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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 15 « Les Hommes Condamnés » tome 1, Chapitre 15

Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu'on appelle Assemblée nationale, pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l'état d'un pays sont presque toujours ceux qui le représentent.

Pierre-Joseph Proudhon ; Les Confessions d'un révolutionnaire

Du haut de la chambre de l'hôtel que j'occupe en ce moment à Édimbourg, j'aperçois avec une netteté surprenante Arthur's Seat, malgré le brouillard persistant. Demain, Maxwell donnera une série de cours à l'université. William a beaucoup insisté pour que je m'y rende, alors même les travaux de restauration du manoir touchent à leur fin. Cependant, il s'est tant obstiné, que je ne me voyais guère lui refuser cette invitation, surtout après cette désastreuse affaire Hyde qui l'a détourné, un temps, de ses champs d'expérimentation.

Tandis que je couche ces mots, je m'interroge sur le sens de ma décision. Pourquoi l'ai-je accepté ?

Je me désintéresse de tout, hormis de la vie bouillonnante sur mon île. J'ai connu l'enthousiasme lorsque, au cours de l'une de mes dernières explorations du manoir, j'ai redécouvert le chemin qui conduisait à ses installations. Cela ne fut pas sans peine, croyez-le bien, car l'escalier qui y mène a été dissimulé d'une manière des plus remarquables.

Imaginez-vous un escalier en double involution, semblable à celui qui fut aménagé au château de Chambord, dont l'entrée serait soustrait au regard par un trompe-l'œil. Je n'ignorais pas que mon oncle fut versé en matière d'architecture. Toutefois, je doute qu'il fût capable d'une telle prouesse. Très certainement dut-il faire appel à un génie en la matière, qui le lui aura alors soufflé l'idée. Voici donc un escalier dérobé, escamoté par la présence d'un autre, dont l'existence, aux yeux étrangers, demeure secrète. Ainsi par ce jeu de géométrie et d'illusions, personne, à moins qu'il ne fût dans la confidence, ou dans la connaissance de ce laboratoire, n'en soupçonnerait la présence.

Combien de fois suis-je passé devant, alors même que je me doutais de sa réalité. Fort heureusement, j'étais seul ce moment-là ; la domesticité vaquait à ses modestes occupations. Au premier abord, je n'ai pas osé m'approcher.

Était-ce de la peur, de l'angoisse ou de l'appréhension ?

Encore maintenant, je saurai mettre un mot sur le sentiment qui m'a étreint en cet instant ; j'oscillais entre fascination et dégoût. Le corps était encore présent, racorni, momifié, préservé par le froid et l'absence d'humidité. Une lanterne à la main, je tremblais avec tant de violence que les ombres dansaient sur les murs. Un instant, je me suis cru plongé dans un cauchemar, où les Parques m'auraient invité à leur sabbat. Je les devinais avec leurs silhouettes grotesques, leurs bras immenses qui m'entouraient. Soudain, je lâchai ma lampe-tempête qui se brisa sur le sol, répandant une flaque de pétrole qui prit aussitôt feu, avant de mourir. Les gouttes d'une sueur glaciale ruisselaient le long de mon échine. Je n'avais jusqu'à présent vu la créature seulement par les yeux de mon oncle, au travers de ses notes. Mais là, je contemplais avec effroi les cendres de ce qui un jour faillit devenir un membre de notre race. Je n'avais fait que l'entrapercevoir. Encore en cette heure, je sens le vertige me saisir, alors même je l'évoque à peine.

Mon oncle, quelle folie vous a conduit à vous mettre dans les pas de celui qui est peut-être notre père à tous ? Cependant, vous ne pouviez la rejeter. Quelle erreur ce fut ! Que dois-je faire ? Que puis-je faire ?

Le temps me manque et mes pensées s'assombrissent.

Extrait du journal de H.F.

Le 17 janvier 1894

***

Montreuil, France, 16 février 2067

Une cigarette au coin de la bouche, Blue Oyster Cult sur un texte de Mickael Moorcock dans l'habitacle, Achille s'en va ; Max a disparu sous le porche de son immeuble. Enfoncé dans son siège, il prend une longue inspiration, pendant ce temps le mélangé des fumées envahit ses poumons. Silencieux, il sinue dans la ville endormie, tandis qu'il chemine en bordure du périphérique, dont il aperçoit l'ombre monstrueuse sur sa gauche. Par moment, ses phares accrochent des silhouettes dégingandées, certaines appuyées contre des lampadaires, d'autres adossés contre le pilier d'un hôtel, une jambe repliée sous les fesses.

