Lorsque l’homme aura été entièrement adapté à cette société, lorsqu’il aura fini par obéir avec enthousiasme, parce que persuadé de l’excellence de ce qu’on lui fait faire, la contrainte d’organisation ne sera plus ressentie, à la vérité elle ne sera plus contrainte, et la police n’aura plus que faire. La bonne volonté civique et technicienne et l’enthousiasme du mythe social, créés par la propagande, auront résolu définitivement le problème de l’homme.
Propagandes (1962), Jacques Ellul
Chaque nuit, depuis que je me suis rendu sur la Tamise, je marche en bordure des quais. Un brouillard sale a tout envahi, même les bouches des égouts exhalent une blanche pestilence. Au milieu de la brume épaisse, je devine des silhouettes décharnées et désincarnées ; leurs bras pendent le long de leurs corps faméliques, quand leurs jambes ressemblent à des lianes. À pas lents, ils progressent dans le smog, tels des automates dont une main invisible remonterait sans cesse les mécanismes. De temps à autre, ils se heurtent, s'entrechoquent, s'examinent, comme si quelques inobservables ressorts ou dents avaient sauté, puis ils reprennent leur marche saccadée. Dévoré de curiosité, je les suis au travers du brouillard traître, m'interrogeant incessamment sur leur destination. Parfois, je les perds de vue, pour mieux les retrouver ensuite au détour d'une ruelle. À tâtons, avec pour seule aide une vieille canne ramassée dans un bouge quelconque, je me déplace tels les aveugles, dans le secret espoir de surprendre ce maître qui semble les attirer à lui. En de rares occasions, je croise leur regard derrière mes lorgnons fumés. Je n'y découvre que l'effroi, le même que j'ai aperçu brûlé au fond des prunelles de feu le docteur Jekyll, lorsqu'il comprit que Hyde allait s'emparer de lui. Dans l'abysse de mon poitrail, brûle un feu douloureux qui me consume. C'est lui que je tente d'apaiser par ces vaines offrandes, ces frissons dérisoires.
Pourquoi ne pas me jeter dans la Tamise et sentir les eaux glacées du fleuve se refermer à jamais sur ma poitrine ?
J'y songe en fait chaque fois que j'entrevois le reflet des étoiles à sa surface. Elles m'attirent tel un papillon de nuit guidé par la lanterne du voyageur dans les ténèbres ; elles me rappellent à mon insignifiance, à mon éphémère temps.
En effet, que sommes-nous, face à l'âge de l'univers, sinon poussière ?
Ma sœur, j'ignore si je perds la foi. Peut-être... Sans doute... J'erre, j'erre dans la noirceur à la manière de ces pauvres hères, dont l'esprit a été broyé par la matière.
Demain, je me rendrais à l'université ; le professeur Seward, aliéniste de renom, doit donner une conférence à propos de l'épidémie de folie qui s'est emparée de la capitale depuis quelques semaines. Sans doute apportera-t-il quelques réponses aux interrogations nées de mes observations.
De grâce ma sœur, pardonnez encore une fois mes égarements ! Ne me condamnez pas sur ces quelques sinistres et lugubres paroles, car il n'y a qu'auprès de vous que j'ose me confondre.
Votre dévoué, H.F
New Singapor, Malaisie, 17 février 2067
Sur le bitume poisseux d'humidité, le corps achève de se décomposer ; à côté de lui, une silhouette au regard vide reprend peu à peu ses esprits.
— Adieu, lance l'ombre qui s'éloigne d'un pas nonchalant dans une ruelle obscure, baignée de couleurs délavées.
Des affiches décollées, que se disputent des rats affamés, traînent sur le sol, au milieu d'ordures jetées à la diable sur les trottoirs puants. Au-dessus de sa tête paressent des ballons solitaires poussés au gré de vents contraires ; sur leur flanc obèse, des images obscènes vantent les charmes douteux d'hôtels de passe miteux, ou bien encore les miracles d'une chirurgie génétique quelconque. Dans l'allée, les cris des rongeurs faméliques se répercutent dans la nuit ; tout juste couvrent-ils le bruit des semelles de ses chaussures lorsqu'elles frappent le sol.
