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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 11 « Blade Runner » tome 1, Chapitre 11

En vérité, avec la volonté, je peux tout faire. Je peux porter la peine de tous les hommes, nourrir tous les pauvres, accomplir toutes les œuvres de tous les hommes, et tout ce que tu peux imaginer.

Maître Eckhart, Conseils spirituels

Ma sœur, l'ivresse est encore à son comble tandis que je couche ces quelques mots à la lueur de ma chandelle. Je n'ignore pas combien il est déraisonnable d'agir de la sorte. Ah, comme je regrette que vous ne fussiez point là, lorsqu'enfin je tins entre mes mains les précieux carnets de feu notre oncle, le baron Viktor Frankenstein. Désormais que je me suis rendu à Peebles, je cherche à rejoindre la capitale Edinburgh, d'où je prendrai un navire, en direction de Thurso. Là-bas, j'espère y retrouver la trace de notre oncle.

Vous n'ignorez pas comme moi qu'il possédât un temps une propriété dans la ville d'Ingolstadt. Hélas, elle a été vendue et démolie, y compris les sous-sols où il avait installé son laboratoire ; un télégramme envoyé par Rodolphe Clerval me l'a confirmé. En effet, ce garçon est demeuré fidèle à l'amitié qui liait notre oncle et son père, malgré ses égarements. J'en ai conçu un immense soulagement. Un soulagement d'autant plus grand que, par le truchement de ses notes, j'ai pu, comme je vous en ai déjà fait part, découvrir l'existence d'autres installations en Écosse dans les Orcades. Le plus délicat sera de localiser l'île sans alarmer les pêcheurs autochtones. Sans doute me faudra-t-il encore une fois embaucher quelques gamins des rues et agir sous un nom d'emprunt. Enfin, je digresse et vous me pardonnerez, car là n'est pas le propos de ma présente lettre.

En effet, pendant mon voyage vers Glasgow, j'ai surpris, au cours d'un dîner, une discussion entre membres du collège royal de médecine de Londres qui m'a fortement troublé. Ces grands hommes s'entretenaient de l'intérêt de l'état à endiguer, ce sont là leurs propres termes, « la prolifération de la peste miséreuse qui gangrène notre magnifique nation et la menace de décadence ». Vous comprendrez alors mon émoi, ainsi que mon malaise à l'écoute de semblables propos. Curieux et troublé, j'ai prolongé mon repas jusqu'à leur départ. De retour à ma cabine, j'ai de suite ouvert mon journal pour y coucher les méditations qui m'ont agité tout ce temps.

En fait, je ne sais que penser de ces opinions, tant elles heurtent mes convictions les plus profondes. Mon dégoût est si grand, que je demeure incapable de vous les faire partager. Il est vrai que je suis assez étranger à ces domaines. Or à la lumière de cette conversation surprise, je reconnais qu'il me faille m'intéresser de plus près à ces doctrines et aux dangers qui puissent découler de leur mise en œuvre.

Ma sœur ! j'ai vu tous ces pauvres gens, dans les bas-quartiers. Certes, leurs revenus d'existence y sont meilleurs que dans les campagnes. Pour autant ont-ils des conditions de vie dignes ? La réponse est un non définitif. De plus, je ne puis croire à une fatalité héréditaire et innée comme l'ont insinué, si élégamment, ces gentlemen : que ces hommes et ces femmes soient nés pour venir grossir les cohortes des indigents. Ma sœur, je ne dilapiderai point ma fortune en vain, je vous en fais la promesse. L'humanité a besoin d'un nouveau prophète qui lui montrera la voie vers la lumière. Il surgira de la matrice même de l'Intelligence Humaine, fécondée par sa quintessence : la Science, et il renverra ces messieurs à leurs réflexions oiseuses et spécieuses.

PS : J'ai découvert, au détour du chemin vers mon hôtel, une librairie où j'ai exigé que me soient livrés, dans les plus brefs délais, les ouvrages évoqués lors de ce dîner. Ils me seront d'une compagnie agréable pendant la traversée, qui me mènera depuis Edinburgh jusqu'à Thurso.

