Pourquoi vous inscrire ?
Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
icone Fiche icone Fils de discussion icone Lecture icone 0 commentaire 0
«
»
tome 1, Chapitre 6 « La Figure de l’Ange à la Fenêtre d’Orient » tome 1, Chapitre 6

La science a fait de nous des dieux avant même que nous méritions d’être des hommes.

Jean Rostand ; Pensées d’un biologiste

Ce soir, je regarde les flammes danser. Elles éclairent le rebord de ma fenêtre, éclatent en un millier d’étincelles, qui se répandent en ribambelle dans l’obscurité funeste. Je les contemple en bas, tous ces malheureux et malheureuses, qui vont, viennent dans la rue enténébrée. Cependant, ils se font de plus en plus rares ; seuls les plus désargentés restent à la merci des brutes et autres croque-mitaines. Ils me font pitié.

Dieu nous a-t-il créés à son image pour que nous la souillions ainsi ?

Je ne puis croire chose semblable possible. Ou faudrait-il que je renie son existence pour justifier des obscénités et des atrocités qui ont lieu sous mes yeux.

Non ! Dieu existe et il n’appartient qu’à nous de nous élever vers lui.

Les églises, quelle que soit leur essence, nous ont trompés depuis le début, car elles sont issues des entrailles imparfaites de l’homme, alors les puissants s’en sont emparés pour mieux asseoir leur pouvoir.

Marx ne se fourvoie pas lorsqu’il proclame que la religion est l’opium du peuple, elle le maintient dans l’ignorance de la véritable nature de Dieu. Dieu est en nous, quelque part dans les replis de notre esprit. Voici, la vérité, et il n’appartient qu’à nous de la révéler. Seulement, nous aurons besoin d’un guide.

N’était-ce point le désir caché de mon oncle ?

Dans ma tour de solitude, le feu se meurt et la rue s’évanouit dans la nuit. Hélas pour moi, celle-ci fait place aux prunelles ardentes de ce démon croisé ce tantôt. Elles sont là. Elles flottent, à hauteur de ma fenêtre, sous mes yeux ; deux billes ricanantes dont les pupilles ne sont plus que des abîmes de vices. Je ne trouverai le repos que, lorsque j’aurai levé le voile sur le mystère de leur origine, et pour cela il me faut aller de nouveau au domicile du docteur Jekyll.

Demain, à la première heure, je me rendrai à son cabinet, me faisant passer pour un patient. Seul, ce… Hyde m’a reçu ce jour-là ; du docteur, je n’en ai pas vu trace. Je pourrai donc user de ce subterfuge grossier sans éveiller auprès de lui le moindre soupçon. Pourtant le doute est en moi. Quelque chose au fond de mon âme me crie que j’ai tort de procéder ainsi. Jekyll ne m’a jamais vu. J’en suis certain. Alors pourquoi ai-je tant d’appréhension à l’évocation de notre future rencontre. Je souhaite seulement ne jamais recroiser cet homme ou je crains de ne perdre à jamais ma raison qui, déjà, s’effrite.

Je devrais fermer cette fenêtre, le froid, le smog pénètrent ma chambre et l’imprègnent de leurs ténèbres.

Mais pourquoi n’en fais-je rien ? À cause de lui ! Il est là qui flotte tout autour de moi. Où que je pose mon regard, il me contemple ; je l’entends qui se moque de moi en ricanant.

Je passe une main sur mon front ; il est brûlant. Malgré mes membres qui tremblent, je me force à clore cette fenêtre sur la nuit et à en tirer les rideaux. Cependant, au même instant, je crois le surprendre. Non, ce n’est pas Hyde. Le regard de cet homme n’est pas habité par les mêmes démons.

Qui est-il ?

Ma curiosité est éveillée. Je tente, par l’embrasure de la tenture, de l’épier. Il est au coin de la rue, immobile. Soudain, son visage se tourne dans ma direction et ses yeux transpercent les miens. À moins que ce ne soit une illusion de mes sens, car il y a trop de distance entre nous et ce ne sont pas les réverbères qui éclaireront jusqu’à ma fenêtre. L’instant d’après il a disparu, avalé par l’obscurité. À sa place, je découvre un falotier en pleine tournée.