Quelques hères solitaires l'observent d'un œil torve, mais aucun d'eux ne se risquera à l'accoster, l'éclat qui lui au fond de ses orbites suffit à les dissuader. Mais il en est toujours un prêt à relever le gant, au risque d'y laisser plus que le sien. Du coin de l'œil, il l'a repéré et s'en amuse ; un sourire sardonique épouse les lèvres. Nonchalant, il poursuit sa route comme si de rien n'était, sa canne entre les mains, l'échine courbée. Il a vu scintiller l'éclat de la gueule de métal. Soudain, son chapeau s'envole, soufflé par un invisible projectile. À l'arrière du crâne, il sent la balle le traverser de part en part ; elle se fraie un chemin au travers de ses méninges, et bientôt elle ressortira en lui emportant le haut du visage. Les traits figés, il devine la présence de son adversaire. Les mains nouées autour du pommeau de la canne, l'homme chancelle, titube un instant, puis s'effondre, face contre terre, sur le sol détrempé.
— Voyez bien ! L'est raide mort vot'e bourgeois ! lance aussitôt un garçon, au regard douteux et aux articulations déformées.
D'un coup de pied, il retourne le corps gisant et découvre un visage mutilé, où se mêlent sang et os. Expert, il fouille les habits du mort, dont la figure, arrachée par le projectile, le contemple. La dépouille flasque tressaute sous les coups de boutoir de l'adolescent.
— Bordel, l'a rien dans les poches ! jure-t-il entre ses dents.
Furieux, il prend une longue inspiration, puis crache entre deux rats qui se disputent un bout de chair, un glaviot épais et jaunâtre. Le colt, toujours entre ses doigts, il remonte avec lenteur le chien, tandis qu'il approche le canon de la bouche ricanante du cadavre, dont les prunelles vides paraissent le moquer.
— C'est çà ! Marre-toi ! grince-t-il tandis qu'il plonge dans la gorge du mort la gueule métallique.
Son index effleure avec délicatesse la gâchette. Il savoure l'instant, celui où il appuiera, où son bras tremblera, ravi du recul de l'arme. Pourtant, alors que ses yeux glissent le long du visage déchiqueté, il lui semble apercevoir l'esquisse d'un sourire funeste. Inquiet, il hésite, puis bat en retraite de quelques pas.
— Bon sang ! qu'est-ce tu fous ? balance une voix traînante, depuis une ruelle obscure.
Mais l'autre ne répond pas. Terrorisé, il fixe le cadavre, dont la bouche paraît s'élargir de plus belle, en même temps que se répandent dans la nuit les échos d'un rire sinistre.
— Hé, mec ! Arrête ton numéro ! T'es pas drôle, gronde l'être difforme d'un ton peu assuré, dont le pouce joue avec nervosité le chien du revolver encore fumant.
— Mais j'ai rien dit, moi ! piaille une voix dans l'ombre.
— Putain ! T'es vraiment lourd, toi ! L'a rien sur lui ton bourgeois. En plus, avec le raffut qu't'as fait avec ton engin, tu vas rameuter tous les porte-lames du quartier.
— On peut pas s'envoyer en l'air sans que tu fasses le con, en balance une autre du fond de l'allée. Allez, viens ! Laissons ce naze avec son bourgeois crevé ! J'ai pas envie de me faire ratisser.
— C'est çà ! Cassez-vous, tas de connards ! jette-t-il tandis qu'il se retourne vers sa proie.
Derrière lui, l'homme a disparu. Ne demeure sur le sol que le borsalino taché de sang qu'il ramasse d'une main molle, cependant qu'il ne remarque pas l'éclat argenté qui scintille à son côté, non plus que la face ravagée de sa victime, à qui le front déchiqueté offre un second sourire. Son bras décrit un cercle, en même temps qu'il lui pose un doigt sur les lèvres.
— Je devrais vous remercier, jeune homme pour... l'amusement que vous m'avez procuré, lui glisse-t-il dans l'oreille.
Poli, il se penche pour récupérer son chapeau tombé dans une flaque huileuse et noire. Sans un mot, il l'examine un instant, l'égoutte puis le coiffe sur le chef de son bourreau, dont les prunelles fixes s'agrandissent d'effroi.
— Pauvre sot, souffle-t-il.
Le visage tournée vers le ciel, il contemple les sommets démesurés des tours dont les pointes se perdent dans l'obscurité. Parfois, il aperçoit la flamme dérisoire d'une torchère, chargée d'évacuer les miasmes de la digestion souterraine. À ses pieds, une horde de rongeurs aux yeux jaunes se massent, attirés par l'odeur de la mort lente. Son regard glisse sur le corps raide du jeune homme, avant de s'attarder quelques instants au niveau de sa figure. Au fond de ses pupilles, ils distinguent deux minuscules points luminescents.
— Est-ce là l'aboutissement de la sagesse humaine ? murmure-t-il à l'adresse de l'adolescent, dont le visage transpire de terreur, l'index posé sur sa tempe.
