Pourtant, beaucoup de psychiatres et psychologues refusent l’idée que la société dans son ensemble pourrait être malade. Ils maintiennent que le problème de la santé mentale dans la société ne concerne qu’une minorité d’individus “inadaptés”, et non pas la culture en elle-même, qui devrait être adaptée aux individus.
Erich Fromm ; Société Aliénée et Société Saine
Je crains d’avoir entrevu plus que la folie de Jekyll et par miroir celle de Hyde. J’ai entre les mains son journal. J’ai pu me le procurer en soudoyant l’un de ses employés ; il désirait le brûler. En échange de ces quelques guinées, il m’a fait promettre de ne rien divulguer qui puisse ternir sa réputation. Je respecterai son souhait à la lettre ; je n’ai qu’une parole.
Cependant, je suis terrifié à sa lecture, d’autant plus qu’il me pèse de poursuivre. Rien de ce qu’il a pu dévoiler dans ses courriers, ni lors de ses éphémères conversations, ne reflètent les ténèbres qui y demeurent. Néanmoins, je pense être en mesure de saisir ce qui l’a ainsi attiré.
Tout homme n’aspire-t-il pas à plus de liberté ?
Si ! Elle est même condition de notre nature si fragile.
Cependant, ne se serait-il pas égaré en abolissant toute mesure, toute structure ?
Tout cela sonne comme un douloureux avertissement. Je me sais imparfait pour accomplir la noble tâche que je me suis assignée. Seul un être délivré de ses chaînes et à même d’évoluer vers lui-même en sera capable. Une créature en mesure de se tourner vers son intérieur. Un être capable de se contempler sans peur et qui, au lieu de fuir, s’enfoncera pour en rapporter ses joyaux enfouis.
Je me sens abattu et apathique. Ces révélations, ce sont des abominations.
Pour autant, dois-je renoncer à mon projet ? car dans cette perspective ce n’est pas l’argent qui viendra à manquer en premier, mais le temps. Insaisissable, on croit la surprendre, l’emprisonner, le tordre et le plier à notre volonté ; ce n’est qu’une manière de se rassurer, de se réapproprier l’idée de mort, résultante inhérente du désordre.
Que puis-je faire face à l’implacable spectre de la Faucheuse qui, tôt ou tard, arrivera sans que j’accomplisse ce que je me suis promis ?
Lorsque je me lève et que j’observe mon moi intérieur, ce ne sont plus que des ruines. Mes envies, mes idées, tous ont été anéantis, balayées. Je me saisis de mon gousset. Le cadran oscille au bout de sa chaîne.
Tic-tac, tic-tac, tic-tac.
Ce bruit est insupportable et un rien le brisera. Je serre le poing. Sous mes doigts, je sens le verre qui cède et se fendille.
Comme c’est étrange.
Je ramasse les fragments épars qui se détachent et les placent dans un creuset en terre. Demain, je les fondrai et je comprendrai.
Si je ne peux contrarier le temps, puis-je au moins le renverser et l’inverser ? Mais cela seulement peut-il être vrai ? Serai-je alors capable de figer mon corps dans l’instant et échapper de cette manière à l’emprise du temps ?
Je le dois, c’est un impératif. Je ne crains pas la mort pour ce qu’elle est, ou ce qu’elle n’est pas. Je veux seulement la repousser le temps d’accomplir le dessein que je me suis façonné. Je n’ai pas à cœur de conserver mon esprit dans une boîte mécanique, ainsi que certains l’avancent. La mémoire d’un homme est toujours posthume.
Peut-être serai-je le premier à en être le privilégié spectateur ?
Si tel est le cas, alors je serai satisfait. J’aurai accompli mon œuvre et c’est elle qui poursuivra ce que j’aurai esquissé. Ensuite… ensuite, je m’en remettrai à Chronos, car je serai certain d’avoir enfanté de celui qui sera notre sauveur et guide.