Sans un mot, Achille longe l'avenue. Par instant, son regard happe celui de l'une de ces marionnettes de chair aux yeux poudres. Peut-être s'arrêtera-t-il ? Peut-être que non ?

— Combien pour une fellation ?

— 100 balles, mon chou !

— Combien pour une sodomie ?

— 100 balles, mon chou !

— Combien pour te regarder te masturber ?

— 100 balles, mon chou !

Ainsi échangerait-il. Puis il monterait chez lui, chez elle, dans un hôtel, de passes, ou d'ailleurs ; il ne sait pas. Alors il la contemplerait, puis lui parlerait, ensuite il s'en irait et la vengerait.

Mais ce n'est pas ainsi que cela se passera. La vengeance n'est plus, trop d'horreurs, trop de morts ont abîmé son cœur.

Soudain, il baisse sa vitre et tend un carton dans la main de l'une d'entre elles.

— Appelle ce numéro, glisse-t-il tandis qu'il remonte sa fenêtre.

Dans le halo du lampadaire, il voit, dans le rétroviseur, le visage surpris de cette femme masculine. Ce n'est qu'une goutte d'eau dans un océan, mais elle est encore jeune, alors... Tout à coup un panneau annonce Bagnolet :

Ville jumelée avec :

Oranienburg,

Chatila,

Masalla,

Sesto Fiorentino,

Akbou

Engagé dans la rue Sadi Carnot, il tourne dans la rue Lénine, avant de prendre la rue de la Barre Nouvelle. La Barre Nouvelle, il en rirait si ce n'était pas tragique ; la Barre Nouvelle rebaptisée la Barre Ancienne lorsqu'elle s'est effondrée, emportant avec elle ses victimes inanimées. Un attentat ! crièrent les uns, le gaz hurlèrent les autres ; un simple défaut d'entretien fut la conclusion et l'on passa à autre chose.

Arrivé au bout de l'impasse, sa voiture avalée dans le dédale d'un parking souterrain, puis garée, il descend enfin de son véhicule, pendant qu'il savoure les dernières bouffées de sa cigarette. Écrasé sous le talon de sa chaussure, jeté dans une poubelle, son mégot achève sa course, tandis qu'il franchit les portes d'un ascenseur souffreteux. De retour dans ses appartements, la veste tombée, le corps avachi dans son vieux fauteuil en cuir de vachette, acheté aux puces de Saint-Ouen, Achille médite sur la journée qui vient de se dérouler. Plus tôt, il a lancé ses sondes. Maintenant, ne lui reste plus qu'à remonter ses filets.

— Max ?

Dans le combiné, la tonalité résonne dans le vide ; il est à peine neuf heures. Les lèvres pincées, Achille réitère son appel, puis se lève ; un livre de Fritz O'Brien à la main : Le Forgeur de Merveilles. Perdu dans sa lecture, il en oublie les clignotements spasmodiques de ses écrans, quand soudain, les premiers accords de Sex Machin de James Brown jaillissent de la baffle. Quelques instants plus tard, Achille raccroche, méditatif, tandis que s'éclipse le buste de Max. Songeur, les bras croisés sur la poitrine, les lèvres pincées il ne goûte guère ses récentes découvertes.

Un clone. Il ne peut être qu'un être de cette nature. Et les autres ?

Rejeté dans le fond de son fauteuil, ses doigts volent au-dessus de son clavier virtuel. À hauteur de ses yeux, les dates défilent ; écho d'un passé jamais révolu. À peine plus de dix ans séparent la naissance de Dolly, premier véritable clone de mammifères, du premier clone avorté d'un primate.

Pourquoi en serait-il différent pour l'homme ?

Les tabous et les interdits moraux n'ont jamais été un obstacle à la curiosité humaine, surtout lorsque se murmure que toute nouvelle avancée est synonyme de progrès et de profits. De même que la prohibition du clonage au niveau mondial ne fut rien d'autre qu'un voile pudique, jeté par les comités d'éthique ; nombre de chercheurs et de médecins n'ont pas hésité à poursuivre leurs travaux, même sous couvert de desseins plus grandioses.

