme
Sagesse et raison résident dans ces paroles. Quant à moi, j’ignore ce que je m’apprête à faire à présent qu’il m’a transmis son secret. Le fléau anéanti, la malédiction levée, les bonnes gens s’en sont retournés à leurs activités. Mais pour les autres, sa disparition ne leur procure aucun soulagement. Chaque jour, je croise leur triste mine, résigné, mangé par la vérole et la nourriture gâtée. Parfois, aux plus miséreux, je leur glisse une pièce, mais qu’est-elle en regard de l’indigence dans laquelle on les meut, on les maintient ; petites mains affairées à qui l’on ne prête aucune sagesse, aucune intelligence ; bêtes de somme tout juste bonne à pousser les wagons dans les mines ou à se glisser dans les interstices des ateliers pour relancer une machine devenue folle. Je ne puis supporter, plus longtemps encore, leurs corps faméliques, leurs bouches, édentées, car ils auront vendu leurs plus belles dents à quelques barbier ou perruquier de passage, mais plus encore leur regard dénué de toute expression, où la résignation a remplacé l’illusion d’un futur radieux.
Lâche, je m’enfuis ! Je m’enfuis, car je n’ose plus les affronter, soutenir leurs regards désespérés habités par une non-vie factice, façonnée d’alcool frelaté et d’opiacés bon marché. Je m’enfuis, car je suis terrifié, terrorisé par cet abominable secret. Demain, je prendrai le premier rapide en partance pour Édimbourg et de là je gagnerai les Orcades ; du moins, si force et courage ne me font pas défaut. Encore maintenant, que je couche ces quelques mots dans mon journal, je défaille. Mon écriture devient plus saccadée et j’ai du mal à me relire ; ma plume tremble, au moins autant que ma raison chavire. Je sens ma raison s’obscurcir, tandis qu’apparaît dans le miroir la noble figure du comte.
Soudain, je sens fondre sur mes épaules le poids de mon serment et des responsabilités qui sont désormais miennes, comme autant d’ombres terrifiantes et fascinantes. Je referme mon ouvrage, le sommeil me couvre de ses ailes noires ; Morphée est en chemin et bientôt je rejoindrai Nyx. La nuit porte conseil, dit-on…
Le 23 juillet 1894
Par la fenêtre, ce ne sont que des ombres, silhouettes faméliques et éthérées qui errent sans but au cœur des ténèbres. Qui sont-ils ? Des hommes ? Des femmes ? Sans doute un peu des deux, sans doute entre les deux.
Pour une réalité transfigurée
Ne soyez plus esclave
Révélez votre vrai moi !
Le visage extatique, un enfant rit tandis que son image explose en des milliers de paillettes dans la nuit. Bientôt, il sera remplacé par un autre ; les traits seront différents, mais l’expression restera la même ; un bonheur factice à portée de main pour qui peut encore la tendre. Un cri déchire le tissu obscur, suivi d’un bruit de chute et de course-poursuite. Des yeux, il observe les ombres qui se dessinent sur les murs ; demain il n’en demeurera rien, ils seront passés et tout aura disparu. Au-delà, qu’y a-t-il, sinon une muraille d’indifférence ? Les gens se croisent, mais ne se voient pas ; les paroles s’échangent cependant que personne ne les recueille ; seul ensemble. La figure collée presque sur la fenêtre, Max contemple la vie nocturne.
— La violence.
— Le silence.
Des mains se plaquent sur sa taille. Doit-il les repousser ? Doit-il les accepter ? De l’autre côté, les tours illuminées brillent de mille feux. Deux mondes séparés par une route infranchissable, synonyme de mort et de désolation, où circulent, sans jamais s’arrêter, les fantômes d’une civilisation. Le dos contre le mur, il s’effondre sur le parquet en proie aux sanglots ; la figure enfouie entre les bras de son amante. Sa main passe dans ses cheveux. Il embrasse son bras ; sa peau à une odeur de sauge et de fauve dans laquelle il se noie. Saejin lui relève la tête et enlève son bracelet, de même que le collier qui jamais ne la quittait ; elle est nue, complètement nue. L’a-t-il jamais vu ? Il doit voir !
Égaré, ses doigts courent sur sa peau, sinuent le long de ses plis, de ses sillons, de ses mystères gravés dans la chair. Ses lèvres s’entrouvrent et un souffle rauque s’en échappe, comme si un jour elle avait oublié comment articuler.
— Que ressens-tu ?