Votre dévoue H.F

***

Autoroute A6, France, 16 février 2067

Sur l'autoroute encore largement éclairée, la voiture file dans l'obscurité ainsi dépossédée. Ils sont trois ; ils roulent à tombeau ouvert sur une voie tout en ligne droite, dont les murs, autrefois végétalisés, hauts d'une dizaine de mètres, protègent des riverains absents de nuisances sonores tout aussi inexistantes. Plus loin, ce sont les vestiges des tours de béton et d'acier éventrées qui hantent la plaine de Vitry-sur-Seine. Autour, dès que l'aube se lève, une marée humaine se précipite aussitôt pour y récupérer ce qui peut encore l'être. À cette heure, alors que le soleil s'est depuis longtemps éclipsé, seuls quelques téméraires s'y aventurent, car des meutes de chiens retournés à l'état sauvage rôdent, quand ce ne sont pas des sangliers, ou des hyènes échappés. Achille, les sourcils froncés, a les yeux rivés sur la ligne discontinue. À côté de lui, Franz somnole, les paupières closes. Bercé par les flashs lumineux des lampadaires, il s'est assoupi. Derrière, Max s'est allongé sur la banquette, le regard perdu dans le vide.

— Achille ?

Sa voix n'est plus qu'un murmure noyé dans le ronronnement du moteur. Du bout du doigt, il trace des glyphes sur le plafond en fibre synthétique.

— Qu'y a-t-il ? marmonne ce dernier.

Ils sont seuls sur la route à cette heure si avancée de la nuit. En face, quelques rares convois circulent. Trop gros pour passer sur les fleuves ou sur les voies ferrées, ils sont les seuls autorisés à rouler de nuit. S'il le pouvait, Achille conduirait ainsi toute la nuit durant. Les réverbères, cyclopes nocturnes à la pupille jaunâtre, veilleraient sur lui, tandis que la langue bitumeuse glisserait sous son véhicule ; les phares puissants de sa voiture éclairent un bien noir horizon. Bientôt, ils bifurqueront et s'enfonceront dans la petite ceinture parisienne.

— Un sentiment d'étrangeté... ou plutôt d'incompréhension. Pourquoi n'ont-ils pas pris au sérieux ce courrier ? Cela n'a guère de sens.

Les yeux dans le rétroviseur, Achille vérifie la route, puis enclenche son clignotant.

— Sauf s'ils s'imaginaient à l'abri de tout. Ils ont seulement oublié que tout système possède une faille.

— L'hubris, Max. Ils ont péché par orgueil et maintenant des têtes vont tomber, ajoute Franz encore assoupi.

Max se renfrogne ; pensif penche la tête en arrière. Les derniers lampadaires s'éteignent à mesure qu'il les dépasse. Une légère décélération lui signale qu'ils sont engagés dans un virage. Lentement se découpe un panneau indicateur ; la lettre Y de Vitry engloutie sous un graffiti ou une affiche. Sans source lumineuse, il est difficile de les distinguer. D'une main malhabile, il fouille l'une des poches de sa veste, avant d'en extraire la carte holographique : une invitation et une adresse. Sur le bas-côté gît une voiture calcinée dont il ne demeure que le châssis ; les anguillards l'auront pillée. Elle n'est pas seule, quelques ordures traînent çà et là. Un jour, peut-être, seront-elles collectées, lorsque les riverains se seront assez plaints.

— Oui... il y en aura...

Sa voix se perd. Ses pensées s'échappent. Il s'imagine porte-lame face à sa victime. La dague brille dans la nuit, renvoyant les rayons argentés de la lune. Je le connais. En fait, nous nous connaissons. Je n'hésite pas, malgré le dégoût que m'inspire le geste. J'ai déjà tué cette nuit ; un accident. Il n'a pas souffert, mais j'ignore qu'il s'était fait greffer un troisième œil. Je suis rentré sans me faire remarquer, je ne suis pas un inconnu. On me voit sans me voir, comme si j'appartenais au lieu même depuis longtemps.

— Achille ?

Concentré sur la route ponctuée de chicanes et de ronds-points, il ne répond pas tout de suite. Le véhicule ralentit, soupire, puis ne bouge plus. Un œil écarlate crève l'obscurité.

— Oui ?

Le feu est bordé d'un halo orangé, qui dissimule à leur vue la noirceur des alentours.

— Tu as accès aux archives de l'Institut Médico-légal, n'est-ce pas ?

— Bien sûr. Mais où veux-tu en venir ?

Max s'étire. Ses articulations craquent avec un bruit sinistre, arrachant une grimace à Franz, dont les paupières mi-closes s'ouvrent mollement sur un œil torve.

— Je me demande : quel lien peut-il exister entre lui et les trois précédentes victimes... marmotte-t-il. D'ailleurs, y en a-t-il eu d'autres avant ?

