Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage.
Karl Marx, Le Capital
Le 31 mars 1894
– Puis-je avoir votre carte, monsieur ?
La voix métallique résonne presque dans le hall silencieux ; il est certainement le premier visiteur. Située dans un puits de lumière, l’entrée baigne dans les lueurs oragées de la matinée. D’un geste lent, il produit son portefeuille, puis glisse une carte de plastine vieillie dans la fente prévue à cet effet.
– Bonjour, monsieur Caplon. Nous sommes ravis de vous revoir. Vous n’étiez pas revenu depuis quatre mois, vingt-deux jours et trois heures.
Les yeux rivés sur la partition glacée, il subit, stoïque, le bavardage inutile et intrusif de la machine. Derrière lui, une silhouette s’avance, une femme peut-être ? Il hausse les épaules ; elle le dépasse et s’éclipse par une porte de service dissimulée dans la muraille.
– Où désirez-vous vous rendre, monsieur Caplon ?
– Département de mythologie comparée, lance-t-il.
– Fort bien, monsieur Caplon. Ascenseur C3, vingt-septième étage.
– Merci, murmure tandis qu’il s’éloigne sous l’œil inquisiteur du majordome.
Sur les murs, des portraits s’alignent, reprises d’œuvres classiques par des artistes en vogue. Soudain, l’un d’eux attire son attention ; une Joconde au sourire triste et forcé, malgré des yeux demeurés rieurs. « 2074 – Module Nocturne numéro 3 » déchiffre Franz sur le carton apposé au bas de la feuille de papier glacé. Dans le fond, ruisseau, forêt et chemin ont cédé la place à des tours élancées, agencées selon un dessein tortueux, plongées dans une nuit sans étoiles et illuminées par une lune absente.
– Module nocturne… Nocturne préambule… Mortel préambule…
La pluie a presque entièrement lavé le macadam, de lui, il ne demeure rien ou presque, sinon ses effets personnels. Accroupie sur le bord du trottoir, elle attrape un sac de vinyle et une pince. Ses mains sont encore celles d’une femme et le regard grivois que lui jette son collègue par-dessus l’épaule ne le trompe pas. De grosses gouttes d’eau dégoulinent sur son visage puis s’écrasent sur le bitume sale. Entre les plis d’un habit délavé, elle a repéré l’éclat mat au milieu de l’amas.
– Quand vous aurez fini de vous rincer l’œil, vous voudrez bien porter cet anneau au labo avec les autres pièces.
Un grommellement suivi d’un bruit vulgaire ponctue la tirade.
– Merci !
– Pas de quoi, rétorque l’intéressé qui s’éloigne en direction d’une voiture grise.
Un genou posé sur le sol, elle caresse les pavés détrempés tandis que résonnent dans sa tête les paroles de son médecin. La figure grave, il n’a jamais porté sur elle le moindre regard équivoque ou désapprobateur ; elle remarque comme ses yeux sont humides. Il tient entre ses doigts la feuille de papier défraîchie sur laquelle court une série de chiffres à la signification obscure ; T4, T8, CD3, HLA-B27, Il-2.
La pluie charrie les débris et emporte les restes d’un habit de soirée. À quelques dizaines de mètres de là, le lourd portail en fer forgé d’un hôtel particulier la contemple d’un œil sévère. Aucun témoin, aucun indice, aucun suspect et surtout un mort impossible.
– Et merde !
Poussière, tu es né poussière, tu t’en retourneras poussière. Entre les doigts de son collègue, le sac a pris feu ; de lui, il ne demeure qu’un peu de cendres, un peu de cendres emportées par le vent.
Franz se détourne et appelle l’ascenseur qui l’emportera vers les hauteurs. Du regard, il explore encore une fois les tableaux suspendus figés dans leur toile de papier glacé et ciré ; un trille le tire de ses réflexions tandis que les mâchoires d’acier s’ouvrent en silence.
– Où désirez-vous vous rendre, monsieur Caplon ? Il paraît que la nouvelle collection Mucci fera virer toutes les têtes dans les mois qui viennent, à moins que vous ne souhaitiez assister à la conférence des Astres, avec le soutien de la fondation Ciao Tinto.
Pour toute réponse, Franz enfonce un bouton et oublie le débit mécanique de la machine dont la voix mélodieuse se répand dans la cabine.