Il hésite, mais sa main décide pour lui. Dans sa gorge le liquide s’écoule ; il en demande un autre. En face, celui qui le sert hausse un sourcil ; il lui tend un billet que ce dernier s’empresse de faire disparaître. Quelqu’un lui enfonce un clou dans les tempes, mais il s’en fiche et vide le second aussi vite ; la douleur s’évanouit.
— Vous ne devriez pas, monsieur, lui chuchote l’homme tandis qu’il ramasse le verre. On voit que vous ne buvez jamais.
Il relève la tête et fixe son interlocuteur dans le blanc des yeux. Il n’y découvre rien, seulement la figure de quelqu’un qui ne désire pas qu’un client provoque un esclandre.
— Il y a un commencement à tout, rétorque-t-il d’une voix encore assurée.
Lisse et impassible, son visage ne trahit rien de ses pensées ni de ses sentiments.
— Puis-je ? ajoute-t-il comme il aperçoit dans un recoin une vieille borne musicale.
En face, le barman acquiesce.
— Le client est roi, vous savez. De plus… vous êtes le seul ce soir.
La voix est semblable à la figure, neutre, dépourvue d’émotions ; un regard vide de toute expression, glacé, le crucifie.
— Vous doutez, monsieur Defrosse. Alors, je gage que ce que j’aurai à vous montrer dissipera ce malencontreux malentendu.
De nouveau, sa voix est onctueuse, volontaire et persuasive, tandis que ses lèvres s’élargissent un sourire éclatant. Max aimerait fuir, s’arracher à la toile tissée autour de lui. Derrière lui, la porte en acier lui signifie l’absence de tout retour en arrière ; au-dessus, en lettre capitale, la devise de l’établissement : Absit reverentia vero.
— Abyssus abyssum invocat. L’abyme appelle l’abyme, souffle-t-il, les doigts enfoncés dans les chairs trempées de sueur. Le vide…
Le visage baigné de larmes, il s’épanche entre les bras de son amante qui l’attire à lui. Dans la pénombre, sa peau cuivrée luit semblable à l’un de ses insectes qui sillonnent parfois les routes désertes et muettes.
— Qu’est-ce que tu vas prendre ?
Il entend, mais ne répond pas ; il l’a aperçue et il ne peut détacher son regard de sa silhouette qui sinue entre les corps. Un désir violent s’est emparé de son être ; il pense à un vieux film du siècle passé : Alien.
Il n’a d’yeux que pour elle. Sa main droite tremble ; il se saisit de la carte et lance un nom au hasard. À côté de lui, Franz et Achille annoncent leur commande ; ils ne remarquent pas le trouble qui s’est emparé de lui. Les événements lui paraissent soudain si lointains, si dérisoires ; il veut la revoir. Mais elle ne revient pas ; c’est un homme qui s’en vient, la mine grave. Le regard d’un être qui aurait traversé les siècles ? Il les serre ; sous son verre, une carte ; dans la pénombre, il veut saisir encore une fois sa silhouette ; l’homme s’éloigne. Où est-elle ?
Pourquoi est-il ici ? Lascive, elle s’écarte de lui et offre à son regard son intimité meurtrie.
— Tu m’as posé une question. Je vais te répondre, murmure-t-elle.
Max, le regard encore brouillé, lève des yeux rougis. Il devine les contours de sa silhouette soulignée par les pâles rayons de lumière brune qui pénètre par les fenêtres.
— Qui es-tu, Saejin ? lâche-t-il dans un souffle presque inaudible.
Silencieuse, elle se penche sur l’homme effondré et pose son front sur le sien.
— Non pas qui ! Mais que suis-je ? lui chuchote-t-elle au creux de l’oreille, un doigt posé sur ses lèvres.
Saejin n’est plus. À la place, il aperçoit les contours d’un corps baignés par les rayons argentés d’une lune désenchantée qui en dessineraient les courbes et un visage dont les yeux, puits sans fond semblables au cosmos, le consumeraient du regard. Elle est là, dans toute sa crudité ; ses mains arrachant à son être leur infâme secret. Soudain, une bouche se colle à la sienne, un torse épouse le sien, un sexe rencontre le sien.
— Que veux-tu dire ? ose-t-il entre deux étreintes.
— Tu ne le devines pas, murmure-t-elle tandis qu’elle sent la passion prendre possession de son être.
Ses mains explorent son corps, aveugle voyant, elles glissent sur sa peau à la recherche de ses mystères.