Je frissonne.

Londres est décidément une ville fort étrange, peuplée de gens qui le sont tout autant.

Se pourrait-il alors que ces monstres détiennent la clé qui fait tant défaut à mon projet et à celui d’une humanité enfin délivrée de ses péchés ?

Je déraisonne ; les carnets de mon oncle m’attendent.

Hélas, la fièvre me gagne. Je ne puis me concentrer. Damné que je suis de m’être ainsi exposé aux morsures de la nuit gelée.

Extrait du journal de H.F. en date du 17 septembre 1893

***

Évry, France, 16 février 2067

— Achille, tu parais songeur.

Les yeux rivés sur la nationale, il est demeuré mutique depuis qu’ils ont dépassé Issy-les-Moulineaux.

— Je ne sais pas, j’ai l’impression qu’un détail m’échappe ; la route sans doute.

Sur l’écran, le code défile, lettrage vert sur fond noir. Assis dans un ancien fauteuil au cuir élimé, le casque posé sur sa tête déverse dans ses oreilles les sons syncopés d’un vieux morceau d’électro. Au-dessus, d’autres moniteurs crachent, dans la plus grande indifférence, images aux couleurs criardes, paroles muettes, fenêtres sur des cours insondables.

Bientôt, la nationale devient une départementale, puis un chemin vicinal, traversant des champs sur lesquels naviguent des tracteurs aux cabines vides, des bosquets artificiels au milieu desquels virevoltent quelques représentants du gibier aviaire. Encore sept kilomètres et ils apercevront les installations du centre IVR, joyau au cœur d’un complexe universitaire, dressé à quelques encablures de Jouy-en-Josas. Dans peu de temps, lui aussi se sentira mieux, beaucoup mieux…

À l’écran, des noms, des orientations, des transactions ; sur un autre, une barre de jauge se remplit ; il se retire. Sur le clavier, ses doigts virevoltent, survolent les touches, ordonnent, exécutent, brouillent, effacent, puis s’affaissent. Songeur, il fixe le rectangle de plastique noir qu’il tient entre son pouce et son index, puis le pose à du côté. En regard, le moniteur scintille d’un éclat métallique, qui lui renvoie les reflets désaccordés de son visage ébène.

Camés, paumés, désorientés, voilà qui leur allait comme un gant à tous les trois. Il en aurait bien ajouté un autre, mais c’eût été superflu. L’odeur est là, elle s’en retourne, tenace, poisseuse. Ses narines en sont saturées, comme son cerveau des images.

Pourquoi ?

Cette question, il peut la ressasser sans cesse, la réponse ne viendra jamais.

Encore une fois, l’envie est là. Piler, balancer la voiture sur le bas-côté et s’en envoyer une.

Pourquoi ses fantômes revenaient-ils à la charge ? Juste là ! sur cette route, au milieu des champs en friche, avec en toile de fond un horizon de verre et d’acier étincelant ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui lui manque ? Qu’a-t-il oublié ?

— Vous avez fini ?

La voix est ferme, dure, presque cassante.

Mutique, il contemple l’ensemble, puis acquiesce d’un hochement de tête. L’instant d’après, le feu jaillit des armoires métalliques. Immobiles, ils regardent les flammes grandir.

Concentré sur sa conduite, il a quitté la campagne, maintenant il s’insère dans le flux de plus en plus dense des véhicules. Mais, les effluves le poursuivent, même si elles font plus discrètes, plus silencieuses. Ses mains se crispent sur le volant ; ces mêmes mains qui les ont ramassées, ces fleurs ensanglantées. Il s’imagine : les pieds dans l’herbe tendre, écraser son mégot contre la carrosserie ; ses compagnons l’accompagnant dans son geste. Personne ne vient, ils repartent tandis que sur les rebords verdoyants, les ombres les regardent disparaître.

Un panneau métallique, à l’approche d’un rond-point, leur annonce Jouy-en-Josas, les Loges et surtout le Pôle d’Excellence de Reproduction Humaine. Plus loin, une série de bâtiments aux allures d’immeubles de rapport, malgré l’aspect décrépi de leurs façades, s’alignent le long de la route ; autour tout n’est que ruines et chaos ; le lieu idéal

— Max ! Il est quelle heure, s’il te plaît ? s’enquiert Franz, tandis qu’Achille se gare le long d’un bosquet.