Dédaigneux, il secoue la tête, avant de s'éloigner sous l'air incrédule des deux jeunes gens tapis dans le noir ; un rat mord le mort en devenir.
— Ce sont les étoiles, les étoiles tout là-haut, qui gouvernent notre existence, chantonne-t-il, comme il contemple la voûte voilée de lumières artificielles.
À quelques pas de lui, la tour, immense, le domine ; si haute que personne n'en voit le sommet. Une larme coule le long de sa joue ; amère comme le fiel qui irrigue ses veines.
Paris, France, 27 février 2067
Moitié homme, moitié femme, il se déhanche ; il revoit ses iris fabuleux d'homme mort, d'homme dans le dernier souffle de son vivant.
— Des légendes ? avait-il soupiré. Peut-être, le sommes-nous devenus.
Agenouillé, il avait pris la main de l'invisible étendu, lui octroyant un peu de cette chaleur qui le consumait.
— Dormez ! avait-il ensuite murmuré, avant de l'emporter. Je vous emmène.
Sous eux défile un paysage inconnu : d'immenses sinistres tours noires plantées au milieu d'une savane africaine. Parfois, ils croisent la charge de cavaliers maure ou mongole, ou bien encore des colonnes d'êtres faméliques à la dérive. Indifférents, ils traversent les lieux, les époques.
— Où allons-nous ? lance-t-il ; le vent lui arrache presque les mots de la bouche.
— À la fin de toutes choses, lui répond-il. Au lieu de ta renaissance.
— Ma renaissance ?
Entre ses bras, l'homme mort ne pèse déjà plus rien. Depuis longtemps, la ville n'est plus qu'un souvenir. Des larmes roulent le long de ses joues, puis s'éparpillent dans la nuit ; joyaux scintillants perdus dans l'obscurité. Au pied de la grotte, il dépose l'invisible et siffle ; ils ne tarderont pas. Se remémorant les dernières paroles de cet humain, dont le destin lui a offert un nouveau chemin, il se rappelle le visage rieur de l'étudiant passé de vie à trépas.
Doit-il ou non ressentir quelque pitié pour ce jeune homme dont l'âme s'était recroquevillée dans le néant ?
Au creux de sa paume, le souvenir d'un œil noir le fixe, impassible, avide.
Déjà les premières images !
Les premiers mirages, les premiers outrages, les premiers carnages, les premiers ravages.
À San Francisco, un adolescent agresse le chauffeur d'un bus Moorble.
Bilan : 5 morts, 40 blessés dont six grièvement.
La litanie se poursuit, inlassable. Des dommages regrettables aura-t-on professé à l'époque. Moyennant quelques compensations ; et la faillite de la société, aussitôt phagocytée par un concurrent, l'on oublia bien vite les incidents. Dans les ténèbres, une paire d'yeux s'illuminent, il s'incline.
— Merci, bruisse la créature tandis qu'elle se retire, le cadavre entre ses bras.
Silencieux, il se recule, puis s'en retourne dans l'obscurité de son monde. De l'autre côté de la rive, les quatre tours flamboient dans le levant d'un soleil à l'horizon ; le temps lui appartient toujours. Sur la Seine, des péniches paressent, obèses de leurs chargements divers. Des mouettes tournent autour, criant à qui mieux mieux. Parfois, elles s'affolent et s'enfuient à tire-d'aile, pour mieux revenir ensuite. Sur la passerelle, personne, hormis les ombres naissantes. Dans un jeu de miroir, Franz contemple son reflet baigné des lueurs pastel de l'aurore.
— « Dieu a façonné l'homme à son image. Mais dans son désir idolâtre et narcissique, l'homme s'est perdu et son âme s'est consumée ».
Franz soupire. Las, son regard dérive vers les immeubles monumentaux, semblables à d'immenses tombeaux, qui entourent les tours de la nouvelle Alexandrie. Soudain, son téléphone s'affole. D'une main distraite, il l'élève. Sur l'écran, trois mots qui résonnent comme une terrible sentence.
Clinique Craig Venter
— Achille, murmure-t-il.
L'Haye-Les-Roses, France, 26 février 2067
Muettes, les silhouettes défilent. Certaines se lèvent quand d'autres lancent des signes. Alors elles se déplacent. Mouvements lents et décomposés, ils sont semblables à des scaphandriers au fond de la mer, alourdis du poids de l'eau et de leurs semelles de plomb.
— Avez-vous des questions, monsieur Defrosse ? Ne vous sentez point mal à l'aise. Nous sommes là pour répondre à vos attentes, ainsi qu'à vos interrogations.
— Des questions ? répète Max l'air absent.
Par le hublot, l'étrange ballet se poursuit.