Il se fait tard et le sommeil est un ami cruel, lorsqu’il vient à me manquer. Je renonce donc ce soir. Je souhaite que cette nuit me porte conseil, d’autant que je n’ai pas pu entrer en contact avec les détenteurs des carnets du capitaine Walton. Je ne sais encore s’ils seront d’accord pour me les céder ; à moins que je ne les démarche sous le couvert de l’anonymat. Je crains que mon patronyme n’éveille des soupçons ou la curiosité, voire pire.
20 Septembre 1893
Saclay, France, 16 février 2067
Arrêté devant une barrière gardée par un cerbère biomécanique, Achille patiente. Fatigués, les essuie-glaces ne chassent plus qu’à grand-peine l’onde aquatique qui se déverse. Dans sa guérite, le préposé vérifie son accréditation, ainsi que celle de Franz et Max, tandis que les gouttes de pluie qui s’écrasent sur le pare-brise lui en rappellent d’autres et, avec elles, des souvenirs.
La mort rôde à l’intérieur… Non ! Elle y demeure.
— Ça va aller, Achille ? murmure une voix à son oreille.
Toujours sonné, quelqu’un lui a versé de l’eau entre les lèvres, il lève le poing puis le pouce ; autour de lui, tout n’est plus que silence.
— Ne bougez pas, Achille ! lui ordonne le capitaine, cependant qu’il balance une grenade incapacitante, dont les effluves se mêlent à celles de la chair en putréfaction.
Immobiles, aucun bruit de chute de corps ne leur parvient. Soulagé, il patiente encore quelques instants, puis se relève, accompagné d’Achille, groggy.
Les gardes, postés à l’entrée, n’étaient que de pauvres bougres, misérables boucliers humains à qui l’on aura glissé entre les mains une Kalachnikov, dont ils savaient à peine se servir. Les trafiquants, eux, s’étaient enfuis depuis longtemps, ne laissant derrière eux que les cadavres dont ils n’avaient pu se débarrasser faute de temps. En fait, ils avaient emporté tout ce qui avait encore de la valeur à leurs yeux.
Pendant ce temps, l’escouade progresse avec lenteur, car chaque nouvelle intersection signifie la découverte d’un autre charnier qu’il sera chargé d’examiner. Mais auparavant, ils doivent s’assurer de l’absence de tout mercenaire et sécuriser la zone. Soudain, le capitaine lui fait signe de le suivre. Du faisceau de sa lampe torche, il balaie les murs crasseux, couverts de graffitis et de détritus. Parfois, l’on y devine autre chose, alors une sourde angoisse saisit celui qui le découvre : un ongle cassé, des traces de griffures dans le papier ; une femme que l’on traîne vers l’enfer. Lui, il s’efforce de ne rien voir. En fait, il s’enfonce chaque fois un peu plus dans la noirceur de l’âme humaine.
Qui sait quand il en ressortira ? Qui sait ce qu’il en ressortira ?
C’est là sa seule échappatoire, comme à tous ces hommes et femmes du commando, qu’il accompagne.
Soudain, la barrière se lève.
— Vous êtes attendu au bloc D, Docteur Brévin, le salue l’officier, tandis qu’il lui tend leurs papiers.
Sinistres, les mots lui renvoient les sons d’un écho lugubre, cependant que son estomac se contracte douloureusement. Une main sur le volant, l’autre sur le levier de vitesse, il hésite, puis enclenche la paresseuse mécanique. Silencieuse, la voiture s’engage sur la langue bitumée. À la surface du macadam détrempé, les pneus tracent de larges sillons, que la pluie referme aussitôt. Rien ne semble pouvoir troubler l’harmonie factice du lieu, rien ne peut en éprouver la perfection, pas même leur éphémère passager. Par les fenêtres, Achille, Max, Franz contemple les songe-creux d’une nature sauvage faussée, corsetée, artificialisée, dont le point d’orgue est un chêne millénaire avec son tronc noueux et ses branches à demi nues. Inlassable, la voiture poursuit sa route, sillonne entre les plaines gazonnées, aux brins d’herbe que l’on devine taillés au cordeau, parsemées çà et là de parterres fleuris sans fantaisie. Au loin se détache l’imposante silhouette du bâtiment, dont les entrailles renferment l’œil d’une divinité, entouré d’un cortège de gargouilles aux prunelles aveugles.