Odeur d’alcool et de javel, les effluves le prennent à la gorge sitôt franchi le porche ; il ne s’y fera jamais. D’un hochement de tête, il salue surveillant dans son bocal ; au-dessus de sa tête, les écrans diffusent les images de salles désertes.
— Il vous attend ! lui lance l’homme assis derrière son bureau, une tasse à la main, un monocle sur l’œil gauche.
— Merci !
Il hausse les épaules ; il relit encore une fois le message abandonné sur son combiné. Dans le couloir, le bruit de ses pas lui fait oublier les raisons qui l’ont poussé à se jeter, corps disloqué, sur une route désormais désertée. Sur les murs immaculés, une galerie de photographies obscènes et déplacées. Mais le serait-elle à tout le moins en ces lieux ? serait
Dans la salle, une lumière crue éclabousse les corps d’une blancheur presque malsaine. Dans un recoin, le plateau d’une balance s’agite encore ; tout est si silencieux, vierge. Si ce n’était les êtres alignés, figés dans une étrange éternité, il se penserait visiter quelque macabre musée de cire. Du regard, il balaie la pièce, les visages apaisés aux paupières closes ; seulement des femmes, uniquement des femmes, ébène, ambre, blanches, cuivrées, de tous âges réunies dans une funeste fresque.
— Pourquoi sont-elles là ?
La voix porte, résonne dans la cathédrale de carrelage blanc à l’odeur pénétrante de résine et de polyéthylène glycol. Éternelles Belle au bois dormant, elles semblent si paisibles si ce n’était le large sourire carmin dessiné sur leur cou.
— Elles ont toutes été saignées à blanc, comme on le faisait dans le temps des porcs ou des truies, rétorque une autre voix depuis un bureau installé à l’autre extrémité de la pièce. Oui ! Des porcs, comme l’on se débarrasserait d’une bête malade. Aucun signe distinctif, aucune trace dans les fichiers de personnes disparus ni dans les réseaux ! Rien ! De parfaites inconnues !
L’homme ne souffle pas un mot et se penche sur l’un des cadavres. Du bout des doigts, il souligne l’exquise grimace.
— C’est bien là leur seul point commun, poursuit son interlocuteur.
— Vraiment ? s’enquiert l’homme tout en relevant la tête en direction de la silhouette vautrée sur son fauteuil.
— Bien sûr que non ! ricane ce dernier. Sinon, pourquoi t’aurai-je fait mander, Maximilien Defrosse.
— Impossible, sanglote-t-il alors qu’il jouit, la tête blottie conte la poitrine d’une créature à l’apparence de femme.
Tendre, elle lui caresse le visage et l’embrasse.
— Je suis ce que je suis Max, une femme qui n’en est pas une, une femme qui n’est jamais née ; je suis ce que certains ont appelé une Pandore, lui chuchote-t-elle.
Sa voix se veut ferme, mais c’est la peine et la terreur qui se lisent au fond de ses prunelles.
Depuis le fond de la salle, un homme en blouse blanche le fixe ; un sourire narquois se dessine sur les lèvres, mais s’efface aussitôt.
— Maximilien Defrosse, depuis quand exercez-vous dans les rangs de la criminelle ? lui lance-t-il soudain ; au fond de ses yeux brûlent les échos d’un feu jamais éteint.
— Pourquoi m’interroger, Achille Brévin, ex-hacker qui a pillé les systèmes les mieux protégés de la planète, ex-recrue de la DESS, ex-médecin militaire, devenu légiste.légiste. Je suis certain que vous savez déjà tout de moi, rétorque-t-il sèchement.
— Cigarette ?
Achille lui tend un paquet presque vide ; entre ses doigts une petite fée grise s’envole déjà. Max semble marquer une hésitation.
— J’insiste, ajoute l’homme dans un sourire ; la minuscule flamme d’un antique Zippo danse devant ses yeux.
Dans un geste empreint de lassitude, Max s’empare de l’un des cylindres offerts. Soudain le papier s’enflamme et les brins s’embrasent ; une discrète odeur de verveine s’élève alors. Face à face, leurs regards s’affrontent, au premier qui pliera. Chacun à leur tour, ils inspirent, expirent ; la fumée envahit leurs poumons et les molécules de THC modifié et autres enthéogènes pénètrent leur intimité neuronale.
— Je crois que nous allons bien nous entendre, vous et moi, ricane le médecin comme il observe les mouvements d’automate de son compagnon en déshérence.
Le stick entre les lèvres, Achille inspire un long moment ; son sourire s’étire. L’extrémité grésille un instant avant de s’étouffer, puis il recrache un long jet de fumée bleutée.