– Donnez-moi vos mains, lui ordonne-t-elle.
– Elles ont rien, mes mains, rétorque l’homme. Ça va aller, j’suis pas une femmelette !
– S’il vous plaît, insiste-t-elle.
Brûlée à la surface, la peau rougeoie, par endroit des cloques commencent à apparaître.
– Vous l’avez lâché tout de suite, n’est-ce pas ?
– Bien sûr ! J’suis pas manchot. Dès qu’ce truc s’est mis à fumer, j’l’ai balancé par terre. J’ai même pas senti de picotements. Rien ! s’énerve-t-il.
Silencieuse, elle examine les mains meurtries de son collègue ; la peau est froide, alors même qu’elle présente tous les signes d’une profonde lésion. Soudain, elle avise un café et se précipite à l’intérieur.
– Hé ! Vous allez où comme çà, Nathalia ! Nathalia !
Mais elle ne l’entend pas. Quelques minutes plus tard, elle revient un seau à champagne entre les bras.
– Ah ! C’est la meilleure çà ! On trouve un macchabée pas piqué des vers et vous sortez le champagne.
Cependant, il n’a pas le temps d’ajouter autre chose, qu’elle lui attrape les mains et les plonge au milieu des glaçons.
– Serrez les dents, lieutenant. Vous me remercierez plus tard ! glapit-elle.
– Bordel ! jure-t-il comme il voit fondre les glaçons à une vitesse folle.
Pendant ce temps, elle est retournée dans la brasserie et s’en revient avec un nouveau chargement.
– Mais il se passe quoi ? couine son collègue, comme elle verse une nouvelle rasade de glace.
– La question à cent balles, lieutenant ! Si nous le découvrons, nous aurons résolu l’énigme de la mort de notre client.
– Vingt-septième étage, département de mythologie comparée. Si vous le désirez, nous pouvons effectuer pour vous une réservation pour la conférence du professeur Ayadra Tsukomi qui aura lieu la semaine prochaine, Espaces Igmoïdes : une application physique, avec le soutien de WD entertainement et de Gfizer©.
Mais déjà Franz avait appuyé sur l’un des boutons du panneau et les portes se refermaient, emportant en d’autres lieux l’inconvenant. Dans le couloir, la moquette étouffe le bruit de ses pas tandis que des haut-parleurs invisibles diffusent une discrète musique, il secoue la tête et s’enfonce dans le dédale illuminé par les plafonniers, alors même qu’ils sont entourés de baies vitrées. Sur les murs, des annonces éparses, quelques affiches perdues aux couleurs délavées et un plan d’évacuation, à côté de l’alarme. Au fond du couloir, au-dessus de la double porte, une plaque : Département de Mythologie comparée et Philosophie. La main posée sur la poignée, il hésite.
– Excusez-moi ! Mais je désirerais passer, monsieur, s’exclame d’une voix revêche une femme au regard de glace.
Sur ses lunettes défilent de minuscules mouchetures mordorées, silencieux Franz s’écarte. Sans même un échange, elle le dépasse, franchit le seuil, puis disparaît derrière une étagère. Sous ses yeux, la porte se referme dans un chuintement de métal fatigué. Au-dessus de sa tête, le haut-parleur annonce les débuts d’une conférence, laquelle ne retient nullement son attention.
– Sommes-nous des légendes ? murmure-t-il comme il pousse le battant ; il y a si longtemps qu’il n’est pas revenu. Combien d’années ? Des décennies, sans doute.
Rien ne semble vouloir troublé l’ordre, peut-être les collections se sont-elles enrichies ? Appauvries ? Cependant, rien n’a changé tout est à la même place, même mobilier déclassé, mêmes chaises usées, mêmes bureaux fatigués ; les projecteurs holographiques ont remplacé les écrans incrustés. Franz soupire, il ignore s’il doit se sentir désolé ou bien se réjouir. Du coin de l’œil, il a repéré le vieux fauteuil Voltaire face à la baie vitrée. Son odeur de cuir vieilli, ses ressorts qui gémissent dès que l’on s’assoit dessus, les craquelures de son revêtement ; Franz sourit tandis que ses pas le portent vers lui. Sur la table traînent quelques journaux jetés à la hâte, sans doute un puriste de la presse écrite.