— Ah ! On dirait que le comité d’accueil est déjà là, remarque Achille, comme il aperçoit le groupe de quatre personnes qui patiente sous un porche, surmonté d’un panneau, où se dessine un large Delta.
Ainsi plongés dans la lumière artificielle des rampes, malgré leurs effets affichés, ils n’apparaissent que pour ce qu’ils sont des êtres insignifiants en regard de l’écrasante présence. Mal à l’aise, Achille gare son engin sur une place matérialisée dans le sol : découpe brillante dans la masse noire du bitume luisant. À peine se sont-ils rangés, que trois silhouettes brouillées se précipitent vers eux, un parapluie à la main.
— Merci, jure Achille, tandis qu’il s’abrite. Ibrahim et Isabelle vous ont apporté le matériel ?
— Tout à fait, Docteur Brévin. Non, sans peine. Cependant, j’ignore si nous pourrons en tirer quelque chose. Lorsque nous avons ouvert la caisse sur la ligne d’analyse, nous avons cru à une blague d’Antonyn, s’il n’avait insisté pour nous dire que c’était vous qui le lui aviez envoyé.
— Une blague. Mais pourquoi ? s’enquiert Achille, faussement surpris.
Derrière, lui Max et Franz se sont précipités, à leur tour, sous les abris de fortune à la merci des vents glacés qui se sont levés.
— Merci, soufflent-ils en chœur.
À couvert sous le porche d’un mausolée de béton armé baptisé du nom d’un dieu de l’antiquité, chacun s’interroge. Dans la mythologie grecque, l’on raconte que rien n’échappait à Hélios.
En sera-t-il de même pour cette insaisissable ombre ?
Max lève la tête vers le firmament, puis il balaie du regard la morne plaine.
Que s’est-il passé ici ?
Depuis les cieux, les éléments se déchaînent. Nerveux, il explore sa veste à la recherche de son paquet de cigarettes, lorsque ses doigts heurtent son briquet. Une pâle lueur scintille devant ses yeux ; Franz lui en tend une, la sienne est déjà posée sur lèvres de chair.
— Merci, mon vieux, soupire-t-il en l’approchant de la flamme orangée de son allumoir, avant de le passer à Franz.
Ainsi éclairé, celui-ci semble soudain se métamorphoser. Mais Franz se recule ; le charme n’opère plus.
— À quoi tu penses, Max ? le questionne-t-il, le regard perdu dans l’horizon.
Lent, il tire un long moment sur sa cigarette, avant de recracher un puissant jet de fumée, qui se disperse alors dans l’élément liquide.
— Je ne sais pas. Je crois que je cherche un point tangible.
Mais, il ne l’écoute pas, son esprit est déjà loin d’ici, parti en un lieu qu’il n’a jamais vraiment quitté ; ces mots en valent d’autres.
— Max ?
Sa voix est presque inaudible, à peine plus qu’un murmure anéanti par la pluie qui tambourine sur le corps de béton du bâtiment gris.
— Pourquoi l’Homme est-il mort ?
Achille le hèle, il ne le voit pas ; Franz l’a rejoint. Demeuré seul, il contemple un instant sa cigarette à demi consumée. Un peu de cendre tient en équilibre à l’extrémité. Il suffirait d’un rien pour qu’elle se détache et s’écrase. Il hausse les épaules ; le bout rougeoie sous la grisaille.
Protégé par les avancées du porche, il les regarde s’éloigner. Franz l’attend, arrêté à quelques mètres de lui ; regard en arrière ; une ombre patiente. D’un hochement de tête, il acquiesce.
En son for intérieur, il le remercie.