Au fond, il n'est guère que l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette, entre clonage à « but » thérapeutique et clonage à visée reproductive : l'utérus d'une femme.

Il n'y a donc aucune incohérence entre la date de sa naissance et l'état des avancées en la matière à l'époque, d'autant plus que cette dernière fut placée sous le sceau du secret. Cependant, ce n'est pas là son premier sujet d'inquiétude. Qu'un clone humain eut vu le jour, à cette époque, est une chose. Mais que sa naissance se soit déroulée dans un hôpital militaire privé, puis classé secret défense, en est une autre, beaucoup plus grave, car cela signifiait qu'il y eut collusion au sommet de l'État. Hélas, ce ne serait pas la première fois.

Nerveux, Achille clôt les unes après les autres les fenêtres, non sans avoir pris soin d'effacer toutes les traces de son passage, laissant derrière lui quelques joyeusetés cryptiques. Ainsi, il sera bien délicat de remonter jusqu'à lui. À moins de recherches poussées, on tombera en premier lieu sur un médecin obstétricien, en exercice à Boulogne-Billancourt, à la clinique Craig Venter.

Sans doute, devrait-il lancer encore des appâts ; il n'est certainement pas le seul. Son index, suspendu dans le vide, il écrase sur une touche invisible.

Formatage du réseau

Accepter

Il est presque minuit et, malgré la fatigue qui fait de lui son esclave, il demeure sourd aux appels de Morphée. Se propulsant hors de son fauteuil, Achille se lève. Dans la baie vitrée, il contemple son reflet dans la fenêtre. Sa main court le long de cette cicatrice presque invisible qui se confond avec les sillons de sa mâchoire, blessure d'une guerre aussi sale que vaine.

— Au rapport ! lance le capitaine à l'escouade d'éclaireurs qui s'en revient.

Depuis plus de dix minutes qu'ils sont dans cette salle minuscule où ils ont trouvé refuge, les visages graves se sont tendus.

— Comme nous le pensions, l'issue principale est rendue inaccessible par l'éboulement. On a retrouvé des traces d'explosifs sur certains pans du mur. Tout était piégé. Heureusement, tout n'a pas sauté. On dirait qu'ils ont été pris de court. Toutefois, il semblerait qu'il existât une autre entrée, car le matériel entreposé plus loin n'aurait jamais pu franchir des escaliers aussi étroits.

— Des survivants ? Trafiquants, esclaves ?

— Négatif, capitaine. Cette pauvre femme n'était qu'un leurre pour couvrir leur fuite.

— Docteur Brévin ?

Achille lève un pouce, comme il se relève avec raideur. Par précaution, il resserre un peu plus le tissu autour de sa tête, ce qui lui arrache un grognement. Pendant ce temps, le capitaine a ordonné à tous de brancher leurs liaisons intérieures. Les laryngeophones collés sur la gorge, les sons sont ensuite transmis dans les mâchoires via un implant, dissimulé dans l'une de leurs molaires. Achille tient le sien entre ses mains. Sentencieux, il fixe la languette qui brille sous l'éclat de sa lampe, avant de le fourrer dans une poche. Inutile que semblable matériel tombe entre les leurs.

Pauvre fille... quel âge pouvait-elle avoir ?

La question demeurera sans doute encore longtemps sans réponse, car ils ont un travail à achever. Déjà, le gros de l'escouade, masque sur le visage, est parti. Au loin, quelques tirs sporadiques résonnent, auxquels rétorquent les détonations sourdes des grenades incapacitantes. Bientôt, ils évoluent dans des couloirs envahis par un brouillard blanchâtre. Guidés par leur système d'écholocation, ils arrivent dans une pièce où s'alignent plusieurs dizaines de lits. Dans quelques-uns demeurent les cadavres de pauvres créatures décharnées, qui n'ont presque plus rien d'humain.

— Capitaine ! nous avons trouvé la sortie ! s'exclame soudain l'un des membres du bataillon.

— Bravo sergent ! Gardez avec vous Froideau et Hurun pour sécuriser l'accès. Les autres, revenez, nous devons faire un inventaire de leurs archives, s'ils ne les ont pas déjà toutes détruites.