Enfoncé dans son siège, Franz croise les bras. La tête penchée sur le côté, les yeux dans le vague, il fixe un point invisible à l'horizon.

Peut-il parler, ou doit-il continuer à se taire ?

Les bras croisés sur la poitrine, elle observe le fleuve paisible qui s'écoule en contrebas. L'équipe est repartie avec le corps ; ses collègues ont suivi. De larges rubans rouge et blanc barrent l'accès au lieu, tandis que des badauds s'approchent, jettent un coup d'œil furtif, puis s'éloignent. Les mains maintenant dans les poches, elle en sort un paquet de cigarettes. Immobile, elle contemple un instant son contenu, puis s'en saisit d'une.

Qui sera là demain pour la pleurer ?

La lune rouge disparaît et cède à sa place à un disque olivâtre.

— Tu veux dire, hormis leur mort hors-norme ? s'enquiert Franz d'une voix molle.

— Justement ! Pourquoi sont-ils tous les quatre morts de cette manière ? insiste Max en même temps que la voiture s'ébranle. Je sais bien que tu n'avais rien trouvé à l'époque Achille, mais avec cette dernière victime, il sera plus difficile de brouiller les pistes, tu ne penses pas ?

Derrière eux, les lampadaires s'éteignent à leur tour, sitôt qu'ils s'en sont éloignés. Çà et là, ils aperçoivent des taches blanchâtres, seules traces tangibles de vie dans ces quartiers, que l'on pourrait croire oublier. Achille tripote la droite de son tableau de bord et les paroles d'une chanson s'élèvent dans l'habitacle.

Nights in white satin

Never reaching the end

Letters I've written

Never meaning to send*

— Peut-être, marmonne-t-il, les yeux rivés sur la route mal éclairée. Peut-être n'ai-je pas cherché au bon endroit. Cela vaut la peine de creuser. Qui sait ce que nous pourrions découvrir ?

Parfois, des feux entrecoupent, de leurs spasmes lumineux, sa conduite ; Jim chante l'odyssée d'un tueur d'auto-stoppeurs.

Riders on the storm

There's a killer on the road, his brain is squirming like a toad.

Take a long holiday, let your children play.

If you give this man a ride, sweet family will die

Killer on the road...**

Sa femme détestait. Max sourit, même si les souvenirs qui remontent à la surface lui font toujours aussi mal.

— N'ayez aucune crainte. Notre matériel est sûr et vérifié régulièrement par la CAFNOR.

Au même instant, une infirmière passe. Elle pousse devant elle un chariot chargé d'une multitude d'instruments, dont il ignore tout des fonctions et des qualités. Avec des gestes lents, délicats, elle s'arrête, attrape une tablette, puis s'approche de l'une des cuves où un petit être baigne dans un liquide translucide. Enfin, le devine-t-il, car elles sont toutes opaques, afin de reproduire le plus parfaitement possible les conditions de la vie utérine. Du bout de l'index, elle effleure la surface qui se couvre de graphiques et de chiffres, sans doute les constantes du fœtus en cours de croissance : oxygène, pouls, nutriments, asepsie du milieu. Il se souvient de ses travaux pratiques de biologie, lorsqu'avec ses camarades il clonait des gènes ; l'enfance de l'art. Mais aujourd'hui, tout est différent. Hypnotisé par le spectacle, il ne peut détacher ses yeux de cette techno-infirmière, dont les doigts virevoltent d'une cuve à l'autre. Pendant ce temps, sa femme, en compagnie de l'obstétricien-développeur, discute à bâtons rompus, tout en s'extasiant devant tant de promesses et de prouesses technobiologiques.

— En outre, nos programmes comprennent de nombreuses options qui amélioreront le confort et la future cognition de votre enfant. Nous pouvons également, si vous le désirez, simuler chez vous une grossesse, avec ou sans les inconvénients qui vont avec. Il n'y a rien qui ne nous soit impossible.

Le sourire est éclatant et les dents parfaitement alignées.

Non, bien sûr ! Rien n'est impossible. Qu'est-ce qui ne le serait pas ? Il n'a pas quitté des yeux l'infirmière qui s'affaire désormais autour d'une curieuse boîte à l'allure enceinte phonique.

