Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi.
Friedrich Nietzsche
Enfin… J’en tremble encore, bien que j’ignore si cela est de joie ou de terreur. Ce ne fut pas sans peine que je me suis attelé à la tâche délicate de prendre contact avec les enfants du capitaine Walton. Il m’en aura coûté plus d’un an de rente, mais je suis arrivé à mon but et je ne regrette rien. Jekyll mort, les carnets en ma possession, plus rien ne me retient ici et je quitterai Londres demain, à l’aube, pour me rendre à Peebles en Écosse. Mon corps souffre de l’air chargé des miasmes des usines et mon âme est meurtrie de la vision de ses pauvres hères qui errent dans les rues à la sortie des manufactures. Noir de suie ou de graisse, leurs yeux ne reflètent rien, sinon l’épuisement et le désespoir. La ville agonise dans le silence et dans l’indifférence de ses nantis qui ne se mélangent à la plèbe que pour jouir du spectacle de leur malheur. C’est pour eux que ma main se tend. Dieu est mort ou s’il ne l’est pas encore, il sera bientôt, broyé par les mâchoires impitoyables des machines infernales. Ne nous abandonne pas, Père. Tu as fait un souhait et je l’exaucerais, dussé-je briser mon corps à la tâche et vendre mon âme au diable. J’ai fermé ma fenêtre, car je ne supportais plus les larmes de ces enfants, dont les ventres creux crient leur famine. Qui sont ces femmes qui s’en vont le soir chez l’apothicaire obtenir, contre quelques piécettes, un peu de morphine ? Elles sont les mêmes qui, le matin, quittent leur domicile à la suite de leurs maris, accompagnés de leurs enfants en âge de travailler. Quand je passe devant leurs maigres appartements, ce qui nous frappe, c’est le silence, terrifiant. Dieu a-t-il désiré cela pour nous ? Parfois, je me suis approché de ces vastes ensembles qui, chaque jour, avalent leur contingent d’ouvriers. Imaginez d’immenses manoirs sans fenêtre et dont le toit serait fait d’ardoises, avec plantées çà et là de gigantesques cheminées de briques qui cracheraient des flots de fumées jaunes et grasses. Par jour d’humidité et de brouillard, elles se condensent une masse opaque et suffocante que les Londoniens nomment smog. Le vertige me saisit. Londres m’empoisonne, asphyxie mon âme comme celles de ses habitants, il me tarde de me retirer sitôt les carnets en ma possession. J’ignore encore quel sera mon point de chute. En revanche, je sais qu’il sera loin de cette métropole funèbre qui broie le cœur de ceux qui y vivent, bourgeois ou misérables. À l’aube, si je puis appeler ainsi le ponant, incapable de percer le voile opaque qui couvre cette ville démente, un fiacre viendra et m’emportera. Je refuse. Mon regard s’offusque de la vue de ce charnier où crèvent, sous les yeux absents de Leurs Majestés, ses sujets. Hélas, je ne me rabaisserai pas à les considérer, comme se complaisent certains, tels des enfants perdus à qui l’on offre un shilling, pareil à une sucette, ou une couche pour la nuit, sans voir que ce sont eux-mêmes qui les ont précipités dans cette misère, par de viles promesses. Hypocrites, menteurs, vous les condamnez, alors même que vous vous rendez dans leurs quartiers, tels de misérables aventuriers en quête de quelques commerces et d’ivresse.
Un homme seul ne peut qu’échouer, un prophète en revanche… Lui seul sera capable de soulever les foules et d’emporter avec lui les âmes. Il sera en mesure de les réunir, les unir et transfigurer le monde. Fermons donc cette fenêtre sur cet enfer qui n’est pas le mien, sans pour autant en oublier et en altérer le souvenir.
Extrait du journal de H.F.
Le 25 septembre 1893
Saclay, France, 16 février 2067
Sanatius, professeur émérite au collège de France, prix Nobel de physique pour ses travaux sur les verres. Achille poursuivrait son énumération une journée entière qu’il n’en verrait pas la fin. Dans la salle, des plafonniers déversent une lumière crue sur ses occupants. Au milieu, sur une table, trône un monceau de débris qu’une simple brise soufflerait et disperserait. Sanatius contemple la chose d’un regard sévère. La requête serait venue d’une autre personne que lui, il se serait fait un plaisir de lui démontrer de quelle manière il traite les plaisantins. Par sécurité, ses assistants ont déposé une cloche en verre organique qui préserve ce qui peut l’être encore.
– Max ! Franz ! Je vous présente le professeur Antonyn Sanatius, l’un de mes anciens camarades de lycée.
L’homme de haute taille leur tend une main fine sans être osseuse. Une lueur étrange habite son regard. Chacun de ses gestes semble hanter par cette singularité, comme si en chacun se dissimulait une lame acérée prête à disséquer celui qui le questionnerait. Seul Achille paraît indifférent à sa monstruosité. Sa bouche pincée, son nez aquilin et ses yeux enfoncés dans les orbites lui donnent des allures de prédateur nocturne, prêt à fondre sur sa proie à l’instant où elle relâchera son attention. Max se demande un instant s’il ne porte pas un masque, tant son visage est dépourvu d’expression, de compassion. Mal à l’aise, il détourne son regard de celui qu’il voit comme une créature à face humaine et se dirige vers un aquarium dans lequel nage un poisson aux yeux bien trop morts.
– N’oubliez pas, vous ne devrez, sous aucun prétexte, quitter le périmètre de sécurité. En attendant, je vous invite à vous habiller. Vous avez des cabines sur votre gauche.
Sourire éclatant, celui qui s’exprime ainsi est médecin, obstétrique et développement extramatriciel. D’un geste souple, il leur indique deux portes sur leur gauche. A-t-on peur que les gens forniquent, alors même qu’on leur épargne cette peine ? Le doute le saisit. C’est le grain de sable qui grippe la belle mécanique qui ressurgit. Quelqu’un lui presse le bras. Il découvre un visage radieux qui respire le bonheur. Il tente de donner le change, mais le cœur est lourd. Il se détourne et franchit le seuil de la cabine. La porte se referme et l’enferme dans une pièce exiguë, où sont suspendus des survêtements stériles et jetables. Pourquoi ? Ils sont tous deux fertiles. Hélas, sa matrice utérine ne peut accueillir l’embryon. Malformation congénitale leur avait expliqué le médecin ; son arrière-arrière-grand-mère avait été exposée in utero à une saloperie d’hormone de synthèse : du diéthylstilbestrol commercialisé sous le nom de distilbène. Ils désirent tous deux cet enfant. Ses gestes sont lents lorsqu’il s’empare de la calotte qu’il passe sur sa tête, puis ce sont des surchaussures, une combinaison en coton perlé semblable à celle des opérateurs en zone blanche. Dans le petit miroir suspendu au mur, il se figure un ingénieur travaillant sur un satellite plutôt qu’un futur parent. Est-ce que tous ceux qui ont posé leurs pieds en ces lieux se sont fait la même réflexion ? Il aimerait le croire. Même ses mains sont prisonnières de la toile blanche. Derrière lui, une porte s’ouvre sur un coin de pénombre. Dans le fond s’agitent des ombres qui passent d’un bloc à l’autre ; à l’intérieur des êtres en devenir grandissent.
Quelqu’un pose une main sur son épaule, puis souffle :
– Tu viens ?
Max se retourne. Franz le contemple. Ses yeux parlent pour lui, ils racontent son malaise face au professeur Sanatius. D’un signe de tête, il l’entraîne à sa suite ; Achille et son ancien camarade les ont déjà précédés. Il aperçoit leurs silhouettes, semblables à des spectres, qui se détachent de l’obscurité immaculée du couloir. Est-ce là le devenir de tout homme qui s’engage dans cette voie ? Franz l’encourage, même si le cœur n’y est pas. Il ne comprend pas pourquoi. Quel est donc cet écho qui résonne au fond de son esprit ? Pourquoi maintenant ? Est-ce le lieu, la victime, le mystère ? Max sue. Il s’éponge le front malgré l’atmosphère est glacial. Les murs défilent, gris ou bariolés, dessinés ou bien décorés ; ce n’est qu’un embrouillamini coloré. La voix du professeur Sanatius bourdonne à ses oreilles : des conseils, des mises en garde. Max n’y prête aucune attention, il se contente de suivre le troupeau discipliné. Les explications se poursuivent. De l’autre côté de la vitre, il aperçoit un complexe de métal qui entoure une vaste cavité faite d’acier trempé. Un technicien s’approche et ouvre un épais hublot et en extrait quelques échantillons ; les restes du plafonnier.
–… ien en tirer !
La voix familière d’Achille le ramène ; fausse sirène du cœur des mers.
– Ce n’est pas tout à fait exact, car selon nos simulations ces matériaux ont des espérances de vie qui dépassent le millier d’années. Cependant, même en les exposants à des rayonnements nucléaires de fortes intensités, nous ne pourrions obtenir semblables résultats.
– Une bombe ? questionne Achille.
– Dieu, non ! Tout l’institut aurait été soufflé ou au moins fortement endommagé, sans compter les personnes irradiées. Non, non ! C’est impossible, même avec une source compacte.
– Pourquoi ? demande à brûle-pourpoint Franz qui n’a rien perdu de l’échange. Après tout, de tels objets existent et leurs effets peuvent être circonscrits.
– C’est une question de temps, réplique Achille. Antonyn, quel devrait être l’énergie déposée pour obtenir un résultat semblable ?
– Plusieurs mégajoules. Or c’est un niveau d’énergie que vous ne pouvez atteindre qu’à l’aide de puissantes sources lasers. De plus, cela n’expliquerait en rien le caractère local du phénomène.
– Alors nous ne te dérangerons pas plus longtemps, Antonyn. Je sais combien ton temps est précieux, achève Achille.
– Au contraire, je me ferai un plaisir de résoudre cette énigme, d’autant que ce mystère pourrait avoir des retombées intéressantes pour ma discipline et ses applications potentielles. Allons, je vous raccompagne, selon toute vraisemblance l’orage s’est éloigné.
Sans regret, les trois hommes emboîtent le pas du savant au travers des obscurs corridors. Ne sera-ce la présence d’appliques sur les murs qu’ils se croient perdus dans quelques temples ou pyramides antiques. En fond, le doux ronronnement des machines trouble à peine le silence de leurs échanges. Ils ne laissent rien derrière eux, sinon un mystère ; pièce parmi tant d’autres d’un puzzle dont ils ne devinent que les contours. Dehors, le ciel est encore lourd de l’orage passé. Mais un arc-en-ciel inversé annonce la fin de la curée. Ébloui, Franz place une main sur son front, imité par ses amis et le professeur Sanatius. Au moins aurons-nous tenté quelque chose, semble murmuré le visage chafouin d’Achille. Sa voiture est garée de l’autre côté du parc ; l’averse orageuse lui a rendu son éclat, car elle brille sous les premiers rayons du soleil. Sous leurs souliers, les graviers crissent et roulent, semblables à toutes ces pensées qui se bousculent dans leurs esprits respectifs. Arrivés devant le véhicule Antonyn les salue tour à tour d’une généreuse poignée de main :
– Merci de votre visite ! Achille, si tu as d’autres demandes à formuler, n’hésite surtout pas. Avec ta découverte, tu viens de nous donner du travail pour les trois prochaines années. Ce ne sera pas de trop pour percer le mystère de cette trop rapide décomposition.
– Pourquoi ne pas… s’avance Franz, dont le pied est soudain écrasé.
– Vous vouliez ajouter quelque chose ? l’interroge-t-il comme ce dernier grimace.
Mais il n’a guère le temps d’ajouter quoi que ce soit, car leurs téléphones sonnent de concert : Season of the Witch de Donovan pour Max, Achille se contente de Night in White Satin des Moody Blues et I’m Sick of You, d’Iggy Pop, pour lui-même.
– Que se passe-t-il ? s’exclame à brûle-pourpoint Sanatius comme leurs visages se figent et deviennent de cire.
– Une aile de l’IVR vient de s’effondrer sans explications, murmure Achille d’une voix blanche.
Le bruit de la déflagration lui a presque crevé le tympan. Quelqu’un hurle, mais il n’en perçoit que les échos étouffés. C’est une silhouette floue, une masse sombre qui s’agite quelques mètres devant lui. Son bras enserre sa taille, comme s’il retenait quelque chose. Soudain, elle lève un poing, point dérisoire dans le noir. Sa torche est braquée sur elle et perce avec difficulté la brume poussiéreuse soulevée par l’explosion. Une tache écarlate se dessine au niveau de son abdomen ; elle s’agrandit à mesure qu’elle s’avance. Il devine le sourire sanglant peint sur son visage. Soudain, quelqu’un le tire en arrière. La geste est violent, car il est projeté sans ménagement dans une cellule, dont la porte claque avec fracas. Sa tête heurte le mur en béton. Au même instant, une puissante secousse fait trembler la pièce.
– Vous m’entendez Docteur Brévin ?
Seul un bourdonnement parvient à ses oreilles meurtries. Il hoche la tête et pointe ses pavillons douloureux. En face de lui, il reconnaît la figure brouillée du capitaine.
– Qu’est-ce que…
Hélas, il ne peut articuler un mot de plus, sa mâchoire se décroche ; la mandibule fracassée par le choc vient de céder. Leste, il coince sa lippe pendante de sa main gauche, tandis que son supérieur fouille dans son sac à la recherche d’une bande qui lui maintiendra le maxillaire inférieur jusqu’à ce qu’il reçoive des soins plus appropriés.
– Merde ! siffle-t-il entre ses dents. Que s’est-il passé ?
Sur sa rétine, les images de cette silhouette floue aux yeux hagards qui marchait en se dandinant et en tenant son ventre lui reviennent. Un instant, il a peur de deviner, mais le regard plein de colère de l’homme présent à ses côtés le dissuade de nier l’évidence. Son poing se referme. Il le lève. Le bras tendu, la bouche tordue, il retombe ; la paume ouverte. À quoi bon ? Que peuvent-ils faire, sinon avancer et s’enfoncer toujours plus profond dans l’horreur ? La figure et le crâne encore douloureux, il ne se hisse pas moins en s’appuyant sur l’épaule du capitaine. Ainsi affublé de son bandage, il a des airs d’œufs de Pâques. Mais cela ne provoque aucune hilarité lorsque les autres membres du commando les rejoignent.
– Des blessés à déplorer ? lance sèchement le capitaine.
– Aucun. Quelques commotions légères. Pour la plupart d’entre nous, nous avons pu nous mettre à couvert. En revanche, l’issue principale est bloquée désormais. Le souffle de l’explosion a fait s’effondrer une partie des étages et nous sommes ensevelis dans les sous-sols du bâtiment.
La nouvelle lui arrache un juron bien senti.
– Les transmissions sont-elles encore possibles ?
– Aucune. Le bâtiment est farci de structures métalliques. C’est une véritable cage de Faraday.
En est-il de même de ce monument maintenant couvert de poussière et envahi par une fourmilière humaine. Heureusement, les principaux relevés ont été effectués. Néanmoins, cette coïncidence semble bien trop parfaite et tombée trop à point. Franz se tourne vers Max, trois doigts en l’air. Une fois, c’est le hasard, deux fois, une coïncidence, trois… D’un signe de tête, Achille les invite à s’assoir dans son véhicule. Résignés, ils prennent place l’un après l’autre. Ils n’ont plus rien à faire en ces lieux. L’IVR s’est effondré et cela les indiffère, car ils n’ignorent pas qu’on les dépossédera.
Évry, France, 16 février 2067
– Que veux-tu ?
Des yeux de chat le fixent ; vert d’eau liseré de brun. Elle esquisse une moue. Lui lève le nez de l’évier dans lequel trempe une dizaine de verres. Ils ont l’air de fragiles petits baigneurs. Entre ses doigts, ils brillent de mille éclats. Quelques secondes, il le lève haut dans les airs. Des gouttes d’eau tombent et s’écrasent la surface écarlate du plan de travail. Son regard croise le sien. Son cœur lui pèse soudain bien lourd. Il repose la coupe. Autour du pied se forme une flaque qui s’étire avec paresse et prend des formes grotesques. Une main s’empare du torchon qui traîne sur le dossier d’un tabouret, puis de l’objet. Les gestes sont lents et gracieux.
– Hugo, soupire-t-elle.
Ce dernier ferme les yeux. Parfois, il s’interroge sur ses choix, tant ce prénom le renvoie à une mémoire qu’il aimerait tant effacée. Hélas si l’oubli peut, de temps à autre, guérir, il ne répare en rien les erreurs commises. Troublé, il cesse et pose ses mains tremblantes sur le rebord en acier. Des doigts se glissent dans les siens.
– Non…
Mais le souffle lui fait défaut et aucun son ne franchit ses lèvres, alors qu’un index se pose dessus. Il veut s’en saisir et le repousser, mais la volonté lui manque. Il remonte les faisceaux de la chair torturée, fondue et alvéolée. Mais ce n’est qu’une illusion, une hallucination de son esprit flétri. Personne ne viendra ce soir. Ainsi en a-t-il décrété et chacun s’en est allé, libre de vaquer pour cette soirée. Ses mains plongent de nouveau dans l’eau et ôtent la bonde. Le liquide s’échappe sans un bruit, tandis qu’au fond gisent une douzaine de verres couverts de mousse. Il hésite, mais le bras qui s’enroule autour de lui a raison de ses réticences. Il ignore si elle sera assez forte pour l’arracher aux griffes de son passé. La chose est impossible, car il vit dans sa chair même et parfois il lui prend le désir de partager son secret. De fines ridules rehaussent les traits de son visage délicats, encadrés par une masse de cheveux où s’affrontent les cieux.
– Laisse-moi finir, je te prie.
Le tutoiement ne le heurte pas et il trouve cela presque étrange. Pourtant, cela fait tant de temps qu’il en est ainsi. Certaines choses demeurent, semble-t-il. Ses mains tremblent de plus belle. Il se retire et s’assoit dans son fauteuil. Les yeux fermés, il entend le grondement de l’élément vital qui jaillit de la buse métallique, puis les heurts discrets de l’éponge sur la surface fragile, enfin la pose délicate sur le support. Mais il perçoit autre chose, les battements d’un cœur qui depuis longtemps n’en est plus un, des bruits de pas étouffés par une moquette épaisse, le souffle d’un homme qui n’en a que l’apparence, puis la chute, molle et lente. Il l’a retenu, presque ému. Son poing se serre. Ses ongles s’enfoncent dans sa chair.
– Arrête, glisse une voix à son oreille.
Du sang perle. La main devant son visage, il la referme comme si elle renfermait un lourd secret. Elle a presque fini, le dernier est encore entre ses paumes. Dans la pénombre, la moitié droite de sa figure renvoie les pâles rayons d’une lampe incrustés dans le plafond. Délicat, il passe un doigt dessus. Mais il n’est pas question de tendresse ou de caresse, seulement de cire et d’artifice. Elle le laisse faire, car elle n’a pas peur. Sous le masque, ce ne sont que la chair fondue et les os mis à nu ; une prunelle au regard de verre. Ses lèvres effleurent les siennes, tandis que des larmes coulent le long de ses joues. Elle ne s’en émeut pas et lui offre un sourire plein de mélancolie. C’est un homme secret et jamais elle n’a cherché à soulever le voile qui enferme son âme. Il se retire. Au creux de sa main, son visage le contemple de son œil vide. Il ne lui a jamais posé de questions et ne commencera pas ce soir. Chacun vit avec ses blessures, ses fêlures et, lui, il trouve toujours les mots justes. Elle achève son geste. Le verre entre les doigts, elle le repose parmi les autres et attrape un torchon. Il secoue la tête et c’est lui qui s’empare ; elle les rangera ce soir. Entremêlés, ils se fondent en un tout. Plus question de lui, de elle, ils sont deux corps abandonnés l’un à l’autre. Il est tard et ils sont les derniers dans la salle. Le miroir leur renvoie un reflet pâle et défait, lui a les yeux caves, elle, son visage n’est plus qu’une crevasse. Monstre de chair contre monstre fier. Chacun à leur manière, ils explorent leur propre mal-être. Le bruit cesse. Le clapotis de l’eau n’est plus. Bientôt, les lumières tomberont et ce sera l’obscure.
Dehors, ils ne sont que deux silhouettes furtives à l’ombre de l’IVR, désormais ceinturé. Des maîtres-chiens et serpodes fouillent encore les décombres, à la lueur des bougies des lucifériens regroupés à quelques dizaines de mètres de là. Un instant, il retient sa compagne et contemple le cadavre du bâtiment. A-t-il eu tort ? Chacun a ses raisons. Des gyrophares surgissent, bleus et rouges ; certaines choses ne changeront jamais. Le véhicule les dépasse en silence, puis disparaît dans la nuit noire.
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