Sa cigarette achevée, il remonte le col de sa veste, car la pluie commence à s’infiltrer dans sa nuque ; il frissonne. Avisant un cendrier, il y écrase son mégot, qui tombe alors dans la fosse commune. Immobile, il se retourne pour contempler le paysage transformé. L’orage n’en finit pas de balayer les lieux et les vents violents font maintenant ployer les troncs et les branches qui se balancent dangereusement.
— Venez, monsieur Defrosse, soupire une voix derrière lui.
C’est l’homme qui tient le parapluie, un homme qui rit. Il porte une veste holographique sur laquelle dansent les artistes du moment. Max n’en connaît aucun et il s’en fiche, au grand dam de son interlocuteur, qui lui en aurait volontiers fait l’article. Contrit, ce dernier rattrape la porte qui se referme en silence ; il n’a aucune envie de fouiller ses poches à la recherche de sa carte à puce. Dans le corridor, Max aperçoit Achille encadré par un couple aux vestes complémentaires, quant à Franz, il suit en retrait un agent, dont la carrure rivaliserait sans problème avec une armoire normande.
Et lui ?
Lui, il marche en arrière d’un humain, d’un humain en sursis, accompagné de son parapluie. Derrière eux, les mâchoires d’acier se referment, dans un chuintement d’air, sur une caverne artificielle. Au-dessus de leurs têtes, des plafonniers incrustés dans les parois jettent sur eux une lumière à la tonalité chaude.
Est-ce pour rendre les lieux plus agréables, même aux plus claustrophobes des savants ?
Loin de la blancheur immaculée des couloirs de l’IVR, l’atmosphère du site semble plus chaleureuse, presque plus humaine malgré son aspect repoussant. Pourtant il doute. Encore une fois, tout est pensé pour le confort des usagers.
Que se cache-t-il donc derrière ces murs épais ? Quelle est l’origine de ces ronronnements sourds qui se répandent dans les couloirs ?
Autant de questions auxquelles répond son imagination. Pour rire, il rêve d’un félin géant lâché dans les coursives ; une voix anonyme annoncerait alors « La peine est aggravée ! Attention ! l’animal a le flair extrêmement développé.
« Ne pas péter. Surtout, ne pas péter » se répéterait-il comme un mantra, tandis qu’il raserait les murs ; des murs sur lesquels les ombres grandissent, échos de la raison devenue technicisation.*
Il rit, mais c’est un rire triste, un rire jaune, un rire amer, le rire d’un auguste qui jouerait sa dernière représentation. Comme tant d’autres, ce lieu n’est plus qu’un Moloch aux yeux sanglants, dont le but n’est plus d’assouvir la curiosité humaine, mais un moyen d’asservir, d’arracher les secrets de la nature ; même la créativité a été technicisée.
Perdu dans ses pensées, il suit d’un pas mécanique la procession. Bientôt, on les introduit dans une salle couverte de posters : surtout des photographies de l’artiste Farah Yole**, une spécialiste de la déstructuration.
S’agit-il là d’une simple provocation, ou d’un goût assumé pour les paradoxes ?
Max s’interroge en silence. Pendant ce temps, Franz s’est approché de l’une d’entre elles : un corps de femme désarticulé et démembré. Sa tête a été placée au niveau de son sexe, tandis que sa bouche s’ouvre sur un cri muet. Ses yeux d’eau claire reflètent une lumière éteinte, celle de la dernière étreinte. Du sang ruisselle de ses moignons et de sa nuque décapitée, pour mieux se mêler à ses cheveux de feu. Bien des légendes courent sur cette photographe, dont il se murmure que les modèles auraient été vivants au moment de la pose. (Des clones) Cependant, ce ne sont que des fables, car plusieurs d’entre elles travaillent toujours avec elle. Dans un coin du cadre, le nom de l’œuvre signée de l’artiste : Renaissance. Franz savoure l’ironie de l’instant.
Pour son malheur, il est né femme, pour son bonheur, il est homme.
— Non ! Non ! Et encore une fois, ce sera non !
Derrière des lunettes qui lui mangent tout le visage, Nathalia fixe avec de grands yeux ahuris la personne qui crie ainsi. Elle ne comprend pas ce qui lui vaut une pareille réponse. Quelle qu’en soit la formulation, la suite est toujours la même ; trois lettres qui, mises bout à bout, décrivent la négation.
NON !
Le mot flotte à la lisière de son esprit, indécis, indescriptible, incorruptible,, incompréhensible.
Qu’a-t-elle donc demandé de si gênant, de si insultant, pour qu’à chacune de ses formulations, elle se voit opposer le même non ?
Boudeuse, elle regarde la grande créature qui se passe les mains sur le visage. Ses joues passent de l’écarlate à l’ivoire crayeux. Elle sourit, car elle ressemble un peu à l’un de ses personnages qu’elle a vus au cirque ; l’un de ceux avec la figure toute blanche, avec deux taches rouges à la hauteur des pommettes.
— Qu’est-ce qui se passe encore ?
Nathalia ne sait pas si elle doit aimer ou non le ton de cette autre voix, car, comme la première, elle lui opposera une fin de non-recevoir, ou une expression qui lui ressemble. Alors elle la regarde de cet air si innocent, qu’elle sait si bien faire. En face, le bonhomme fait la moue. D’un geste las il désigne sa fille qui l’observe de ses grands yeux gris. La dame soupire.
— Va te coucher, ma chérie ! lui murmure-t-elle.
Nathalia la fixe sans comprendre.
Pourquoi ne dit-elle pas les choses à l’endroit, mais toujours à l’envers ?
— S’il te plaît, insiste-t-elle en la prenant dans ses bras. Je vais lui parler.
Nathalia ne sourit plus. Elle ne dit rien et monte sans un mot les marches de l’escalier, qui la mèneront en un lieu connu d’elle seule. Bientôt, elle n’entendra plus les cris qui ne manqueront pas de s’élever, depuis la salle à manger. Elle ne comprend pas. Ce sont de grandes personnes.
Pourquoi ne veulent-elles pas comprendre ?
Nathalia chantonne comme elle pose les pieds sur les degrés sans fin. Elle aperçoit la porte de sa chambre. Suspendu au bout de cette chaîne, la minuscule clé invisible prend substance. Plus que quelques pas et elle sera parfaite. Point trop vite, ou il pourrait lui en cuire. Aussi sur la pointe des pieds, elle monte les dernières ; sous ses chaussons, les lames craquent.
— Chut… fait-elle à son adresse. Tu vas encore te faire gronder par papa-maman.
Le bois devient tout à coup silencieux, le parquet ne soupire plus ; il ne respire plus. Toujours sur le bout de ses orteils, Nathalia se glisse sur le plancher. Papa maman ne doit pas découvrir son secret, ou alors il lui en cuirait.
— Docteur Achille Brévin ! jaillit soudain une voix.
Un grand échalas en costume à paillettes turquoise vient de surgir par la porte.
— Giacomo ! Que fabriques-tu par ici ? Je te pensais encore au muséum d’histoire naturelle ! s’étonne ce dernier.
— Changement d’affectation. Les pontes ont décidé que mes talents seraient plus utiles ici. Et toi, tu as délaissé…
Mais Achille l’arrête d’un geste.
— Ah… hum, désolé. Mais, tu ne me présentes pas tes collègues.
— Bien sûr que si ! Voici le commissaire Maximillien Defrosse et l’inspecteur Franz Caplon.
Quelques minutes et deux poignées de mains plus tard, tous quittent la pièce pour une annexe, où flotte une puissante odeur de café fraîchement moulu.
— Prenez donc place. Nous y serons plus à l’aise pour discuter, s’empresse le dénommé Giacomo, comme il leur adresse plusieurs sièges.
Assis dans de confortables fauteuils, tous ont les yeux rivés sur le professeur Giacomo Riavachenni, spécialiste des matières molles. La tête baissée, les bras croisés, tous devinent l’embarras dans lequel la surprise d’Achille l’a plongé.