I see a red door and I want it painted black

No colors anymore, I want them to turn black

I see the girls walk by dressed in their summer clothes

I have to turn my head until my darkness goes***

La ville défile, impersonnelle, anonyme, perdue dans une brume ombrageuse. De vagues silhouettes, falotes, tremblantes, vagabondent de temps à autre, noctambules en mal de sensations ou fêtards éméchés, pour qui commencent tout juste la soirée. Dans le clair-obscur des flaques oragées, se dessinent les patrons d'immeubles et de pavillons, éclaboussés de taches lumineuses ; signe intangible d'une vie présente. Mais là n'est pas leur destination, ils ne sont que de passage, spectres errants parmi une foule de vivants. La route fait un virage. Ils s'y engagent, bravant une nappe de brouillard jailli de nulle part. Au milieu, une masse noire et grouillante s'y déplace, lente, lourde, désespérée.

— Merde, jure Achille entre ses dents.

— Qu'est-ce qu'il y a ? bougonne Franz tiré de son sommeil.

Devant eux, la chorégraphie se poursuit, chaloupée, molle. Sur les sols, des étincelles surgissent, au bruit caractéristique ; le métal qui racle la route défoncée.

— Regarde ! sourde Max qui s'est redressé les avant-bras posés sur les sièges.

— Bordel, laisse échapper Franz alors que des formes tournent vers eux des prunelles luisantes. Ils sont combien ?

— Une douzaine, je pense, marmonne Achille entre ses dents.

Devant eux, les danseurs se font plus nonchalants, plus pesants, semblables à des fauves tapis dans l'ombre qui joueraient avec leur proie. Leurs yeux phosphorescents brillent de mille feux, tout en renvoyant le dur éclat des phares. Dans la brume, les trois hommes devinent les gestes amples des bras de leurs adversaires en train d'osciller ; lent mouvement de balancier qui s'apprête à fracasser. Démons de la nuit, ils se déplacent toujours à la faveur du brouillard obscur. De droite et de gauche, Max scrute l'avenue à la recherche d'une issue qu'il ne trouve pas. Ce ne sont que voies de garage ou des culs-de-sac. En face, la meute prend son temps ; elle avance en silence. Ils ne peuvent reculer, car alors ils réveilleraient les autres. Quant à obtenir du renfort, ils n'espèrent rien. Cela fait bien trop d'années que ce secteur est livré aux damnés, aux échoués, à tous ceux qui n'ont plus que pour seul horizon la came et ses illusions.

— Qu'est-ce... jure soudain Achille tandis qu'une vive lumière les éblouit.

Pris de court, la foule se disperse alors que fonce sur eux une roue géante. Sans l'ombre d'une hésitation, ce dernier s'inscrit dans le sillon qu'elle trace au sein de la horde aux yeux pourpres, aux yeux poudre. Dans le rétroviseur, il distingue presque les visages grotesques de ces silhouettes décharnées. Les mains serrées sur le volant, ses doigts ont blanchi.

Des yeux poudre, déjà. Camée jusqu'aux yeux, elle se tenait devant lui avec un regard hagard, un sourire affaissé dessiné sur le visage ; masque tout à la fois triste et comique. Sa torche illuminait sa figure ; ses pupilles étaient restées noires. Il n'avait guère eu le temps de comprendre qu'elle tentait de se précipiter dans sa direction. Le coup était alors parti, réflexe qu'il pensait être demeuré à jamais enfoui tant il lui répugnait d'ôter une vie, même si la sienne en dépendait. Il avait vu l'engin se détacher de la gueule noire, entraînant avec elle un peu de cette poussière de ténèbres. Dans le faisceau de sa torche, il avait vu le projectile d'acier creuser une tranchée, tandis qu'autour de lui s'enroulait la mince volute de fumée. Face à lui, la femme souriait toujours. Elle ne cessa pas, même lorsque la balle lui fracassa le front, pour lui emporter le haut de la boîte crânienne. Tout d'abord, il ne se passa rien. Le corps chutait, libéré de toutes ses entraves terrestres, mais jamais ne heurtait le sol. Tout se déroulait au ralenti, dans le silence le plus absolu. Il titubait. Projeté par le recul de son arme ? Il avait reçu quelque chose dans le visage qui lui brouilla la vue. Un coup de poing ? Le corps se sépara en deux, les yeux vides et la bouche grande ouverte sur un rire muet.

Cette roue, elle est la balle jaillie de la gueule de son canon. Elle fend la nuit en même temps que la foule et lui la poursuit jusqu'à ce qu'ils quittent la ville, puis s'éclipse au détour d'un carrefour, avalé par les ténèbres épaisses. Un instant, les phares de la voiture éclairent le véhicule de cet ange providentiel. Deux silhouettes s'illuminent ; combinaisons de cuir et casque qui luisent. Il leur semble que le conducteur les salue, mais ce n'est peut-être qu'une illusion due aux reflets de la lumière. Derrière eux, la brume a disparu.