— Presque midi. Au fait ! ça mange à quelle heure un doctorant ?

— Ça mange pas, marmonne Achille. Ça fait des manips, ça ne vit que pour ça. La thèse, une clé pour l’emploi et l’excellence, paraît-il ; j’ai lu ça quelque part.

— T’es dur, lui réplique Franz un rien amusé. Hé ! Oublie pas de faire tourner.

En guise réponse, Achille lui tend le joint, à demi consommé, sur lequel il a tiré avec volupté, avant de lui le passer, alors qu’il s’en délecte à l’avance. Les yeux rougis, il présente ensuite à Max ce qui reste de son cône.

— Merci, souffle-t-il, comme il le porte à ses lèvres.

Lente, la cendre tombe sur le bitume. Achevé, il écrase le mégot, d’un geste las, sous le talon de sa chaussure, avant de le jeter au loin dans le bosquet, où il fera le régal de quelques mulots, ou de grillons. Prenant une nouvelle inspiration, il relâche ses spectres, qui s’éloignent en silence.

— Comment tu te sens, Achille ?

— Assez alerte pour que vous n’ayez à occuper ces messieurs dames qu’un petit quart d’heure, le temps de la substitution. Ainsi, au lieu d’un déjeuner sur l’herbe, ce sera un déjeuner sur scène… de crime. Enfin, nous n’aurons peut-être pas besoin de tout ce cinéma, soupire-t-il, tandis qu’il remonte dans son véhicule.

Une dizaine de minutes plus tard, la voiture garée devant l’imposant bâtiment, les trois hommes le toisent du regard. Lui, indifférent, leur renvoie leurs reflets déformés par ses immenses baies vitrées. Une volée de quelques marches les séparent des sas d’entrée qui maintiennent son confinement. Tour de Babel moderne, où ne s’exprime qu’un seul langage, celui de la mathématique biologique ; la forteresse est une assemblée de pensées emprisonnées.

Sur le seuil de la porte, massif, la tête engoncée entre des épaules larges, les mains croisées sur la taille, le cerbère les dévisage d’un air soupçonneux, tandis qu’ils brandissent tour à tour leurs qualités de commissaire, d’inspecteur et de médecin légiste. Mutique, il les regarde s’éloigner en direction des lieux du crime. Dans le couloir blanc, une tache sombre, d’où toute lumière est absente, se dessine dans le fond. Une tente de plastique en est la frontière. Devant elle, un homme en uniforme fait le guet et salue le trio dès qu’il entre dans son champ de vision.

— Rien à signaler, mon vieux ? s’enquiert Franz.

— Non, inspecteur. Les gars de la technique ont tout photographié, posé les scellés. Ils ont également procédé à tous les prélèvements, y compris la moquette, malgré les protestations de certains administratifs.

— En parlant d’administratifs. A-t-on le feu vert pour récupérer le plafonnier.

— Navrés, nous n’avons eu aucun retour.

Max hausse les épaules avec dédain, tandis que ses yeux errent sur une affiche qu’il n’avait pas remarquée à sa première visite.

— Allez donc déjeuner, nous allons prendre la relève. J’ai encore quelques vérifications à effectuer, lui rétorque Achille.

— Merci, lance-t-il pendant qu’il s’éclipse, laissant les trois hommes pénétrés dans le premier sas.

Malgré le baume mentholé étalé sous le nez, leurs sens sont agressés par la répugnante odeur de charogne qui incruste les lieux. Imprégnée jusqu’au plus profond des murs, plusieurs jours, voire plusieurs semaines seront nécessaires pour qu’elle disparaisse. La tête en l’air, ils contemplent le plafond cyclopéen et son œil aveugle.

— Qu’en penses-tu, Achille ?

Pour toute réponse, ce dernier hausse les épaules, avant de s’agenouiller. Sa mallette grande ouverte, il examine les tubes obscurs disposés à l’intérieur.

— Tu crois que ton bricolage les abusera longtemps ? marmonne Max.

— Aussi longtemps que cette tente demeurera ici.