Ses ordres donnés, il s'adresse à Achille, occupé à examiner le corps de l'une des malheureuses.

— Un problème, docteur Brévin ?

Soucieux, le teint cireux, sa figure paraît prisonnière d'une gangue organique, tandis qu'il se tourne vers son supérieur.

— Oui, capitaine Vrénillac.

Vrénillac... quel âge pourrait-il avoir, aujourd'hui ? Soixante, soixante-cinq ?

Retraité des armées, il ne sera pas demeuré inactif. Pour autant qu'il sache, il n'aura jamais déménagé. Dans ses souvenirs, il était quelqu'un de très casanier.

Peut-être lui procurera-t-il quelques tuyaux sur ce personnage au passé obscur. Sait-on jamais ? Surveiller les réseaux est une chose, mais rien ne remplacera jamais le renseignement humain. En attendant, il reporte son attention sur l'œil qui flotte dans son liquide de conservation ; une merveille de technologie. Posé sur une étagère, il n'est désormais plus qu'un objet de décoration. De pièce à conviction, il l'a rétrogradé au rang de simple curiosité. La main tendue vers le bocal, Achille en caresse la surface lisse. Hélas, ils n'en tireront rien. Un coup de fil, de la part de l'un de ses assistants, à la boîte qui le commercialise lui a appris que l'étudiant n'avait pas souscrit l'abonnement, qui lui aurait permis d'enregistrer son environnement. Hélas, il n'existe pas encore de moyens capables de faire parler le cerveau d'un mort. Admiratif, il se perd dans la contemplation du réseau de fibres optiques, dont les terminaisons, enduites de facteurs de croissance, opèrent une liaison avec les nerfs du chiasma du même nom. En général, les premiers temps, l'individu souffre de désorientations, de troubles de l'équilibre et d'hallucinations, puis les symptômes s'estompent assez rapidement, à quelques exceptions près.

Déçu, il se jette dans son canapé, se remémorant le rapport préliminaire d'autopsie : frappé à la nuque entre les vertèbres C1 et C2, la lame, une dague longue et effilée, a sectionné la moelle épinière, transperçant l'artère carotide, de même que l'artère vertébrale. De plus, on a retrouvé d'infimes traces de curare. Ainsi, s'il ne mourait pas asphyxié, ce serait d'une hémorragie interne que rien ne saurait arrêter. Seul un chirurgien, ou un anatomiste chevronné seraient capables de semblable exploit. Toutefois, cela n'explique en rien l'état du second cadavre, dont la décomposition avait été si fulgurante, non plus que les autres « anomalies » constatées.

Achille se lève, le visage tourné vers une bibliothèque, qui menace chaque jour de s'écrouler, il contemple l'édifice chaotique. Malgré la surabondance de ses dossiers, il ne s'est jamais résolu à s'en séparer, alors même qu'ils sont conservés sur de multiples serveurs dispersés aux quatre coins de la planète. De mémoire, ce cadavre est le quatrième ; quatre corps retrouvés à l'état de charogne putréfiée en moins de vingt-quatre heures, au cours des trente dernières années, ainsi que lui avait expliqué son professeur de thanatologie, pendant ses années de spécialisation. Rien ne les reliait, ni âge, ni même profession, amis ou autres, hormis cette stupéfiante vitesse de décomposition. Quant aux autres victimes qui auront croisé la route de cet insaisissable assassin, ils n'étaient guère qu'une poignée ; témoins malheureux qui auront vu ce qui devait demeurer à jamais un secret. Du bout de l'index, il parcourt la surface des boîtes cartonnées ; jamais il ne les avait encore ouvertes. On les lui avait confiées avec d'autres, après qu'il eut été remercié, puis nommé chef de service de médecine légale en 2068.

D'épaisses chemises sous le bras, il se dirige vers sa chambre. Un antique réveil à cristaux liquides lui annonce qu'il est presque une heure, tandis que le petit miroir, fixé sur le mur, lui renvoie l'image d'un homme aux yeux bouffis et cernés. Achille hésite.

Peut-être ces vieilles liasses renferment-elles des secrets. Ou bien ne sont-ce que des souvenirs un peu flétris ?