— Est-ce que vous croyez aux coïncidences ? murmure Achille, livide.

« Ce qui provoque des difficultés de compréhension et fait paraître impensable qu'il puisse se produire des événements sans cause, c'est seulement la croyance invétérée en la toute-puissance de la causalité. L'impossibilité d'expliquer ne réside pas dans le simple fait que la cause est inconnue. Mais en ce qu'une cause quelconque n'est même pas pensable avec les moyens de notre entendement »****, marmonne à demi-mot Franz.

— Une synchronicité ? marmotte Max, le regard sombre.

— Une synchronicité, oui, souffle Franz, les yeux plongés dans l'horizon noir.

Entre temps, leur ange gardien a disparu à leur tour, pour une direction connue de lui seul. Les mines contrites, les trois hommes s'enferment dans le mutisme. Avec lenteur, ils reprennent la route qui sinue au travers des friches industrielles, dont les carcasses se découpent dans le faisceau blanc des phares. Parfois, une silhouette animale se détache, surgit alors du noir une paire d'yeux phosphorescents qui s'échappe aussitôt, ou alors c'est un oiseau de proie qui s'envole. Par jeu, Franz projette des ombres chinoises dans l'habitacle.

— Pourquoi je suis né fille et pas garçon ?

L'homme à qui il s'adresse ainsi le fixe d'un regard inquiet. Du plat de la main, il lisse le tissu noir de sa toge.

— Tel est le dessein de Dieu, mon enfant. Il t'a fait fille et cela tu ne peux le défaire.

— Pourquoi ne peut-il en être autrement ?

— Tu contrarierais les vœux que notre seigneur a formulés pour toi et ce serait péché.

L'enfant contemple ses pieds. Il n'est pas satisfait des réponses que lui apporte le prêtre.

— Pourquoi serait-ce péché ? Je ne comprends pas. Si Dieu est bon en toute chose et qu'il a créé l'homme à son image. Pourquoi me fait-il autant souffrir ?

— Ma fille, l'homme a péché dans le jardin d'Eden en consommant les fruits de la connaissance du bien et du mal. Par cette faute, il en fut renvoyé et maudit par notre Seigneur. La connaissance est la souffrance, ma fille. Accepte-toi tel que Dieu t'a fait, amen. Tu ne peux aller à l'encontre de son œuvre, car tu t'élèverais à la hauteur de notre seigneur et, une deuxième fois il te condamnerait.

L'enfant écoute d'une oreille distraite les paroles de l'homme ; elles le heurtent.

— « Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme. »

La voix du prêtre est monocorde.

— Et l'homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs ; mais, pour l'homme, il ne trouva point d'aide semblable à lui. Alors l'Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit ; il prit son sceptre et referma la chair à sa place. L'Éternel Dieu forma une femme du sceptre qu'il avait pris de l'homme, et il l'amena vers l'homme. Et l'homme dit : voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! On l'appellera femme, parce qu'elle a été prise de l'homme, rétorqua l'enfant. Alors pourquoi ne puis-je être homme, puisque je suis né de sa chair ? Notre seigneur ne peut-il commettre des erreurs ?

L'homme lui lance un regard aussi noir que son habit.

— Jamais ! Car c'est toujours le démon qui induit l'homme en tentation et le conduit à pécher.

L'enfant part d'un immense éclat rire, lugubre et amer.

— Amen ! soupire Franz, les mains jointes en un calice.

Dans le lointain se détache la sombre silhouette d'un beffroi.

*Moddie Blues : Night in white satin

Nuits de satin blanches

Qui jamais ne finissent

Des lettres que j'ai écrites

Qui jamais se sont envoyées

**The Doors : Riders on the storm

Des cavaliers dans la tempête

Il y a un tueur sur la route, son cerveau se tortille comme un crapaud

Prenez de longues vacances, laissez les enfants joués

Si vous le prenez en route, la douce famille mourrait

Un tueur sur la route...

***Rolling Stones : Paint it black

J'ai vu une porte rouge et j'ai voulu la peindre en noirceur

Plus de couleurs, je veux qu'elles soient toutes noires

Je vois se promener les filles dans leurs tenues d'été

Je dois détourner la tête jusqu'à ce mes ténèbres s'en aillent

****C.G Jung : Synchronicité et Paracelsica


Texte publié par Diogene, 12 juin 2017 à 21h39
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