Une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer.
Cornelius Castodiaris
Ainsi, soulagé et rassuré, je me suis donc présenté à lui comme un homme d’affaires exilé à la recherche d’un asile de calme et de sérénité, à l’abri du tumulte des grandes villes. Entendant cela, il m’a alors parlé des projets d’accroissement économique soumis par certains de ses citoyens. Aussitôt, je l’ai mis en garde contre toute industrialisation à marche forcée, qui importerait la misère du bassin londonien. J’ai préféré lui faire part des possibilités d’un développement de l’artisanat local. Il ne servirait personne d’inventer des besoins dont la population n’aurait que faire, sinon pour l’abêtir et l’assujetir. Je lui ai donné pour exemple le projet de conserverie dont j’avais discuté avec les marins du SeaSide qui, à terme, pourrait rendre autosuffisant tout l’archipel, pourvu que l’on associe tous les habitants. Mais là n’était pas tant le but premier de ma visite. Non, ce ne fut pour moi qu’une manière de m’approcher des véritables raisons qui m’ont amené : le rachat de l’île de Damsay. Affichant une profonde méfiance, car il n’avait rien oublié du drame, je me suis alors efforcé de lui fournir tous les gages de mon honnêteté. J’ai produit des duplicata de mes comptes personnels, qui l’ont assuré de ma bonne santé financière, ainsi que les lettres des amis botanistes qui m’avaient fait part de leur souhait de fonder un sanctuaire dans les régions proches des pôles. Comme il n’a nul fait mention de la présence du laboratoire de feu mon oncle, je me suis bien gardé de lui poser la question quant à l’existence de vieilles installations dans les sous-sols du manoir ; installations potentiellement dangereuses.
Enfin, au bout de plusieurs jours d’une fréquentation assidue et d’autant de pintes, de cette excellente bière brune de Skara Brae, nous sommes tombés d’accord. Il me donnera toute latitude à l’occupation de l’île de Damsay pour la modique somme de 30 livres par an, pourvu que je m’investisse dans le développement économique et culturel de l’archipel. L’idée n’est pas pour me déplaire. Pour autant, je garde raison, car peu versé dans le monde des affaires, je n’ignore pas être une proie de choix pour les aigrefins. Je compte donc prendre les dispositions en ce sens, sitôt signés les documents de l’acquisition de l’île de Damsay.
Votre Dévoué H.F.
Clamart, France, 16 février 2067
Dans le noir, une porte a claqué avec fracas, avant de les enfermer dans le soir. En fond, le piano les accompagne toujours de son rythme somnambule. Un homme glisse ses doigts sur le clavier en ivoire, tandis qu’une femme alanguie s’allonge au-dessus de lui ; un verre de black velvet à la main. À l’intérieur se reflètent les échos d’un homme, dont les yeux sont emplis de vide.
— Pourquoi es-tu si sombre ?
Troublé, Hugo contemple un instant son instrument, la vision de cette femme à sa surface ; suspendu, son doigt hésite, puis retombe sur la touche, arrachant une note, une notre bleue, douce et lugubre. Un pâle sourire étire soudain ses lèvres, bordées alors d’une liqueur amère ; une larme sèche perle au coin de son œil. Lente, Hyo-jin étend sa main, puis la recueille avec délicatesse au bout de son l’index. Avec grâce, elle la porte à sa bouche, puis la déguste tel un fruit trop mûr. Elle a un goût de sel et d’obscur, comme un secret enfoui dans les ténèbres.
— Parce que je ne suis jamais sorti de l’abîme, Hyo-jin, murmure l’homme, dont les doigts courent de plus belle sur le démoniaque instrument.
En sa poitrine, son cœur se serre tandis qu’une main s’approche de sa figure. Un instant, il veut partir, fuir, la fuir, la maudire, elle qui lui rappelle chaque jour sa condition d’immortel solitaire. Mais n’est-ce pas ainsi qu’il a toujours agi, jusqu’à ce qu’elle surgisse et qu’il la reconstruise. Non pour en faire son égal ou quelque femme de fantasme, mais seulement pour lui redonner un corps et visage, le sien, qui abriterait de nouveau son âme. Ce faisant, elle a rouvert la faille qu’il avait suturée, avant de s’évertuer pendant tant d’années à oublier.
Était-ce par facilité ou lâcheté de sa part ?
Son cœur saignait de ne pouvoir comprendre les sentiments qui l’agitaient. En sa présence, il se sentait nu face aux ombres qui le hantaient. Innocente, elle lui tend son verre, en même temps qu’elle l’invite à y tremper les lèvres. Hugo hésite, car, hélas, il ignore à jamais l’ivresse. Toutes ces années de cohabitation avec son démon n’y ont rien fait.