Sont-ils encore des hommes, ou des machines en devenir ?
Il se retire, un goût de bile au fond de la gorge.
— Pourquoi suis-je ici ? murmure-t-il, le doigt sur la vitre. J'ai envie de rire.
— Je vous demande pardon, monsieur Defrosse, s'étonne son interlocutrice. Avez-vous dit quelque chose ?
L'index encore en l'air, il suspend son mouvement. Derrière la fenêtre, les hommes mécaniques s'agitent toujours. Chacun de leurs gestes est pesé, schématisé, empreint d'une perfection presque maladive, comme si quelque diabolique marionnettiste leur avait passé des fils invisibles à chacune de leurs extrémités et s'en amusait.
Des phalanges se glissent dans ses cheveux, puis dessine l'ovale de son visage du bout du doigt. Au-dessus de lui, deux yeux d'écume le contemplent. Sur la table de nuit, repose un bracelet, accompagné d'un jeu de boucles d'oreilles. Pas d'artifice, pas de D-lisse ni de K-prisse comme l'aurait écrit Philip K. Dick. Mélancolique, il observe la paume de sa main, avec la cicatrice en étoile qui en occupe le centre. Un index s'attarde sur ses lèvres. La chair est tiède, la chair est douce, comme le regard qui se pose sur lui, comme le souffle qui glisse dans son cou et chasse ses fantômes.
— Venir, souvenir, revenir, avenir... devenir.
Les mots jaillissent de sa bouche, alors qu'une bouche se plaque sur les siennes ; des larmes roulent le long de ses joues.
— Qui es-tu, Saejin ? soupire Max, comme elle s'enroule autour de son corps.
Muette, elle esquisse un sourire, puis essuie la perle liquide qui sourde sur son visage. Ses doigts dessinent des arabesques dans la nuit, tandis que ses cuisses se referment sur leur prise. Déjà, il gémit, déjà il s'épuise.
— Pardon, s'excuse-t-il.
Mais Saejin ne se départit pas de son sourire, tout à la poursuite de sa chevauchée romantique. Féline, elle bascule son corps gracile sur lequel le drap glisse, dévoilant sa poitrine nue et humide, comme une invite à d'autres plaisirs.
— « Quand nous vîmes le doux sourire de l'amante baisé par les lèvres de l'amant, celui qui jamais plus ne sera séparé de moi me baisa la bouche, tout tremblant ; et ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant1. », murmure-t-il tandis que ses mains s'évadent entre ses cuisses.
Les mots s'échappent d'entre ses lèvres. Les yeux grands ouverts, il contemple la femme assoupie ; sa peau cuivrée devenue pâle sous les rayons de la lune. Il s'interroge.
Comment nier l'évidence ?
Le cœur a ses raisons que la raison ignore. Il rit et son rire se perd dans la nuit. Alangui, il s'écarte de la couche tiède ; Saejin dort profondément, elle ne se réveillera pas. D'une main délicate, il caresse son visage, puis se lève dans les ténèbres.
Où sont-ils ? Chez lui ? Chez elle ? Ailleurs ?
À pas lent, il se dirige vers la fenêtre, dissimulée par de lourdes tentures mauves. Une odeur de musc, de sueur et de fluides l'entoure ; il n'est pas jaloux.
Seul dans la cabine, une puissante odeur chimique de désinfectant lui agresse le nez. Il éternue, mais aucun écho ne lui parvient. D'une main distraite, il éprouve la surface lisse et sans aspérité de la paroi ; un rêve d'éternité glacée. Tout à coup, ses yeux tombent sur le téléphone, en fait un écran holographique incrusté dans le mur qui projette un antique appareil en bakélite. Il hésite, tout lui paraît incongru, comme ce télescopage entre deux temps que tout sépare. Plus loin, une affiche, prisonnière d'un glacis de plastique, explique la procédure de désinfection et de préparation ; Max suit le protocole : déshabillage,
Tout objet retrouvé hors de la zone sera immédiatement détruit.
lavage des mains pendant une minute avec une solution hydro-phénolique agressive ; une minuscule caméra surveille l'impénitent, puis c'est le rituel de l'habillage : charlotte, surchaussures, blouse en plastine cellulosique – il étouffe déjà – et de nouveau des ablutions ; l'alcool lui ronge la peau, ses chairs se couvrent de plaques rouges. À peine achève-t-il ses frictions, que la porte s'ouvre en silence sur une pièce aux allures d'aquarium.
— Entrez donc ! s'exclame une voix.
C'est une silhouette animée d'un sourire bien trop vrai pour être sincère qui l'accueille ainsi.