Morts mystérieuses à l’IVR de Gif-sur-Yvette
À l’heure où nous couchons sous presse, l’identité des victimes est encore inconnue.
Effondrement de l’aile ouest du bâtiment
Aucun blessé à déplorer, lourds dégâts matériels
De vieilles coupures, Franz les repose avec respect sur la table. Par l’embrasure du volet en bois, il aperçoit les premières lueurs de la ville ; mélange de mauve et d’oragé, qui se reflètent sur les tours tout proches. Sans hâte, il se relève et se glisse entre les panneaux pour mieux embrasser du regard le ciel embrasé par l’astre au commencement de sa course. Personne ne l’a remarqué ; son visage devient mélancolique, tandis que ses yeux coulent vers ses mains ; des mains d’homme-femme, fines et puissantes. Sur sa figure, les couleurs du levant donnent à sa peau des reflets cuivrés et mordorés.
– Je constate que, même après tant d’années, certaines habitudes ne changent pas, n’est-ce pas, murmure soudain une voix derrière lui.
– Vous non plus, Claude, rétorque Franz à mi-voix, sans se retourner. On ne se lasse jamais de ce spectacle.
– Non ! En effet…
La présence se glisse à ses côtés, lente, fragile.
– Puis-je voir votre visage ?
– Pourquoi ?
– Sans doute à cause de mon grand-père, il m’a si souvent parlé de vous, commissaire. Et puis je n’ai pas oublié.
Franz retient avec difficulté un fou rire.
– Vous aurai-je vexé ? s’enquiert son compagnon, comme il ôte son borsalino.
– Aucunement ! Non ! Seulement…
Franz se tait, porté par le flot des souvenirs que sa présence ravive.
– Si vous le désirez, nous pouvons nous rendre sur les terrasses, j’y ai mes entrées, lui propose-t-il dans un sourire.
– Vos entrées, s’amuse Franz.
Quelques instants plus tard, un vent frais manque d’emporter le borsalino.
– Vous devriez faire plus attention, Claude, lui murmure Franz comme il lui tend le chapeau couvert de poussière.
Stupéfait, le vieillard s’empare de couvre-chef d’une geste machinal, puis éclate de rire.
– Dire que je croyais qu’il affabulait lorsqu’il me parlait de vos exploits, mais…
Il n’achève pas sa phrase, troublé par le regard insondable de celui qui, un jour, fut une femme. Le chapeau entre les mains, il le serre comme le vent redouble de violence.
– Après tout, c’est vous qui l’avez sauvé, enfin ses mains.
Une odeur de plastique fondu et de chair brûlée le saisit ; brusque écho du passé.
– En effet… cependant, je n’étais pas encore moi-même à cette époque, plus tard. Oui, plus tard.
À côté de lui, le vieil homme le fixait d’un air presque admiratif ; le vent agite ses cheveux rares.
– C’est incroyable. Vous ne portez aucune marque, aucune altération, vous vous glissez dans le flot sans jamais lui offrir la moindre prise. Pourtant, je ne vous envie pas. J’ai eu, ce que l’on pourrait appeler une vie bonne et, touchons du bois, je suis encore vert pour mon âge. Mais non, j’espère bien croiser un jour, au bout d’un chemin qui aura été le mien la dame à la faux.
Franz sourit. Quand sonnera le tocsin, il se présentera et l’emportera ainsi qu’il vient d’en formuler le désir. Au loin le disque rougeoyant s’élève au-dessus des tours qui dispersent ses rayons aux alentours, comme si elles cherchaient à se débarrasser de quelques carcans.
– Est-ce douloureux ? demande-t-il soudain, les yeux tournés vers l’horizon sanglant.
– Quel est-ce quoi que vous dissimulez, Claude ? lui retourne Franz d’une voix sans animosité.
L’homme porte sur lui un regard empli de compassion et de mélancolie ; au fond, il devine les souvenirs, beaux, amers, oubliés ou douloureux encore, les joies, les retrouvailles, les adieux, les traces d’une vie pleine d’émotions.
– Oubliez ma question, je vous prie, Nathalia ! murmure son compagnon.
– Nathalia, répète-t-il d’une voix émue.