D’un bref mouvement de tête, elle rejette sa chevelure épaisse et laisse à voir la marque. Timide, il effleure du bout des doigts l’invisible cicatrice et remonte ainsi jusque dans son dos.
— Pourquoi… s’étouffe-t-il. Pourquoi…
Mais les mots lui manquent, le souffle lui manque ; l’air vital qui nourrit tout être de chair et de sang.
— Pourquoi suis-je encore en vie ? souffle-t-elle.
Max secoue la tête. De nouveau la rage monte en lui en même temps que les souvenirs refoulés, les images de corps brisés et violés, des femmes étendues dans toute leur crudité, un sourire carmin sous la gorge, et toujours les mêmes murs contre lesquels il se heurtait.
— Quel monstre t’a engendrée ? piaule-t-il entre deux sanglots. Pourquoi vous a-t-on donné la vie ? Pourquoi êtes-vous nées ? Vous n’étiez que des poupées… seulement des poupées…
Sa voix se meurt et la nausée le gagne. Autour de lui, la pièce tournoie. Il se lève, mais s’écroule sur le sol tandis qu’il rend son dernier repas. Dans ses orbites, ses yeux roulent en tout sens. De l’index, il pointe son pantalon tandis qu’il griffe le vide.
— Douteriez-vous encore de nous, Monsieur Defrosse ?
Les chiffres défilent, anonymes, en face des noms de lieux, des adresses, des noms biffés au nom de la confidentialité ; tout est tracé, surveillé, de la naissance… à la mort. Le secret n’existe plus, le mensonge non plus.
— Je ne sais pas…
Que répondre d’autre. Tout semble si parfait, si harmonieux, si sécurisé. Aucune faille, aucune erreur, rien ne semble laisser au hasard, tout est lisse et sans surprise ; il aperçoit même les noms des responsables du ménage.
— Ne vous l’avais-je pas dit, Monsieur Defrosse. La transparence est gage de la qualité de la confiance que vous placez en nous.
— Oui, répond-il évasivement. Sûrement…
Pourtant, l’illusion n’est-elle pas l’essence même de la perfection ? Sur un écran, un homme en scaphandre marche ; il porte un plateau sur lequel reposent des échantillons, sperme, ovule, embryon en division ou futures cellules souches ?
— Oui… je crois que vous m’avez convaincu… ajoute-t-il.
Un sourire s’esquisse sur les lèvres de son interlocutrice.
— Désireriez-vous voir les salles d’incubation. Comme je vous l’ai déjà dit, nous n’avons rien à vous cacher. Le cœur de notre réussite se dissimule dans ses processus.N’oubliez pas nos taux de réussite, 50 % Monsieur Defrosse, 50 %. De plus, n’oubliez pas que nous possédons toutes les certifications requises !
Il retient de peu le haut-le-cœur qui le saisit alors que la nausée l’envahit. Il voudrait se précipiter dans les toilettes, mais il est prisonnier de cette femelle aux yeux d’acier. Des hommes flagelles défilent sous ses yeux, le regard terne, les lèvres pincées, l’échine courbée. Des silhouettes aboient des ordres, ils ne protestent pas. Parfois, l’un d’entre eux tente un mouvement de fuite ; il choit, fauché par une balle invisible et silencieuse.
— De bien belles poupées, en effet… soupire Saejin, les yeux troublés par des larmes amères. Des poupées parfaites ; des poupées qui ne possèdent ni d’odeur ni de cœur ; des poupées seulement capables de porter et d’enfanter. Des hommes… des femmes, nous ont désirées, nous ont imaginées, nous ont fantasmées. Ensuite, ils nous ont fabriquées, nous ont assemblées, comme l’ont le ferait d’un jouet, et quand ils n’ont plus besoin de nous, ils nous abandonnaient. Puis, un jour, ils nous ont détestées, car nous leur renvoyions l’image de leur propre mensonge, cette perfection qui n’était rien d’autre qu’une abjection, une honte, et ils nous ont massacrées. Peu d’entre nous en ont réchappé et nous nous sommes cachées dans les lieux les plus sordides et les plus désolés. Cependant, nous étions libres, puisque nous n’avions jamais existé.
Entre ses bras, Max ne s’agite plus ; les paupières closes il s’est assoupi ; la médication a fait on effet.
— Pourquoi sommes-nous tombés amoureux ? marmonne-t-il dans son sommeil entrecoupé de cauchemars.
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