Par la fenêtre, il aperçoit une faune éclectique, composée de clochards et de personnages à la dérive. Quelques-uns braillent, d'autres invectivent ; il les devine à leurs grands moulinets. Soudain, ils se dispersent ; un gyrophare vient de surgir du fond de la nuit. Sa main se crispe, tandis que ses doigts emprisonnent la tenture.
— Lâche ! s'accable-t-il, comme il détourne la figure.
Recroquevillé contre le mur, le poing serré contre la poitrine, il mord la chair jusqu'au sang, comme pour en éprouver la réalité. Dans sa bouche, un liquide épais et chaud coule ; le goût du fer lui électrise les sens, sans n'atténuer en rien la souffrance. Derrière lui, une silhouette s'avance tandis qu'en contrebas les pauvres hères se dispersent. Quant à ceux des moins rapides... sur les parois, les ombres implorent, supplient, alors que s'abattent, avec une joie féroce, les bras démesurés des géants. Il lui suffirait de peu, de si peu. Un instant, son visage se tourne vers sa veste posée sur une chaise. Brigade criminelle, brigade résiduelle comme ils aiment à les surnommer dans les couloirs ; brimade perpétuelle.
— « Ne donne à voir du monde que ta vision et ordonne à l'invisible de régner sur les ombres », murmure-t-il.
— Viens ! chuchote soudain une voix rauque dans son dos.
Panthère moderne, drapée de ténèbres, Saejin le fixe d'un regard empli d'obscur et de douceur.
— Que... hoquette Max, sous l'effet de la surprise.
En face, Saejin lui sourit et de nouveau au-dessus de sa figure des lettres s'illuminent.
Chacun ses secrets.
Ne juge jamais un livre à sa couverture.
Femme mystérieuse, femme ombrageuse, Max acquiesce en silence, puis enfile la chemise qu'elle lui tend. Souple et résistant, le tissu épouse les formes de son corps, l'enveloppe à la manière d'une seconde peau. Mutique, il suit les instructions de Saejin qui inspecte avec un soin extrême les moindres plis de la combinaison. Sure, ses gestes trahissent l'ancienneté de son activité ; il ne posera aucune question, car il n'attend aucune réponse. Par la fenêtre lui parviennent les cris, de plus en plus faibles. Les paupières closes, il se concentre sur les sons, les bruits, les souffles, son souffle sur sa nuque ; ses muscles se tendent, son corps frissonne. Prédatrice, il est devenu son jouet fragile.
— N'aie crainte, lui susurre-t-elle de cette même voix venue de loin, comme surgie d'un abîme sans fond.
Ses mains, gantées, s'attardent plus que nécessaire. Il les devine qui glisse le long de sa poitrine, remonte vers sa gorge nue, son visage. Dévoré par la passion, il entrouvre la bouche, mais la referme aussitôt et embrasse les lèvres satinées de sa compagne. Goût de miel, goût de ciel, il croit entendre le ressac des vagues sur la plage. Au-delà de la mer, une silhouette s'agite. Lentement, il se retire, une femme fatale lui fait face. Dans ses yeux, il lit une détermination et une volonté sans faille ; elle est une chasseresse, mais plus encore une vengeresse.
Pourquoi ?
Les lettres évanescentes sont réapparues, lumignons perdus dans la foule obscure. Debout, elle le toise un instant, puis s'empare d'un coffret dans le tiroir secret d'une commode. Lisse, sa surface reflète l'éclat argenté de la lune. Seule une tache sombre trahit la présence d'une serrure lilliputienne sur l'une de ses faces. Max sourit, rares sont les monte-en-l'air encore capables de jouer du rossignol à l'heure où tous ne jurent que par les briseurs. Quelques minutes plus tard, elle lui tend un masque de la même matière, ainsi qu'un minuscule boîtier qu'elle fixe à sa taille.
Sans mot dire, Max s'exécute tandis qu'elle l'enfile avec un soin extrême. Derrière les paupières artificielles, il devine le trouble de ses yeux de velours qui, soudain, disparaissent, se fondant dans les ténèbres épaisses. Autour de sa dextre, il sent sa poigne se raffermir comme pour mieux le rassurer. Dans l'air flottent les caractères mordorés.
Créature magique ou féerie, il hésite ; dans la nuit, il lui dessine des ailes invisibles.
— Qui es-tu, Saejin ? songe-t-il comme il s'amuse à capturer ses obscurs contours.
— Tu le sauras bientôt, lui souffle-t-elle à l'oreille. Mais avant, il te faut voir. Tu as déjà franchi une première fois le seuil. Souviens-toi !
1 : Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley
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