Mais n’a-t-il jamais cherché à le connaître, alors même qu’il n’est rien d’autre que l’instrument de son éternité ?
Silencieux, il contemple incrédule les éclats mordorés de la liqueur, puis les yeux noirs de sa compagne.
Que flamboie ainsi dans le gouffre de ses prunelles ? Est-ce cette part d’irrationnel, que d’autres appellent âme ou psyché qui, chez lui, n’est plus qu’un abîme, dont il n’entrevoit même pas le fond ?
Patiente, Hyo-jin attend, ses yeux plongés dans les siens à la recherche de cette lumière qui brille, même dans les plus profonds abysses.
Ne s’est-elle pas un jour, elle aussi, immergée plus que de raison ?
Hugo a suspendu son accord, autant que le sont ses lèvres au-dessus de son verre. Soudain, il se relève et l’embrasse dans le cou. Surprise, elle en lâche l’objet. Mais rien ne se passe, aucun fracas, pas même le son du cristal qui heurte le sol.
— Est-ce cela que tu cherches ? lui murmure Hugo en le levant bien haut, avant de le porter à sa bouche.
— Comment as-tu fait ? s’étonne-t-elle les yeux grands ouverts.
— Ceci est mon secret, chuchote-t-il en posant un doigt humide sur ses lèvres purpurines.
— Et un magicien ne les révèle jamais, ajoute-t-elle tandis que la pièce se voile de ténèbres.
Boulevard Périphérique, France, 16 février 2067
Achille roule vite, trop vite sans doute, ou alors n’est-ce qu’une illusion. Accoudé sur le rebord, la tête posée sur le dos de sa main, il fixe la nuit. Par la fenêtre, les lampadaires défilent, lueurs stroboscopiques qui impriment leur rythme sur sa rétine. Dressés de toute leur ancienne majesté, les panneaux annoncent les portes et leur distance :
Porte dorée : 2 km
Porte de Saint-Mandé : 2,5 km
Porte de Vincennes : 3 km
Porte de Montreuil : 4 km
Porte de Bagnolet : 5 km
quand d’autres annoncent un trafic fluide, ou des travaux.
Depuis dix minutes, ils ont quitté Saint-Maurice et ses façades anonymes, depuis ils dérivent sur un fleuve artificiel, symbole de la nouvelle modernité. Tant de fois repoussée, sa transformation n’a jamais vu le jour, laissant à jamais la ville défigurée. Dans l’habitacle, un iguane chante le blues :
Des jours heureux où nous étions amis
En ce temps-la, la vie était plus belle
Et le soleil plus brûlant qu’aujourd’hui*
Chacun à sa manière savoure le silence, seulement troublé par la voix envoûtante. Dans le vide, Max dessine. Les mains sur le volant, Achille hésite. Il pourrait mettre le pilote automatique, se brancher sur les satellites. Mais à quoi bon… Dans quelques minutes, il sera à Montreuil, tandis qu’ils s’enfonceront dans le lassis de bitume et de béton.
Ainsi projeté sur le pare-brise, Achille grommelle puis enclenche son clignotant, puis se déporte sur la droite. Au loin, il aperçoit la rampe qui les conduire vers la ville toute proche ; un panneau annonce une vitesse limitée à 50 km/h.
— Est-ce un ange que nous avons croisé ? murmure Max, comme la voiture décélère soudain.
Les yeux rivés sur la route, Achille tourne le volant, épousant avec grâce la courbure de la sortie du périphérique.
— Un ange ?
Sa voix se dérobe, tandis qu’il s’arrête au feu tricolore. À sa gauche, au travers de la fenêtre, il croit revoir cette apparition jaillie de nulle part, une monoroue avec deux passagers qui les salue tour à tour.
— Sans doute, soupire-t-il alors que le feu est passé au vert.
Engagée dans l’avenue de Paris, la voiture longe des échoppes au rideau baissé, à l’exception de quelques restaurateurs et d’épiciers qui accueillent encore les rares noctambules, avant de tourner dans la rue Robespierre ; au loin, il aperçoit le caducée clignotant d’une enseigne de pharmacie.
— Tu es arrivé, Max.
Le visage fermé, ce dernier fixe un instant Achille, puis lui serre la main.
— Merci Achille ! lui lance-t-il. On s’appelle demain ; la nuit porte conseil, tu m’as dit.
Un sourire en coin, malgré la fatigue qui le gagne, il lève le poing, le pouce dressé.