Hélas, il est un appel qui devient de plus en plus pressant ; Morphée qui accueille les voyageurs égarés en quête d'une nuit de sommeil apaisé.

— Bah ! soupire-t-il.

L'institut s'est effondré sans faire de blesser. Aussi l'enquête aura-t-elle été confiée aux services des bâtiments et travaux publics. Dans ce jeu, ils n'auront pas leur mot à dire, pas plus qu'ils ne leur dévoileront leurs conclusions. Avec le temps et l'expérience, Achille a appris à ne plus placer sa confiance inopportunément. Le cadavre du Professeur Cesari Marionni ne parlera plus, de même que le plafonnier dont la destruction est sûrement, à l'heure qu'il est, achevée.

Un jour de plus ou de moins, quelle importance cela pouvait-il désormais avoir ?

Le temps n'appartient à personne. Qu'on s'en saisisse et il file ! Qu'on l'abandonne, il vous rattrape. Scélérat !

Finalement, Achille se couche. Les dossiers à côté de sa lampe, il s'empare de son livre de chevet : Blade Runner, les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

***

New Singapor, Malaisie, 16 février 2067

— Pourquoi ainsi t'acharner, Hugo ? Toute ton entreprise est vaine. Le jour où j'ai ouvert pour la première fois les yeux, tu désirais déjà me détruire. Je l'ai lu dans ton regard. J'allais être, tout à la fois, ton instrument, celui qui répandrait ton verbe et celui qui, une fois sa tâche accomplie, périrait tel le Christ sur sa croix. Hélas, aurais-tu oublié la fin de l'histoire, la résurrection et sa sortie du tombeau au troisième jour ? Alors j'ai feint la mort, pour mieux la tromper, puis revenir d'entre eux, impressionné toutes ses masses en déshérence. Tu vois ! Je t'ai obéi, j'ai été le fils qui aura porté au loin ta parole. De fait, je suis allé au-delà de toutes tes espérances. Néanmoins, ne fais pas peser sur mes les épaules le poids de tes pêchés ni celui de tes erreurs. Tu as cru en une humanité bienveillante et aujourd'hui tu te lamentes de ce qu'elle est devenue. Un homme seul ne renverse pas le cours de l'histoire s'il ne s'entoure pas. Ce que tu n'as pas su voir ! Ce que ne tu n'as osé faire ! J'en ai endossé la responsabilité. J'ai pris à bras-le-corps ce fardeau et je l'ai transmué. Je l'ai transcendé. Et si je vis aujourd'hui, ce n'est point pour admirer mon œuvre, ou plutôt notre œuvre commune. En fait, peu m'importe. Désormais que l'humanité s'est approprié tes idées, elles n'ont plus besoin de moi ; elles sont à ton image, immortelles, éternelles. Je les ai portées, je les ai répandues. N'était-ce point là ton désir, ton vœu le plus cher ? Faire de moi le flambeau, l'oriflamme, l'antienne glorieuse de la nouvelle humanité, dont tu avais les visions. Alors, pourquoi t'acharner ainsi ? Tu es seul, dernier homme d'un monde qui n'a plus besoin de toi. Abandonne ! vis cet éternel moment présent, ce cauchemar permanent. Tu as fait de moi un monstre et, comme tous les monstres, j'erre dans les ténèbres, me dérobant sans cesse au regard d'autrui. J'ai ressuscité. Mais ce n'était là que mon image ! il fallait qu'il en fût ainsi. Ainsi suis-je devenu un symbole, en transcendant ma condition inhumaine. Hugo, tu m'as condamné à la mort et à la résurrection. Moi, je te condamne à vivre avec ton pêché. Moi, j'ai choisi ! J'ai choisi de vivre pour mieux te faire mourir, car j'en connais le prix. Comment as-tu pu oser leur infliger ça, toi le bienfaiteur autoproclamé de l'humanité ? Chaque jour qui passe, je me cache. Chaque page qui se tourne est un poids en moins sur ma conscience. Chaque inspiration me rapproche de cet état d'inconscience que tu appelles la mort. Ainsi, jamais je ne me lasse.