— Et comme il n’y a que moi pour dire quand ce sera fini… ricane-t-il tout bas, bien que le cœur n’y soit pas.

Franz acquiesce dans un sourire, malgré le sourd malaise qui l’habite lui aussi.

— Et que se passera-t-il quand tu t’en viendras récupérer tout ton matériel ? Ils découvriront la supercherie ?

Achille secoue la tête.

— Je leur répondrai qu’il ne fallait pas entraver la marche de la justice vers la vérité.

Silencieux, Max et Franz approuvent de concert, comme ils se retirent pour le laisser œuvrer.

— Même si je recevrai encore un sermon, songe Achille en lui-même.

Monté sur un petit escabeau, il examine avec soin l’objet de son attention. Souples, précis, ses gestes ne trahissent aucune appréhension ; il sait lesquels il doit accomplir, même s’il ne les a jamais répétés.

— Sécurisez les lieux ! aboie soudain une voix.

Une odeur lourde, poisseuse, s’est répandue hors du bâtiment ; une odeur qu’il ne connaît que trop, même après toutes ces années. Mélange de chlore, d’eau oxygénée et d’alcool, elle est caractéristique des produits désinfectants. Les paupières closes, Achille inspire, saturant ses récepteurs olfactifs afin de supporter celle, plus entêtante, qui se dissimule derrière. Devant eux, la porte est désormais ouverte et les coups de feu ont cessé.

Pour combien de temps ?

Il souhaite seulement ne pas croiser l’un de ces cinglés retranchés dans un coin, ou dans un placard, qui l’aura mis à l’abri des gaz. La hiérarchie l’oblige à porter une arme. Pourtant, il sera bien le dernier à s’en servir, même pour se défendre et tous le savent dans l’équipe ; le lieutenant le premier.

— Achille, tu entres avec moi. Tu feras…

Mais les mots lui manquent, à lui aussi. Militaire endurci, il ne compte plus les cadavres qu’il a enjambés, ou les personnes qu’il a abattues. Cependant, dans ces bâtiments, il n’ignore pas que ce qu’il y découvrira lui vaudra bien plus que quelques blessures narcissiques.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle il a choisi cette affectation, parce qu’il trouve un sens à la sculpture en métal qui glisse entre ses doigts.

Doucement, son index effleure la gâchette, puis le cran de sécurité. Déjà ses hommes se sont faufilés dans l’édifice aux allures de bunker, avec ses façades bétonnées et ses fenêtres aux volets blindés. Dans l’oreillette, les observations fusent.

— Passez-leur les menottes aux poignets et aux chevilles ! ainsi que les entraves buccales ! Il ne faut pas qu’il puisse se trancher la langue !

L’ordre est sec, brutal, pour masquer la peur qui habite celui qui vient de parler. Sa main se crispe sur son arme puis, d’un geste, il instruit l’avancée d’un camion aux impressionnants renforts. Arrivé à hauteur de l’entrée, apparaît une troupe qui s’engouffre aussitôt dans l’immeuble, avant d’en ressortir, plusieurs minutes plus tard, traînant derrière elle plusieurs corps inanimés

De l’autre côté, à bonne distance de la pestilence, Max et Franz achèvent leurs sandwichs respectifs en silence. Des miettes encore autour de la bouche, son ultime morceau tout juste avalé, Franz se lève, avant de se diriger vers la tente.

— Tu t’en sors mon vieux ? balance-t-il, la tête passée derrière la bâche en plastique.

Toujours juché sur les marches de fer, les bras en l’air, Achille s’escrime en vain sur le luminaire inerte. Dépité, ce dernier redescend, la figure en sueur.

— Impossible, tout est encastré dans le plafond de manière que la moindre intervention ne puisse se faire que par le dessus. Quant aux tubes, ils sont bien à l’abri derrière un verre athermique. Je crois comprendre pourquoi ils sont si réticents à nous le confier.

Assis sur l’une des marches en fer blanc, Achille s’empare d’une serviette éponge et la passe sur son front.

— Cela dit, j’ai repéré des caméras dans le coin. Avec de la chance, nous aurons peut-être des images exploitables.

— Sauf si ces caméras ne figurent pas sur les registres ministériels, maugrée Max qui les a rejoints, malgré l’odeur qui règne toujours.