— Fais attention à toi, achève-t-il, tandis qu’il referme sa portière.
Dans le rétroviseur, Max n’est plus qu’un point minuscule, cependant qu’il file vers Bagnolet.
— La nuit porte conseil.
Ces mots, il se les répète, alors qu’il franchit le seuil de son immeuble. Poussive, le lourd battant grince comme il la presse pour pénétrer dans la coursive. La main plongée dans sa boîte aux lettres il en sort les habituels prospectus publicitaires, qui s’en vont aussitôt nourrir le préfet vorace, malgré leur interdiction. Les doigts refermés sur son trousseau, il s’engage dans l’escalier ; un jour, peut-être, l’ascenseur sera réparé.
Étendu sur son lit, à la lueur de sa lampe de chevet, Max fait tournoyer la carte entre son index et son majeur : une invitation pour une soirée, qui a lieu tous les vendredis dans un obscur bar parisien : le Coffin’s Deadman. Songeur, il revoit cette vision étrange, presque irréelle, une femme muette, dont les mots flottent à la lisière de son esprit. Soudain, retentissent dans le lointain les notes surréalistes d’une marche militaire jouée à l’envers ; Achille. Si ce n’était lui, il aurait envoyé son téléphone voler au travers de la pièce. Las, il étire ses membres endoloris, tandis qu’il se hisse hors de son nid. Assis sur le rebord du matelas, la tête tournée vers la fenêtre, il contemple le lugubre reflet blafard de la lune dans l’immeuble en face. Une route les sépare, une autoroute cauchemardesque, monstruosité urbaine dans la chair d’une terre ravagée et asphyxiée. Plus qu’un chemin tracé entre deux quartiers, entre deux âmes damnées, elle est une frontière infranchissable entre deux mondes aux antipodes l’un de l’autre : lui, le flic de la crim’, méprisé par sa hiérarchie, haï par les hommes de pouvoir, parce qu’il met les doigts là où ça fait mal, dans ces lieux d’où tous détournent le regard.
Elle ?
Il a choisi ne rien en dire, elle a seulement décidé de vivre de l’autre côté de la barrière, dans un futur aux contours obscurs et obscènes. Debout, une main sur la poignée de la fenêtre, il hésite ; entre le mépris ou l’ignorance, il préfère encore l’indifférence. Sa paume effleure un pan du mur, aussitôt un doux ronronnement résonne dans la cloison, tandis que le volet descend avec lenteur.
— Désirez-vous assister à une démonstration ?
La question le prend au dépourvu. C’est une femme, à moins que ce ne soit un homme. Le visage dissimulé par un masque, le corps enveloppé dans une blouse trop large, rien ne saurait les différencier.
— Oui.
Oui ? sa réponse l’étonne. Autour de lui, les cuves opaques s’alignent. D’elles, ne s’échappent que les bourdonnements rassurants des pompes et des compresseurs. Par l’arrière, il devine des complexes de faisceaux de fibres et de tuyaux, sans doute dédiés à la surveillance et aux échanges physiologiques. Tout y est si calme, si posé, si froid. Des silhouettes déambulent en silence, tandis que les conversations n’ont lieu qu’à voix basse. Max se donne l’impression d’être prisonnier d’une cloche de plongée, que l’on maintiendrait à la surface.
— Suivez-moi, je vous prie.
De même que le masque étouffe les sons ; il ignore si c’est une femme ou un homme qui s’adresse ainsi à lui. Obéissant, il suit l’ombre blanche qui chaloupe entre ses collègues et les cuves de croissance. Bientôt, il quitte la pièce, puis il est introduit dans une salle presque obscure ; seule source lumineuse, les faisceaux optiques des lourds microscopes. Sur un mur, d’immenses armoires aux reflets métalliques l’accueillent. Semblables à des coffres-forts, elles possèdent de la même manière une serrure, de même qu’ un boîtier de reconnaissance biométrique ; en fait l’ensemble des autres appareils. Un peu plus loin, dans un recoin, se découpent les contours d’une porte percée d’un hublot, au travers duquel passe une lueur bleutée, pareilles aux piscines des réacteurs nucléaires d’anciennes générations ; le bleu de Tcherenkov. Un instant, il s’imagine en lieu et place des incubateurs, de minuscules cuves d’irradiation qui opérerait une sélection des embryons les plus robustes. Dans le halo cotonneux dans lequel baigne son esprit, la voix de l’homme ou de la femme, il est incapable de faire la différence, bourdonne à ses oreilles. Ses mots ne sont que des bruissements dépourvus de sens. En retour, il se contente de hocher la tête en signe d’acquiescement.