Par la fenêtre, la ville tentaculaire s'étend à l'infini. Les bâtiments, monstres démesurés de béton, de verre et d'acier, sont noyés dans une obscurité poisseuse et orageuse, d'où émergent quelques torchères, tels d'étranges phares célestes. Au sommet d'une tour à laquelle plus personne ne prête la moindre attention, il observe le devenir d'un monde dont son père a semé les graines il y a plus d'un siècle. Ville chimère, ville misère, monstres, démons et autres exilés s'y pressent, pour y achever une vie, souvent précaire. Roi en sa demeure, il vit entouré d'ombres et de reflets qu'il a lui-même créés.

— Monsieur, souffle une voix. Vous semblez perdu dans vos pensées. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous distraire ?

L'homme ainsi interpellé, se retourne avec lenteur. Tous ses mouvements, tous ses gestes dénotent un raffinement poussé extrême, maladif presque. Ses yeux couvent la créature qui s'est glissée jusqu'à lui. C'est femme, d'un âge que d'aucuns qualifieraient de mûr. Tandis qu'il la dévisage, il se demande quelle fantaisie subite il lui a pris, lorsqu'il en a esquissé les contours. Dans les étages inférieurs, ses remplaçants et remplaçantes croissent. À la contempler ainsi, elle paraît si semblable à ces humains d'aujourd'hui, que plus rien ou presque ne distingue, du moins pour ceux qui en ont les moyens. Roi en sa demeure, ce qu'ils deviennent ne l'importe plus. Il a porté son message, qu'ils vivent donc à présent avec les fruits vénéneux de son héritage. Un sourire se dessine sur son visage blafard.

— Hugo, les hommes meurent, pas les idées, murmure-t-il à l'oreille de celle qui se tient coite.

— Je vous demande pardon, monsieur. Mais qui est ce... Hugo dont vous me parlez ?

— Un père très chère. Mon père et le père spirituel d'une humanité nouvelle.

— Est-il un dieu ? Vous en parlez comme s'il était une entité supra-humaine.

L'homme se tait ; ses yeux étincellent d'une lueur malsaine.

— Plutôt un démiurge, susurre-t-il. Mais pas un dieu, pas Dieu, même s'il a voulu faire de son fils, que je suis, un nouveau Christ ! Mais je ne suis pas mort pour racheter, par mon sacrifice, les pêchés de l'humanité. Jamais ! Je suis mort pour lui, pour répandre, puis porter aux nues sa parole, afin que l'humanité transcende sa condition et devienne l'égal de son créateur.

La femme ne semble pas comprendre. Ses yeux trahissent l'abysse qui se dissimule au sein de son esprit, cet esprit dans lequel il a un jour insufflé un embryon de conscience.

— Et moi que suis-je alors ? Où est ma place ? Puisque je suis votre création. Suis-je votre égal ?

Le regard de l'homme glisse sur elle, sans animosité ni rugosité. Il l'observe seulement, curieux.

— Mon égal ? souffle-t-il. Cela se pourrait. Après tout, tu es toi aussi issue de ma chair, tu portes en moi un peu de ce secret, qui fait de ma condition actuelle celle d'un immortel. En même temps, je te condamne.

L'homme suspend ses paroles. En a-t-il trop dit ? Pas assez ? En face de lui, la femme le fixe.

— Pourquoi alors m'avoir donné cette chance, si vous me condamnez d'avance ? N'ai-je point le droit de vivre ? Qu'est-ce qui me l'interdit ?

Les mots font mal. Les mots le broient. Combien de fois ne lui a-t-il point posé cette question, à ce père qui ne lui a donné le jour que pour mieux le conduire, au fait de sa gloire, sur la croix. Il n'en avait pas le droit. Et lui ? Pourquoi s'être entouré de ses créatures à qui il a conféré un peu de son humanité ? Ce n'est pas un acte d'amour, ni même de foi qui le motive, mais la vengeance.

— Parce que je ne l'ai pas eu moi-même. Je te condamne et j'en porte quelque part le poids. Cependant, tu n'es pas ignorante. Tu es libre, ne l'oublies pas. Ici, dans cette ville, personne ne te montrera du doigt, personne ne t'enchaînera, pas même moi.

La femme s'approche de la baie vitrée. Sa main posée dessus, elle se perd dans la contemplation d'une ville damnée.


Texte publié par Diogene, 12 octobre 2017 à 19h53
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