Depuis combien de temps ne l’a-t-on pas appelé ainsi ? Presque cent ans. Un battement de cil pour la planète, une éternité pour un humain. Des larmes lui montent aux yeux ; dans la bouche de cet homme, son prénom sonne comme une clameur, un cri oublié qui reviendrait à la vie. Au fond de sa poitrine, une vieille cicatrice s’entrouvre, mais il ne ressent aucune douleur, aucune peur, seulement une paix indicible.
– De qui étiez-vous amoureux, Claude ? D’elle ou de moi, peut-être les deux ?
Les mots s’échappent, sans qu’il ne cherche à les retenir.
Souriez commissaire ! Vous aussi lieutenant !
– Vous avez gardé cette photo ? murmure Franz comme son compagnon exhibe hors de son portefeuille souffreteux un vieux cliché aux couleurs passées.
Claude hoche doucement la tête ; une larme au coin de l’œil. Avec lenteur, elle roule le long de sa joue. Les yeux baissés, il n’ose croiser le regard de celui qui un jour fut un amour impossible. Un pâle sourire se dessine sur ses lèvres pâles.
– C’est drôle ce que l’on peut être idiot lorsque l’on a quatre ans ; tombé amoureux d’une dame dont on ne connaît que le visage et que les récits rapportés par son grand-père. Je sais qu’il vous trouvait étrange, bizarre même, cependant lorsqu’il parlait de vous, même lorsqu’il ne pouvait s’empêcher une ou deux remarques grivoises à votre égard, je sentais derrière ses paroles épaisses un sentiment, non d’admiration ou de l’amour, mais quelque chose de plus profond, de plus précieux.
– De la fascination ?
Les yeux posés sur le vieil homme, Franz passe une main sur son épaule, une main fine et délicate, encore une main de femme. Doit-il s’en réjouir ? Le regretter ?
– Oui, de la fascination.
À l’horizon, les nuages s’élèvent et se parent de nouvelles couleurs. Derrière eux, la tour de la faculté de science pleure des larmes de sang.
– Et un jour, vous êtes revenu et vous n’étiez plus la même, mais vos yeux, eux, votre regard, sa profondeur, rien n’avait changé. J’avais quatorze ans et je vous aimais encore. Vous ne m’avez pas remarqué ce jour-là ; j’étais enfermé dans ma chambre et j’espionnais la fille des voisins en face, mais c’est vous que j’ai découvert à la place… Papi était très malade, le crabe lui rongeait les poumons… et chaque fois il regardait ses mains, désespéré de mourir avant d’avoir résolu l’énigme ; étrange coïncidence
– Une synchronicité Claude. Oui, une synchronicité, murmure Franz.
Le vent emporte ses paroles et laisse les deux hommes dans l’expectative. Sur les lèvres de Claude, le sourire s’efface et ses traits s’affaissent et accusent soudain le poids des ans ; avec hésitation, il glisse une main dans celle de Franz.
– Enfin, vous êtes venu, puis vous avez disparu, encore plus mystérieuse qu’une dame blanche sur une route de nuit.
À ces mots, Franz rit, un rire cristallin, presque enfantin.
– J’ignorai que les enfants du millénaire, ainsi que certains vous avaient surnommé, avaient connaissance de leur existence.
À côté de lui, le visage de Claude se ferme.
– Ne vous moquez pas, Nathalia. Je sais qu’elle existe… affirme-t-il.
Franz se tait et le fixe un instant.
– Excusez-moi, Claude. Seulement, j’ignorai que c’était ainsi que l’on nous désignait ; nous avons reçu tant de noms au fil des temps que nous les oublions et les perdons. Sinon pourquoi m’avoir posé la question. Puis-je savoir quand vous l’avez découvert ?
Claude détourne la figure ; le vent frais fouette son visage buriné et lui rappelle soudain le fleuve long de l’existence.
– C’est étrange, vous ne me demandez pas pourquoi j’ai conservé pour moi votre secret.
À son tour, Franz rejoint Claude ; à leurs pieds la Seine coule dans son lit avec paresse, parée des couleurs mordorées du lever.
– Je ne le désire pas, car je connais déjà la réponse. Dans un monde où tous craignent la mort et la repoussent à coup d’artifice, seuls les œuvriers possèdent encore le don.
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