Soudain, le volet heurte le rebord et se bloque. Max sursaute, car devant lui ne s’offre plus que le gris d’un plastique sali ; dans le fond, résonne toujours la fanfare d’un téléphone trop insistant. Plongé dans l’obscurité, ses mouvements deviennent hésitations. Face à lui, son ombre grandit. Grotesque ogresse, elle le domine ; lui rapetisse. Monstresse noire, barbare, il l’observe, sa large mâchoire étirée en un invraisemblable sourire ; écho à ce cauchemar qui chaque nuit se dissimulait dans son placard. Dans le salon, le bruit de l’orchestre fantôme se meurt. Le poing contre le mur, il s’arrache à la fascination, puis éclate de rire. Cahin-caha, il cherche à tâtons un interrupteur, qui déverse alors une lumière chaude et rassurante dans la pièce obscure. Au plafond, danse une ronde de sorciers, plaisir solitaire d’un homme en quête de rêve. D’une main peu sûre, il se saisit le combiné, puis appuie sur le bouton de rappel. Il n’a pas encore dîné et son estomac est là pour le lui remémorer. Dans le haut-parleur, les tonalités s’égrènent, intemporelles ; survivance incongrue de temps dépassés. Une, deux, trois ? il perd le décompte jusqu’à ce qu’une voix familière le rattrape ; une voix mécanique et automatique ; la voix d’un humain synthétique.
— OK ! Rappelle-moi, je serai dans la cuisine, balance-t-il à l’adresse de l’être artificiel.
Son doigt effleure le bouton ; il en caresse la surface en faux ivoire, comme par peur de rompre une amarre. Les yeux tournés vers le plafond, il contemple la métamorphose des ombres, tandis que montent les premières notes du Mesto, rigido e ceremoniale, une ode au démon femelle croisé quelque temps plus tôt.
Est-ce de la passion ? Une obsession ?
Car voici que surgit sa figure, accroché à son visage, un sourire énigmatique, accompagné des fragrances mystérieuses d’une fleur inconnue ; les mêmes qui l’entouraient, alors qu’il désaltérait dans ce bar situé à quelques pas de l’IVR. L’index s’appesantit, s’enfonce… silence. Hanté par ce visage, il ne sent pas le combiné glisser d’entre ses doigts, puis choir sur le canapé dans lequel il s’est avachi. Plongé dans le rêve, il tente de caresser cette figure qui n’existe pas. Hélas, il ne rencontre que le vide. Sa décision est prise ; vendredi prochain, il ira au Coffin's Deadman.
Las, il se redresse. Le pas peu assuré, il marche en direction de la cuisine, malgré le peu d’appétit qu’il a ce soir. Appuyé contre un placard, il ouvre en grand le réfrigérateur et en sort quelques restes, qu’il place dans un plat, avant de l’enfourner. Dans le reflet de la vitre, il entraperçoit à nouveau ce visage. Aucune tristesse n’habite ses traits, seulement une certaine mélancolie, un spleen à la manière de ces personnages qu’il croise dans l’un de ces romans du XIXe, qui jalonnent sa bibliothèque.
Est-ce son cœur qui entre en résonance et déforme ainsi la délicate figure, ou bien est-ce la nature même de son âme ?
Du bout de l’index, il surligne les lèvres imaginaires, prisonnières de son hallucination volontaire. Dans le fond, la fanfare reprend et l’arrache à sa contemplation. Désespéré, il pousse un long soupir, puis s’en retourne d’un pas lourd vers le salon. Paresseux, à moins que ce ne soit l’ivresse de la promesse qu’il s’est faite à lui-même, il effleure un cristal situé à la base d’un objet pyramidal, coincé entre deux piles de journaux.
— Bonsoir Achille, marmonne-t-il à l’adresse du portrait flou qui flotte au-dessus de son bureau. Des nouvelles de tes copains de l’institut Hélios ?
— Presque ! Néanmoins, ce n’est pas de cela que je désirai t’entretenir. Il leur faudra encore plusieurs semaines pour achever leur analyse ; Antonyn en perd son germain. Cela dit, je ne t’appelle pas pour te noyer dans la physique nucléaire et la thermodynamique, mais plutôt pour te donner des nouvelles de notre client ; tu sais Cesari Marionni.
Amusé, Max remarque combien Achille a appuyé sur ces dernières syllabes.
— En effet ! Bon, dis-moi ce que la fouine, que tu es, a déterré. Allons ! tes yeux ne pourraient mentir.
Un large sourire se dessine aussitôt sur le visage d’Achille.