— En effet, marmonne Achille, songeur.

— Bon sang ! C’est quoi ce bordel, Achille ?

— Je l’ignore, Franz. Mais je donnerai cher pour savoir ce qu’elles ont vu cette nuit ; si elles ont vu quelque chose.

Les bras croisés sur la poitrine, Achille contemple la chose inerte.

— Il n’y a plus qu’à espérer que la machine administrative daigne rendre enfin son verdict quant à notre demande de saisie. En attendant, vous aurez le temps pour visionner tout ce qu’auront capturé tous ces yeux-espions. Demain, j’enverrai une équipe chercher le reste du matériel, soupire-t-il, un rien désabusé.

Pensif, Franz contemple la béance dans le plancher. Sous la moquette, une dalle de béton gris arbore une tache sombre dont les contours dessinent ceux de la dépouille retrouvée ce matin. Agenouillé, il touche du bout des doigts le sol froid, tandis que son regard s’égare dans les hauteurs inertes, puis le reporte sur Max, dont la migraine semble revenir.

Se taire ? Garder le silence ? Mentir par omission ?

Ces pensées traversent son esprit, alors qu’un concert de voix s’élève soudain dans le lointain. Sortis de la tente, les trois hommes découvrent bientôt un aréopage à la mine aussi sévère que ses habits.

— Ah, la cavalerie… soupire Max. Marrant comme ils arrivent toujours après la bataille.

Le visage fermé, le corps enserré dans une blouse trop étroite – Achille retient un sourire en coin – une femme lui tend une main impeccablement manucurée, qu’il saisit non sans répugnance.

— Bonjour ! Vous êtes le commissaire Maximilien Defrosse, je suppose.

Artificielle jusqu’au bout des doigts, il le jurerait à la vue de cette peau trop lisse et de l’absence de pattes d’oies, alors même que sa démarche trahit la fatigue des chevilles usées par le port trop fréquent de talons démesurés.

— En effet, acquiesce-t-il. Et voici, l’inspecteur Franz Caplon et notre médecin légiste, le docteur Achille Brévin.

— Je suis le professeur Miharara, présidente du conseil exécutif de l’IVR. Je vous prie de nous excuser, mes collègues et moi-même. Mais nous étions à un congrès à Bordeaux, quand nous avons appris qu’un accident avait eu lieu au centre.

Franz hausse un sourcil, mais ne dit mot, mais il relève le soin avec lequel elle a employé l’article défini masculin au lieu du féminin.

— Ah… un accident, la reprend Max. Il serait plus juste de parler d’un double homicide et si j’emploie ce terme ainsi, c’est que nous ne pouvons encore apporter aucune certitude quant aux circonstances dans lesquelles il a eu lieu.

Maîtresse d’elle-même, c’est à peine si elle tressaille, cependant qu’elle ne peut empêcher son teint de pâlir. Derrière elle, les murmures se sont tus.

— Un double homicide.

Glacial, le ton de sa voix ne souffre aucune réplique, alors même qu’il n’est qu’un masque pour dissimuler son effroi.

— En effet. Nous avons pu identifier les victimes grâce aux badges qu’ils portaient sur eux, surtout pour la seconde.

Imperceptible, mais sa respiration s’est suspendue le temps d’un battement, comme pour accuser le coup. Néanmoins, imperturbable, elle demeure silencieuse et écoute Maximilien poursuivre ses explications.

— La première victime est l’un de vos étudiants en thèse : Aditaya Saranuprabhandh, et la seconde : le professeur Juan Marionni, directeur de l’institut.

Mutique, les bras toujours croisés sur la poitrine, Achille remarque comme aucune émotion ne paraît sur son visage à l’évocation de l’étudiant décédé. En aurait-il été d’une autre manière, qu’ils en auraient tous été surpris.

— Le professeur Marionni, avez-vous dit, répète-t-elle, blême.

Les mains jointes, elle enfonce ses ongles dans sa chair trop parfaite. Tout à coup silencieuse, elle se retourne, avant d’échanger quelques mots avec ses collègues demeurés en arrière, qui s’éloignent ensuite.