— Je ne sais que penser de ce que tu nous as fait parvenir, Achille. Antonyn m’en a fait une brève description et, même ainsi, je n’ai été convaincu qu’après l’avoir examiné. J’ai eu d’ailleurs de la chance, car, à l’heure qu’il est, il nous est impossible d’en tirer quoi que ce soit.
Max jette un regard lourd de sous-entendus à Franz, qui n’échappe pas à Achille, qui fait semblant de rien.
— Impossible, dis-tu ? lui rétorque Achille, feignant l’ignorance
D’un geste las, il secoue la tête navrée, avant de se lever avec difficulté.
— Bah ! suivez-moi, que je vous montre la chose. Ensuite, vous nous direz quoi en faire. Les huiles ne goûteraient guère de découvrir cette chose dans leurs locaux, surtout si nous devions leur avouer qui la leur a apportée. Mais je dois bien le confesser, j’en perds mon latin.
Debout, il frotte avec vigueur sa jambe raide, exécute quelques flexions sous les yeux incrédules de ses invités, puis se remet en marche comme si de rien n’était. Inquiet, Achille hausse un sourcil, mais Giacomo le rassure d’un geste. Sceptique, Achille se ravise.
— Venez, son laboratoire n’est pas très loin d’ici, poursuit-il, comme il s’engage en direction d’une porte au fond de la salle.
Sur les murs, des couleurs criardes, nuances de jaunes et d’orangées, passés de plages écarlates qui agressent la rétine du passager. Silencieux, le lieu n’est troublé que par le ronronnement des appareils. Max secoue la tête navrée, sûrement est-ce là l’œuvre d’un artiste majeur ; majeur, comme peuvent se gargariser des critiques d’art, dont le verbe tiendrait plus de la masturbation neuronale que du moindre recul réflexif. Sorte de querelles par peintures interposées, ces taches, pour le moins vulgaires et sans aucune cohérence, jetées à la diable comme elles l’auraient été d’un modèle de Richard Upton Pickman, l’âme en moins, lui donnent la nausée. Muettes, voyeuses, elles sont là, observant les professeurs, les chercheurs, les étudiants, les doctorants, qui s’en vont, qui s’en viennent disséquer la matière. Par un étrange coup du sort, Max en caresse la surface rêche et impersonnelle. Sous ses doigts, il sent les aspérités du mur que n’a pu effacer la peinture ; un sourire se dessine sur ses lèvres, malgré sa déception.
— Je vois que monsieur est fin connaisseur ! s’exclame soudain une voix dans le couloir. C’est un oragé d’Anish Kapoor.
Surpris, Max retire vivement ses doigts du mur, semblable à l’enfant pris la main dans un pot de confiture.
— Non, non ! N’en faites rien ! Le maître n’aime rien tant que de savoir son œuvre prise sous le feu de ses admirateurs. Une œuvre vivante est une œuvre que l’on touche, que l’on sent, qui se donne en spectacle.
Max, dubitatif, laisse le nouveau venu déroule sa logorrhée sur les mérites de la surface ainsi barbouillée, jusqu’à ce que, faute de souffle, il s’arrête de lui-même.
— Merci, Saryndria, pour toutes ces explications, l’interrompt Giacomo. Néanmoins, nous ne sommes pas là pour suivre un cours de la théorie métaréaliste. En fait, nous nous rendons au bureau de Sanatius.
— Oh bien sûr ! Toutes mes excuses, professeur, rétorque-t-il, d’un ton acide, outré de voir son public l’abandonner, avant de tourner les talons.
Les bras ballants, Giacomo le regarde s’enfoncer dans le couloir, navré.
— Laissez, professeur, lui murmure Max, comme il reprend sa marche pour rejoindre ses amis.
Au-delà de la fresque, d’autres couleurs, d’autres délires ouvrent la surface des murs, visions fantasmagoriques ou bien oniriques, mais jamais érotiques.
* Franquin : Idées noires
** Michel Pagel : Désirs cruels
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