— Tu n’es pas sans savoir mon petit Max que, malgré mon changement d’affectation, je bénéficie toujours de mes accréditations militaires.
— Dis plutôt que tu t’es arrangé pour les conserver, s’esclaffe-t-il. Je vois mal un médecin légiste, qui plus est, maintenant, chef de service à la morgue de Paris, être en mesure de consulter des dossiers aussi hautement inflammables.
Un pli barre soudain son front.
— Certes. Enfin, commençons par son pedigree officiel : Professeur Cesari Marionni, né le 6 décembre 2018 à trois heures du matin au centre de Vitalisation de l’hôpital américain de Paris. Études brillantes en nanobiologie, en reconstruction génétique, après sa thèse d’Ingénierie génétique et reproduction, il passe quelques années comme post-doctorant à l’université d’Harvard, dans le département de Génétique et de Paléogénétique, où il participe au programme de régénération d’espèces éteintes. À la suite de quoi, il revient en France, puis prend la tête du département de génétique biomédicale à l’hôpital Cochin ; il n’a même pas 30 ans.
— Précoce, ce garçon ! siffle Max ; plein de fausse admiration.
— Tu ne crois pas si bien dire. À peine cinq ans plus tard, il est promu directeur du prestigieux Institut de Veille Sanitaire d’Issy-les-Moulineaux, avant d’être nommé président des IVR, par le gouvernement Ayneri : poste qu’il occupait toujours.
— Encore un qui est né avec une cuillère en argent dans la bouche, marmonne Max en écho.
Achille acquiesce.
— Une ascension bien trop rapide, malgré des études brillantes, si tu veux mon avis. Oublie pas qu’il a reçu le prix Nobel de Médecine pour ses travaux pionniers sur la matrice artificielle. Enfin, je vais m’arrêter là pour sa biographie officielle. Maintenant ! ouvre bien grand tes deux oreilles. Figure-toi que notre gentleman n’est jamais né ! Du moins pas là où l’indique son bulletin de naissance.
Son visage bleuté se reflète dans la vitre ; un peu de buée se dépose dessus. Derrière, ce sont les immenses réservoirs refroidis à l’azote liquide où sont stockées les précieuses semences ; de même que les ovules prêts à être fécondés sous la prunelle acéré des opérateurs.
— Chacune de ses jarres contient les paillettes de centaines de donneurs, autant d’ovules vitrifiés ; les embryons, eux, sont conservés dans une salle forte dans les sous-sols du bâtiment.
La voix bourdonne à ses oreilles ; il n’a d’yeux que pour ces centaines d’amphores de métal ventrues où reposent de potentiels futurs, cependant qu’un sourd malaise l’envahit.
— Oh ! Max ! Tu écoutes ?
Ce n’est plus le médecin qui parle, mais Achille.
— Pardon, j’ai eu une absence, s’excuse-t-il. Que tentais-tu de m’expliquer ?
Achille secoue la tête, contrit.
— J’ai découvert, en fouinant dans les archives de l’hôpital, que notre client n’y était jamais né !
Manquant de s’étrangler, Max étouffe un juron.
— Pardon ! Tu te fous de moi ! s’écrie-t-il entre deux quintes de toux.
— Non ! Non ! Tu as fort bien entendu. J’ai vérifié tout son dossier, certificat de naissance, registre hospitalier. Tout était en ordre, trop en ordre. J’ignore pourquoi, mais j’ai soudain eu l’envie de consulter les registres de consommation. Tu n’imagines même pas quelle mine d’informations cela peut-être. Tout y est tracé jusqu’à la moindre couche-culotte. Or, entre le cinq et le sept décembre, je n’ai répertorié que trente équivalents naissance, au lieu de trente et une, comme annoncé.
Max fronce les sourcils. Il ne lui fera pas l’affront de le questionner à propos de la fiabilité de son enquête ; il connaît déjà la réponse.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— N’ose pas me faire croire que tu n’as pas deviné ! le gourmande Achille.
Pâle Max se lève ; une sueur glacée coule le long de son échine. Blême, il se heurte à un placard, dont la porte en bois d’acajou luit doucement, lui renvoyant l’image d’un homme brisé. La main tendue, il marque une hésitation ; sans un bruit, le panneau coulisse. À l’intérieur, sa bouteille de whisky le contemple d’un œil mort. Inconscient, ses doigts se referment sur son col, avant de verser un peu de son contenu dans un verre, qu’il porte alors à ses lèvres.
— Max !
La voix impétueuse le ramène au réel ; des débris de verre jonchent le sol.
*Iggy Pop, les Feuilles mortes
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