— Est-ce que vous vous voudriez bien me suivre dans mon bureau, commissaire Defrosse ? Il y a une chose dont je dois vous entretenir.

La tête baissée, Franz dissimule son sourire, de même qu’Achille dont le regard affiche la condescendance que lui inspire cette femme trop sûre d’elle, dont la position se dérobe soudain.

— Bien sûr, madame !

Neutre, professionnel, Max fait signe à ses compagnons de le suivre ; donner les apparences de la normalité, de l’ordre en toutes circonstances. Mutique, les lèvres scellées, Max s’engage le premier précédé de Franz ; Achille ferme la marche. Arrivés dans le hall, elle les invite à pénétrer dans la cabine d’un ascenseur qui les emporte aussitôt. Bras croisés sur la poitrine, chacun observe son rôle, tandis que Max meuble le silence en échangeant quelques banalités de circonstances. Soudain, les portes s’ouvrent et découvrent une baie vitrée, dont le panorama embrasse toute la plaine de l’Ancienne Coulée Verte. Indifférente, la professeure Miharara traverse le corridor sans même prendre un instant pour admirer la vue. Désabusé, Max jette un regard entendu à ses compagnons qui le suivent au travers d’une enfilade de panneaux composites. Devant l’une d’entre elles, une silhouette demeure immobile :

— Entrez donc, messieurs ! Nous y serons plus à l’aise pour nous entretenir.

D’un hochement de tête, Max acquiesce puis pénètre dans une pièce spacieuse austère, dépouillée de toutes fantaisies, où s’alignent des rangées de livres plus ou moins obèses dans des armoires dépourvues de toute singularité ; des bibliothèques fonctionnelles. D’un geste de la main, elle leur indique des fauteuils, dont l’ergonomie ferait pâlir d’envie plus d’une personne qui passerait plus de cinq heures de sa journée assise.

— Prenez donc place, je vous prie, les invite-t-elle, comme elle s’assoit dans une large marquise d’époque.

Les coudes posés sur le sous-main, les tressaillements dans ses doigts trahissent sa nervosité, malgré la figure d’impassibilité peint sur son visage. Mutique, Max demeure immobile, les bras croisés sur la poitrine.

— Commissaire… je… Pardon, mais…

Imperturbable, il observe le masque d’autorité et de fermeté se désagréger. Pourtant, elle le recompose aussitôt, tandis qu’elle se penche sur l’un des tiroirs de son bureau, d’où elle tire une épaisse liasse de documents. Silencieuse, elle la compulse quelques secondes, puis en sort une lettre qu’elle lui tend.

— Tenez, commissaire. Le mieux sera encore de la lire.

— Merci, madame.

Le feuillet entre ses doigts, plus encore que le texte lui-même, mélange de citations latines et de français, c’est la texture du papier qui le frappe. Fine, douce, presque de vélin, elle lui rappelle celle du papier bible, et le sceau en bas de la page ne peut que confirmer son impression.

— Pourquoi seulement maintenant ? murmure Max, tandis qu’il tend la lettre à Achille qui, aussitôt, l’enferme dans un sachet scellé.

— Savez-vous combien de lettres de ce genre nous recevons chaque mois ? rétorque-t-elle d’un ton glacial.

— Des centaines, je suppose.

— En effet, des centaines, commissaire Defrosse. Croyez-vous que nous avons du temps à perdre ? De plus, ce bâtiment possède un niveau de sécurité semblable à celui du Balardgone.

Pour toute réponse, Max hausse les épaules. Toute sécurité possède ses failles, tout n’est que patience.

— En ce cas, pourquoi ne pas l’avoir transmis aux services concernés ?

Bien sûr, sa question est une provocation, car il connaît déjà la réponse, mais il veut l’entendre de sa bouche, avouer qu’elle a pris cette menace à la légère. Le visage fermé, son regard se plante dans le sien. Au même instant, dans le reflet d’une fenêtre, il aperçoit, du coin de l’œil, une figure, celle d’un ange qui s’élève du levant.


Texte publié par Diogene, 31 décembre 2016 à 22h10
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 6 « La Figure de l’Ange à la Fenêtre d’Orient » tome 1, Chapitre 6
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2836 histoires publiées
1285 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Fred37
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés